Ce n’est pas d’hier qu’on parle de la fracture entre Montréal et ce qu’on appelle indistinctement « les régions » et, plus largement, entre centres urbains et zones rurales. Il y a 30 ans déjà, Relations braquait les projecteurs sur cette réalité dans un dossier intitulé « Un Québec cassé en deux » (no 545, novembre 1988), qui avait beaucoup fait réagir. Le constat d’un Québec à deux vitesses, avec des régions en croissance et d’autres vouées à la dévitalisation, pointait déjà à l’époque. Quatre autres dossiers de la même série, publiés entre 1990 et 1994[1], viendront étayer celui de 1988.
Si nous sentons encore aujourd’hui le besoin d’aborder la question, c’est que le portrait ne s’est pas beaucoup amélioré depuis. Au contraire, les régions fortement urbanisées sont en croissance alors que les régions éloignées de ces grands centres continuent à se vider de leur population en âge de travailler. Le vieillissement affecte durement une part importante des collectivités rurales, où l’accès aux services est souvent défaillant[2]. Ce tragique effritement d’un certain Québec est d’autant plus alarmant qu’il se déroule dans une indifférence totale : en 2015, dans les médias québécois, les nouvelles régionales provenaient à 91 % de Montréal, Québec et Saguenay, selon Influence communication. La part des nouvelles régionales a chuté de 88 % entre 2000 et 2015 ; un aveuglement progressif révélateur de bien des fractures, à la fois politiques, sociales et culturelles.
Il serait faux, toutefois, de dire que rien n’a été fait depuis 30 ans pour remédier à la situation. Des États généraux du monde rural ont eu lieu en 1991 ; des commissions et des forums ont été tenus ; des lois et politiques nationales ont été mises en place ; des responsabilités ont été transmises aux pouvoirs locaux – la plupart du temps sans les budgets suffisants ; et des acteurs locaux se sont mobilisés. Dans certains cas, notamment grâce à l’action de Solidarité rurale, les résultats ont été positifs, permettant de redresser la situation dans plusieurs communautés dévitalisées.
Tous ces efforts, cependant, ont été menés tandis que l’on poursuivait la mise en œuvre d’un modèle économique générateur de profondes inégalités qui aggrave la logique de mal-développement affligeant bien des régions québécoises[3]. Au cours des dernières décennies, les gouvernements successifs ont joué le jeu du néolibéralisme et de la mondialisation, déstructurant l’action et les investissements publics. L’État s’est mué en « accompagnateur » du marché et des multiples « partenaires » et « parties prenantes », selon le jargon consacré, exerçant ainsi de moins en moins sa capacité de structurer le développement autrement qu’en soutenant avant tout l’action d’entreprises privées – toujours plus consolidées et financiarisées – à grand renfort de subventions directes ou indirectes et de crédits d’impôts. En outre, ce soutien a été trop souvent accordé à de grandes entreprises du secteur extractif (foresterie, mines et métallurgie), ce qui n’a fait qu’accentuer la dépendance des régions ressources à l’exploitation des ressources naturelles, plaçant nombre de communautés à la merci des fluctuations des prix des matières premières ou de l’appétit des actionnaires… tout en les laissant s’arranger avec les contrecoups sociaux et environnementaux de ces activités.
Quant aux services publics, qui jouent un rôle important dans l’économie régionale, ils ont subi des compressions et des transformations qui ont érodé leur capacité de soutenir les collectivités locales, notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Après des décennies de cette médecine, la table était donc mise pour que les libéraux de Philippe Couillard, arrivés au pouvoir en 2014, clouent le cercueil. En abolissant les conférences régionales des élus, les centres locaux de développement et plusieurs antennes ministérielles en région, en coupant les vivres aux carrefours jeunesse-emploi et à Solidarité rurale dans la foulée des mesures d’austérité, le parti pris du gouvernement était assumé : que les régions s’adaptent au grand marché mondial, ou qu’elles coulent. Ce faisant, il reprenait en quelque sorte à son compte les recommandations du Conseil du patronat formulées en 2015, selon lesquelles l’État devrait tout simplement relocaliser les habitants des régions dévitalisées dans les zones où il y a de l’emploi. Dès lors, les centres urbains, connectés aux réseaux mondiaux d’investissements et de consommation, continueront d’être favorisés au détriment des régions rurales. Tant pis si le quart de la population québécoise y habite !
Outre un certain fondamentalisme de la main invisible du marché qui prévaut dans les choix du gouvernement actuel, il y a aussi une conception abstraite et strictement utilitariste du territoire. Celle-ci, par ailleurs, n’est pas l’apanage exclusif du Parti libéral du Québec, ni même des néolibéraux au sens large. C’est une logique bien ancrée dans notre modernité occidentale, qui consiste à voir dans le territoire un réservoir de ressources à maîtriser et à exploiter sans fin plutôt qu’un lieu de vie où se tisse une relation au monde et à l’environnement. L’État planificateur des années 1960-1970 n’échappait pas à cette rationalisation aveugle.
