Tiré d’Afrique XXI.
Depuis l’article consacré à ce sujet par Afrique XXI en décembre 2021, le nettoyage ethnique à « Wolqayt-Tegedé » se poursuit dans la plus grande indifférence. Entre novembre 2020 et décembre 2021, 1,2 million de personnes ont fui cette zone du nord de l’Éthiopie, selon les Nations unies, et l’essentiel des réfugiés est réparti dans des camps aux périphéries de toutes les villes du Tigray.
L’impossibilité de se rendre dans ce territoire, constitutionnellement connu comme le Tigray de l’Ouest, explique en partie ce silence international. Depuis l’Est, seule l’armée fédérale éthiopienne peut circuler sur les ponts de la rivière Tekezé, qui marque selon les nationalistes amharas la frontière entre la région éponyme et le Tigray. Au Sud, des combats et la loi martiale empêchent de circuler en région Amhara. À l’Ouest, le Soudan frontalier est en guerre depuis avril 2023 et, au Nord, l’Érythrée est un État-garnison hermétique.
Pour savoir ce qu’il se passe au Tigray de l’Ouest, occupé depuis trois ans et demi, après son annexion par les forces amharas, il faut rencontrer les personnes déplacées, qui continuent de fuir la zone. Entre novembre 2022 et juin 2024, j’ai pu m’entretenir avec plus de cent personnes réfugiées au Soudan et au Tigray. Leurs récits décrivent une administration d’occupation d’une brutalité extrême.
Assis « dans des petits trous déjà creusés »
Depuis novembre 2020, de nombreuses réunions ont été organisées par les autorités locales dans le but de contraindre les Tigréen·nes resté·es sur place à partir. Elias (1), originaire d’un village agricole situé le long d’une route principale dans le nord du Tigray de l’Ouest, 16 ans au moment des faits, raconte que le 25 juillet 2021, l’administration de la zone a organisé une réunion dans sa localité. Dans les jours suivants, des miliciens nationalistes amharas, appelés « Fanno », ont pillé le village. Le 28 juillet, Elias et une cinquantaine d’autres habitant·es sont donc parti·es à pied, en direction de la rivière Tekezé, qu’ils ont atteinte après quatre jours de marche. Là, d’autres Fanno et des Forces spéciales amharas (ASF) les attendaient. Hommes, femmes et enfants ont été retenu·es dans un lieu proche de la rivière.
Le matin du 4 août 2021, des soldats des ASF ont appelé les hommes à venir « se laver » dans la rivière. « Ils ont mis un gamin et un vieux à part », se souvient Elias. Dix-sept hommes ont été emmenés sur une sorte de plage où leurs mains ont été attachées dans leur dos. Elias raconte que les soldats les ont fait s’asseoir par groupe de trois « dans des petits trous déjà creusés ». Puis les hommes en armes ont commencé à tirer. Elias, premier du groupe assis en rang, n’a pas été touché mais a feint de l’être en s’effondrant sur l’homme derrière lui qui avait visiblement été tué sur le coup. « Ensuite, ils ont chacun tiré une balle pour vérifier si nous étions morts. » Touché à l’intérieur de la cuisse, Elias saignait mais la blessure n’était pas trop profonde.
La nuit tombée, il est parvenu à se lever, malgré ses bras entravés. Il s’est éloigné de la rivière et a atteint des parcelles agricoles où le bord tranchant d’un gros tuyau d’irrigation lui a permis de scier ses liens. Il a marché pendant trois jours, se nourrissant de fruits et de canne à sucre. Il a tenté de traverser le Tekezé, en vain, car le courant était trop puissant en cette saison des pluies. Il a finalement été arrêté par des soldats érythréens (2) qui, après consultation d’un chef milicien local, l’ont emmené à la prison d’Addi Remets. Elias a été libéré le 2 décembre 2022, avec 35 autres détenus, après la signature des accords de Pretoria de novembre 2022 censés mettre fin à la guerre.
