Édition du 3 décembre 2024

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Politique canadienne

Dix ans de guerre en Afghanistan - La catastrophe continue

Le 8 octobre 2001, voilà 10 ans, le premier ministre Jean Chrétien lançait l’opération Apollo, par laquelle 2000 militaires canadiens prenaient part à la guerre que les États-Unis déclenchaient contre l’Afghanistan. La décision de s’en prendre à l’Afghanistan avait été prise par la Maison-Blanche à peine 48 heures après l’attaque aérienne du 11-Septembre. C’est dire à quel point cette opération militaire n’avait pas été planifiée, ni ses effets pris en considération.

Il aura fallu moins d’un mois, du 11 septembre au 7 octobre, pour mobiliser une alliance à coup de slogans : « Nous sommes tous Américains » ; « Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous », etc. Le discours de Jean Chrétien du 7 octobre 2001, prononcé pour annoncer l’engagement du Canada dans cette « guerre contre le terrorisme », représente un bel exercice de propagande. En référence à l’attaque aérienne du 11-Septembre, le premier ministre a déclaré, en ouverture, qu’« [i]l s’agissait d’un meurtre prémédité d’une ampleur sans précédent » (Ah bon ? Hiroshima ne serait donc qu’une légende...) et « pour lequel il n’existe aucune justification ou explication ».

Bref, nous étions face à l’irrationalité pure. Un professeur de l’Université Laval expliquera même que l’homme capable d’un tel acte n’est qu’« un rat » à « distingu[er] des autres espèces ». Voilà donc qu’on affirmait que l’extermination était la seule mesure qui s’imposait. Ottawa était bien fier de s’aligner sur la Maison-Blanche, à en croire Jean Chrétien : « À l’instant même des attaques [du 11-Septembre], j’ai été en communication constante avec le président Bush, qui a été un symbole de courage, de détermination et de sagesse pour l’ensemble du monde. Je lui ai dit que le Canada serait côte à côte avec lui et le peuple américain. [...] Je ne peux pas promettre que la campagne contre le terrorisme sera facile. Mais je peux vous promettre qu’elle sera gagnée ! »

10 ans plus tard

Depuis, officiers supérieurs, diplomates et même le premier ministre Stephen Harper l’ont reconnu : « Nous n’allons pas gagner cette guerre », pour citer le général britannique Carleton-Smith. Quand les talibans parviennent à tuer le représentant du président afghan chargé de négocier la paix avec les talibans, comme ils l’ont fait il y a quelques jours, il faut bien admettre que la possibilité d’en arriver à une paix négociée semble pour le moins illusoire...

Au Canada même, la propagande militariste en faveur de la guerre sait maintenant se faire plus discrète. On se contente d’honorer l’armée qui redevient « royale », sans trop évoquer l’Afghanistan. Il faut dire que la propagande de guerre n’a finalement jamais fonctionné, malgré l’embauche d’une firme de consultation en marketing (Strategic Counsel) et la mobilisation de politiciens, d’officiers et de simples soldats, d’éditorialistes et de nombreux universitaires qui nous ont vanté cette guerre pendant sept ou huit ans, tout en cassant du sucre sur le dos des pacifistes et antimilitaristes taxés d’« idéalisme », ou même accusés d’être des alliés objectifs des talibans. Malgré ces efforts, l’opinion publique est restée sceptique, avec un taux stable au Québec de 70 % d’opposition à cette guerre.

La dernière campagne antimilitariste menée par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) à l’occasion de de la Marche mondiale des femmes (MMF), à l’automne 2010, a tout de même été l’occasion d’une contre-attaque contre ces féministes accusées de ne pas respecter les soldats ni les mères de soldats, et de mal représenter les femmes et le féminisme. La propagande de Condition féminine Canada ne s’attire pas autant de critiques avec le thème « Les femmes dans les forces militaires canadiennes : un passé glorieux », pour célébrer le Mois de l’histoire des femmes, en octobre.

Que les femmes canadiennes puissent faire une carrière militaire, tant mieux pour elles. Mais la décision de Condition féminine de miser sur la promotion des femmes militaires apparaît surtout comme une collaboration à la propagande militariste que pratique le gouvernement conservateur. Or personne ne s’offusque du choix de Condifion féminine Canada, qui ne me semble pas représenter la tradition du féminisme occidental, un mouvement qui s’est mobilisé depuis plus d’un siècle contre la guerre et ses conséquences désastreuses pour les femmes (virilisme et machisme exacerbés, violences sexuelles contre les femmes, etc.).