Cette cassure avec le territoire et avec la valeur de la vie en elle-même dans toutes ses dimensions et interrelations n’est pas étrangère à la crise écologique et sociale actuelle. Au cours des dernières décennies, et plus particulièrement ces dernières années, plusieurs luttes et mobilisations citoyennes – les luttes autochtones en particulier – nous ont fait prendre conscience plus que jamais de l’importance des liens qui nous unissent au territoire, y compris dans sa dimension spirituelle.
L’urgence de la transition écologique nous offre donc une occasion de mettre le cap sur un modèle de développement qui permette aux collectivités d’habiter le territoire dans ses dimensions matérielles, mais aussi culturelles et symboliques – plutôt que d’être forcés de choisir entre l’exploiter aveuglément ou s’exiler. La transition est un grand chantier collectif qui s’impose à nous, pour lequel des efforts et des investissements publics importants devront être consentis, ne serait-ce que pour atteindre les cibles de réduction de gaz à effet de serre que nous nous sommes données dans le cadre de l’accord de Paris sur le climat.
À cet égard, le rapport de la Commission sur l’avenir énergétique du Québec, déposé en 2013 par Normand Mousseau et Roger Lanoue, offrait certaines pistes d’action prometteuses. Le développement du transport collectif, l’aménagement de circuits locaux de production, de transformation et de consommation ou encore la valorisation de la biomasse forestière et d’autres biocarburants visant à réduire notre dépendance au pétrole, pour ne nommer que celles-là, sont autant de mesures de transition susceptibles de favoriser l’autonomie et la résilience des collectivités locales. Certes, le rapport Mousseau-Lanoue a été rapidement tabletté par le gouvernement péquiste qui l’avait commandé, et les libéraux l’ont carrément enterré, lui préférant un rapport issu d’une consultation avec des représentants de l’industrie des hydrocarbures. Mais cela n’empêche pas différents acteurs locaux de mettre en œuvre certaines de ses recommandations et d’autres projets innovateurs. La municipalité d’Anticosti et la communauté atikamekw d’Opitciwan, par exemple, ont chacune mis sur pied un projet de remplacement de leur centrale électrique au diesel par une centrale alimentée aux résidus forestiers. En Gaspésie, depuis 2012, une régie intermunicipale de transport collectif, la RÉGÎM, offre un réseau de mobilité durable aux cinq MRC de la région et à la municipalité des Îles-de-la-Madeleine. Il existe par ailleurs dans plusieurs régions du Québec une foule d’initiatives locales qui misent sur un mode d’appropriation et d’habitation différent du territoire, que ce soit des coopératives agroalimentaires, forestières, de transport ou de services Internet, entre autres. Ces quatre dernières années, le festival Virage de Sainte-Rose-du-Nord, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, a été une vitrine importante des initiatives locales de transition de partout au Québec, et a connu un engouement certain.
Il faut maintenant que l’État québécois sorte de son inertie et emboîte le pas à ces nombreuses initiatives qui ne peuvent à elles seules, malgré leur inventivité et leur dynamisme, infléchir le poids de l’économie dominante. Une action publique coordonnée et structurante est nécessaire pour réussir la transition vers une société écologique qui accorde une valeur intrinsèque et non seulement marchande à son magnifique territoire ainsi qu’à ses collectivités riches et diversifiées.
Notes
[1] No 559, avril 1990 ; no 579, avril 1992 ; no 584, octobre 1882 ; no 598, mars 1994.
[2] Voir à cet égard la récente étude de Coop Carbone préparée pour Solidarité rurale du Québec : Les milieux ruraux au Québec : portraits régionaux, 14 mai 2018.
[3] Voir le dossier « Notre ruralité en friche ? », Relations, no 727, septembre 2008.
Soirée Relations à Rimouski
Il y a 30 ans, la revue Relations entamait une série de dossiers percutants sur le développement régional, intitulés « Un Québec cassé en deux ». Ces dossiers critiquaient le modèle de développement capitaliste qui creuse les clivages socioéconomiques, tout en enrichissant les grands centres urbains, au détriment des périphéries et des peuples qui habitent ces territoires.
Au terme de trois décennies de gouvernance et d’austérité néolibérales qui ont fragilisé le tissu social et environnemental des régions, Relations publie « Un Québec en morceaux » (septembre-octobre 2018).
Cette soirée sera l’occasion de poursuivre la réflexion sur le développement régional, en misant sur l’ancrage local. Nous tâcherons également de faire émerger les mobilisations sociales, les résistances et les alternatives citoyennes à ce modèle néolibéral de développement et d’aménagement du territoire.
À Rimouski
Le mercredi 17 octobre 2018 de 19 h 00 à 21 h 30
Musée régional de Rimouski, 35, rue Saint-Germain Ouest
Avec :
- Jean-Philippe Chabot, professeur de littérature au Cégep de Rimouski ;
- Isabelle Gallant, agente sociopolitique au Centre femmes de la Mitis ;
- François L’Italien, professeur associé au Département de sociologie de l’Université Laval ;
- Audrey Paquet, doctorante en philosophie et militante à Touche pas à ma région Bas-Saint-Laurent.
Un message, un commentaire ?