Raflés et exécutés
Mebrahtu, âgé d’une cinquantaine d’années, a survécu à un massacre similaire. Arrêté chez lui, à Qorarit, un soir de la mi-juillet 2021, il a été gardé en prison près de quinze jours. Il y a été régulièrement battu et insulté de « junta », surnom péjoratif faisant référence au Front de libération du peuple du Tigray (TPLF) – et par extension aux Tigréen·nes –, tiré d’un discours du Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, dans lequel il avait qualifié le parti de « junte gloutonne » (« sigibgib junta »). Lors de violents interrogatoires, Mebrahtu a été accusé d’être un ancien adhérent du TPLF et de transmettre des informations aux Forces de défense du Tigray (3) (TDF) qui menacent certaines villes de la région Amhara, ce qu’il a nié. Le soir du 4 août, il a été emmené avec dix-sept autres détenus tigréens au bord d’une falaise, au lieu-dit de Qaqa, où des Fanno et des soldats des ASF les ont exécutés d’une rafale de kalachnikov. Mebrahtu, qui garde de cette nuit une cicatrice sur le buste, a miraculeusement survécu et est parvenu à regagner puis à traverser le Tekezé avec l’aide d’autres Tigréens en fuite.
Fin 2021, l’issue de la guerre est encore incertaine. Depuis l’été, les TDF ont gagné de nombreuses batailles et tiennent du terrain en région Amhara. À l’automne, elles sont si près d’Addis-Abeba que les ambassades occidentales organisent l’évacuation de leurs ressortissant·es. Début novembre, le gouvernement fédéral déclare l’état d’urgence, quelques jours après que la région Amhara a fait de même. Dans le Tigray de l’Ouest, l’administration d’occupation accélère la répression des Tigréen·nes. Une vague d’arrestations et de massacres de plus grande échelle s’ensuit (4).
Le 24 octobre 2021, plus de 80 habitant·es de May Gaba, petite ville agricole dans les basses terres, sont raflé·es par les Fanno et les ASF puis exécuté·es. Accompagnés des administrateurs des villages, les miliciens sont venus dès 4 h 30 du matin chercher les gens chez eux et dans les églises, dont certaines sont bondées en ce jour de fête d’un saint local. « Il y avait une distribution de nourriture à l’église quand ils sont arrivés. Les Tigréens ont été appelés pour une réunion », se rappelle une femme présente à l’église. Quatre-vingt-six personnes, dont cinq femmes, sont emmenées dans des lieux de détention, dont Enda Teklay, le plus grand hôtel de May Gaba, transformé en prison depuis plusieurs mois.
« Certaines sont mortes en tombant des falaises »
À partir de 15 h 30, les personnes arrêtées sont chargées, les bras attachés haut dans le dos, sur des pick-ups conduits par des soldats érythréens. Trois voyages sont nécessaires pour emmener toutes les personnes arrêtées. Abrha est dans le dernier convoi. Ce vieil homme malnutri raconte comment, à l’orée d’une grotte, près d’une carrière, les soldats ont fait s’asseoir les détenus en rangs. C’est à ce moment, profitant de l’obscurité, qu’Abrha est parvenu à se glisser entre deux véhicules et à courir malgré ses liens dont « [il a] gardé les traces pendant des semaines ». Connaissant par cœur ces environs où il a passé l’essentiel de sa vie, il s’est caché dans une autre grotte, puis a entendu les soldats compter et faire feu. Après leur départ, il est sorti de sa cachette.
Il a fait couper ses liens dans la première maison qu’il a croisée et a prévenu tout le monde : « Fuyez, ils tuent les Tigréens ! » leur a-t-il dit. « Ensuite, tous les habitants sont sortis, au moins 2 500 personnes », témoigne-t-il. Geré, un homme d’une trentaine d’années, confirme son récit : « Ce jour-là, les gens n’ont pas seulement été massacrés, ce sont des centaines, des milliers de personnes qui se sont enfuies dans tous les sens. Certaines sont mortes dans le Tekezé, en tentant de traverser, d’autres en tombant des falaises. » Lui-même a été réveillé tôt par sa mère qui avait renoncé à se rendre à l’église à la vue des rafles. Geré a pu fuir à temps, mais son voisin a été arrêté.
Les 29 et 30 octobre 2021, un scénario similaire s’est reproduit à Delesa Qoqah, une localité proche où les survivant·es ont identifié plus de 100 victimes. Plus de deux ans après les faits, un prêtre de Delesa Qoqah n’en revient toujours pas : « Ils ont tué plus de 100 personnes après les avoir convoquées à un réunion ! » se souvient-il. Le 31 octobre, c’est à May Cha’e que 22 hommes ont été exécutés.