En fait, la guerre ne provoque plus de passions au pays, et le mouvement pacifiste ou antimilitariste est plutôt démobilisé depuis la promesse mensongère faite par Stephen Harper il y a quelques années de retirer les Forces canadiennes de l’Afghanistan en 2011. La fin de la guerre (pour le Canada) étant annoncée, inutile de continuer à se mobiliser. Du coup, il n’y a presque pas eu de réactions lorsque Stephen Harper est finalement revenu sur sa parole, annonçant que les soldats allaient rester au moins jusqu’en 2014 pour former policiers et militaires afghans.

Pendant ce temps, en Afghanistan

Dix ans plus tard, la présence des troupes canadiennes a sans doute permis la reconstruction de quelques écoles, le nettoyage de caniveaux, la réparation d’un barrage et l’émancipation (sur papier) des femmes afghanes — prétendre se préoccuper des femmes afghanes n’a pas été incompatible pour les États-Unis avec le versement de dizaines de milliards de dollars en aide militaire à l’Arabie saoudite, un pays considéré par les talibans comme un modèle à imiter en matière de lois contre les femmes. Mais l’Afghanistan est toujours en guerre, et tous ces gains sont de ce simple fait annulés par cette catastrophe humaine.

Une dépêche annonçait il y a quelques jours que, selon un rapport de l’ONU, le nombre d’« incidents de sécurité » avait augmenté de 40 % en 2011 en comparaison à l’année précédente. Pendant les sept premiers mois de cette année, 130 000 Afghanes et Afghans avaient dû fuir leur logement en raison des combats, soit bien plus qu’en 2010. Le nombre de victimes civiles n’a jamais été aussi élevé. Or, pouvoir voter ou aller à l’école ne sert à rien si vous devez fuir sur des routes incertaines pour rejoindre un camp de réfugiés ou si vous êtes mort...

Au total, cette guerre aurait maintenant provoqué la mort de 35 000 personnes, selon des estimations modérées, sans compter les blessés, les personnes déplacées, les prisonniers, la torture, un problème auquel l’armée canadienne est liée même si elle refuse de le reconnaître. Tout cela sans mentionner le débordement du conflit au Pakistan. Et ce n’est pas terminé...

Une catastrophe

Le premier mensonge de la propagande de guerre, c’est d’avoir prétendu que la guerre était menée pour le bien du peuple qui la subit. L’Afghanistan est en guerre depuis 1978, alors que des forces rebelles se sont coalisées contre un régime marxiste-léniniste qui avait voté des lois émancipant les femmes, rendant l’éducation obligatoire pour les deux sexes et redistribuant les terres aux petits paysans.

Mais de cela, nous n’avions rien à cirer en Occident, pendant la guerre froide : il fallait surtout empêcher ce pays de bergers de tomber sous le contrôle des barbares soviétiques. Pendant 10 ans, les États-Unis ont armé l’insurrection, avec l’aide de l’Arabie saoudite (eh oui...) et d’Oussama ben Laden (eh oui...). Un peuple de bergers a vaincu l’Armée rouge ; fort de cette expérience, il est fort de cette certitude qu’il l’emportera de nouveau sur l’Occident.

Cette guerre est une catastrophe. Que nous y soyons résignés parce qu’elle est si lointaine et parce que nous pensons qu’elle ne nous affecte pas, oubliant la crise économique provoquée en partie par des investissements militaires massifs, voilà une autre catastrophe. Chaque soir nous nous couchons, chaque matin nous nous levons en oubliant que nous sommes en guerre, et cela depuis maintenant dix ans. Pour combien de temps, encore ?

Francis Dupuis-Déri - Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’armée canadienne n’est pas l’Armée du Salut (Lux, 2010) et de L’éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (Lux, 2007)

Francis Dupuis-Déri

Professeur de science politique à l’UQAM et auteur de L’armée canadienne n’est pas l’Armée du Salut (Lux, 2010) et de L’éthique du vampire. De la guerre d’Afghanistan et quelques horreurs du temps présent (Lux, 2007)

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