« Ils ont tué les 30 premiers... »
Le 6 novembre, plus de 170 personnes originaires de Addi Goshu, May Woini et May Qeyh ont été tuées, sur plusieurs sites proches de la route reliant Humera à Addi Goshu. « À May Qeyh, ils ont fait du porte-à-porte pour aller chercher les gens, raconte un survivant. C’étaient des Fanno. Je ne les avais jamais vus mais je connaissais le chef des milices dans le coin, Haile Tsegay, un gars de Sola, près d’Addi Remets. Vers 20 heures, lui et ses hommes nous ont emmenés. » Ils ont rejoint une exploitation bovine de May Woini, où se trouvait déjà un groupe d’habitants d’Addi Goshu, les mains attachées haut dans le dos. Notre témoin se souvient :
- Ils ont pris un premier groupe de 30 personnes qu’ils ont fait s’approcher d’un genre de tranchée qu’ils avaient creusée. Les autres, ils nous ont fait nous mettre en deux lignes et nous redemandaient : “Ceux qui ont des armes, dites-nous.” J’ai dit que je n’avais rien et ils m’ont dit de me taire avant de me frapper. Ils ont tué les 30 premiers. J’ai dit doucement à mon frère de courir mais il a refusé, il était terrorisé. Ils ont pris 17 personnes de May Qeyh à part, dont moi. Je sentais que les liens dans mon dos n’étaient pas si serrés, donc je les ai fait jouer un peu jusqu’à ce qu’ils soient lâches. Et d’un seul coup je me suis mis à courir vers le bush ! Ils m’ont tiré dessus mais j’étais déjà loin quand ils m’ont touché à la jambe, au-dessus du genou.
Le 29 novembre, une quarantaine de Tigréen·nes fuyant May Woini ont été exécuté·es sur les bords du Tekezé. Les circonstances demeurent floues mais rappellent le massacre du 17 janvier 2021, où 52 personnes ont été tuées par des Fanno en traversant à pied le pont sur le Tekezé (5).
À chaque fois, les survivant·es ou proches de victimes racontent la même chose : des rafles et des réunions au cours desquelles l’administration dit aux habitants que les Tigréen·nes doivent partir sinon, selon un euphémisme apprécié des nationalistes amharas, l’administration amhara ne « pourra être tenue responsable » de ce qu’il pourrait leur arriver. Un instituteur d’Addi Remets, arrêté et déporté dès novembre 2020, l’exprimait ainsi : « Ils nous ont dit qu’on avait le choix entre deux options : “Si vous décidez de partir, alors on vous arrange le transport, mais si vous décidez de rester, alors on ne pourra être tenus pour responsables.” »
La répétition d’un même modus operandi pousse à conclure que des ordres avaient bien été passés et qu’il s’agissait d’une politique officielle mise en place par l’État local. Le massacre de plusieurs dizaines de personnes en même temps nécessite de l’organisation. Il faut prévoir les véhicules pour emmener les victimes sur les champs de tir. Il faut aussi s’assurer de la présence de suffisamment d’hommes pour surveiller les personnes arrêtées. Dans plusieurs cas, comme pour le massacre du 6 novembre 2021, des fosses avaient été creusées en avance.
(À suivre)
Notes
1- Tous les prénoms ont été changés.
2- Au début de l’occupation, les soldats érythréens étaient nombreux au Tigray de l’Ouest, assistant les nationalistes amharas dans l’administration de la zone et participant aux pillages et aux massacres. L’alliance entre le gouvernement fédéral éthiopien et l’État érythréen a pris fin avec la signature de l’accord de Pretoria en novembre 2022, auquel Asmara était opposé.
3- Les Forces de défense du Tigray (TDF) sont une force de guérilla mise sur pieds début 2021 pour lutter contre l’armée fédérale. Elles ont reposé sur un encadrement en grande majorité issue du TPLF et une mobilisation populaire, et ont compté plus de 250 000 hommes et femmes au plus fort de la guerre.
4- Les arrestations et emprisonnements de masse ont été documentés dans le rapport de Human Rights Watch et Amnesty International paru le 6 avril 2022.
5- Human Rights Watch et Amnesty International, « Ethiopia : “We will erase you from this land” : crimes against humanity and ethnic cleansing in Ethiopia’s Western Tigray Zone » (p.139-146), 2022.
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