Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

À la base du Printemps arabe

Des origines bien plus lointaines qu’on le pense et le dit

Omar Aktouf a présenté cet exposé lors des journées Alternatives du 19-20-21 août dernier

Pour mieux comprendre le dit « Printemps arabe », il convient de remonter le temps bien plus avant que l’hiver 2010. Les racines sont beaucoup plus éloignées, beaucoup plus profondes dans l’histoire. Et il faut connaître l’histoire, chose de moins en moins enseignée ou évoquée de nos jours, hélas.

Fin du XIXe, début du XXe, l’Europe a besoin de se débarrasser de l’empire Ottoman (Empire turc), les Turcs ou Ottomans, occupaient l’essentiel du Maghreb (Afrique du nord), du Moyen-Orient actuel, une partie de la Mésopotamie, et même de l’Europe jusqu’à Vienne et les Balkans. Les Occidentaux voulaient non seulement s’en débarrasser mais aussi faire d’une pierre plusieurs coups comme on va le voir. Ils ont alors demandé aux Arabes et à leur « chef » de l’époque, le Cheikh Hussein, d’aider les Occidentaux, pour sortir les Turcs de la région, en levant une armée arabe, avant et pendant la Première Guerre mondiale. La monnaie d’échange étant la promesse formelle d’autodétermination et d’indépendance pour les populations Arabes qui s’organiseraient selon leur bon vouloir. Mais, dans les faits, les Arabes ont été victimes de mensonges et de trahisons successives, des décennies durant.

Quelques dates et faits significatifs :

1915 : intenses négociations entre les Arabes et le représentant occidental basé au Caire Mac Mahon, on confirme au Cheikh Hussein les mêmes promesses. Celui-ci se met à la tâche de convaincre les différents clans et tribus arabes et réussit effectivement à lever une armée qui se bat aux côtés des Occidentaux contre les Turcs.

1916 : une commission très secrète franco-britannique, dénommée « Sykes-Picot » est chargée, avec l’aval, sinon l’appui, des États-Unis, de la Russie, de l’Italie… de diviser et partager le Moyen-Orient, qui était, alors (hors Égypte), un vaste espace sans frontières clairement définies, sans États et sans nations (au sens moderne occidental) spécifiquement arabes, sinon des royaumes, émirats, tribus… diffus à travers les déserts. Il y avait par exemple le Royaume de Bagdad en guise d’Iraq, lequel royaume comptait en son sein l’actuel Koweït qui en était une tribu. À l’encontre total des promesses de l’Occident, on divisa le Moyen-Orient selon les gisements pétroliers et les intérêts des uns et des autres. Une partie (dont la Palestine) à l’Angleterre, une autre (Liban notamment) à la France, l’Arabie saoudite (constituée de toutes pièces sur la base de la tribu des Ibn Saoud) pour les États-Unis et ainsi de suite. C’est de là que les premiers gouvernements fantoches, dictatoriaux, sanguinaires… installés par et pour l’Occident, de façon totalement arbitraire, au-dessus de la tête des Arabes et du Moyen-Orient ont commencé à sévir sur leurs peuples. Ce n’est pas d’hier ni d’avant-hier.

1917 : Par la déclaration dite Balfour (du nom du ministre des affaires extérieures du gouvernement britannique de l’époque, adressée au Baron Rothschild) la Grande-Bretagne, qui en avait le « mandat », déclare donner la Palestine comme « État juif » au mouvement sioniste né en fin du siècle précédent (lequel visait comme Terre Promise non pas spécifiquement la Palestine, mais aussi l’Angola, la Patagonie…). Une des monnaies d’échange étant que les membres de la puissante famille Rothschild fassent pression sur le gouvernement US pour qu’il intervienne plus vite dans la guerre en Europe. Cet octroi unilatéral de la terre des Palestiniens aux sionistes a été plus tard entériné par la Société des Nations et, en 1948, par l’ONU. Voilà comment on a semé une autre graine de ce qui va pousser aussi vers ce qu’on appelle aujourd’hui le Printemps arabe.

1919 : Une autre commission dite « King-Crane », est envoyée par le président des États-Unis pour demander aux Arabes ce qu’ils veulent. Et les Arabes réclament, comme cela a été promis l’autodétermination, l’indépendance, la liberté et la capacité de s’organiser par eux-mêmes. La commission acquiesça et s’engagea à rappeler cette promesse aux États-Unis et à rapporter fidèlement la demande arabe. Mais encore une fois rien ne vint et le rapport de cette commission demeura lettre morte. Énième trahison des arabes et plus que jamais confirmation-renforcement des régimes fantoches installés et tenus à bout de bras depuis Paris, Londres, Washington…

En des temps historiques plus récents, cette mainmise occidentale a été élargie et renforcée par le démantèlement du mouvement des non-alignés, le néo-colonialisme après la décolonisation des années 1950 – 60, et la guerre froide.

Pratiquement tous les pays arabes et particulièrement les pays du Maghreb faisaient partie du mouvement des non-alignés. Ce mouvement constitué des pays nouvellement indépendants afro-asiatiques en plus de pays d’Amérique latine… ne voulait faire partie d’aucune zone d’appartenance ou obédience politico-économique, ni Moscou ni Washington. Nous voulons, prétendaient-ils des politiques nationales, nationalistes, non-alignés... Dans les faits cela donnait des régimes perçus comme tournant le dos au capitalisme et à l’Occident, donc candidats à être tentés par des « aventurismes » de type socialiste, social-démocrate, voire marxiste-léniniste. En faisaient partie presque toute l’Afrique, pratiquement tous les pays nouvellement indépendants, une grande partie de l’Asie, de l’Amérique latine… sans parler de pays de l’ex Bloc de l’Est (c’est à Belgrade, dans la Yougoslavie de Tito que fut consacré début des années 1960, ce mouvement, initié en 1956 en Indonésie). Tout cela ne plaisait pas à l’Occident. Ni à Washington, ni à Londres, ni à Paris. Pourquoi ? Parce que, entre autres, ces pays ne devaient permettre aucune force militaire étrangère sur leur territoire et faire commerce d’abord et avant tout entre eux, sur une base dite « clearing » ou « de compensation », qui était une forme de troc : l’Algérie donnait du vin à Cuba et Cuba renvoyait des médecins ou du sucre, la Tunisie donnait de l’huile d’olive à la Yougoslavie ou à l’URSS et eux renvoyaient des tracteurs ou des vétérinaires… Cela impliquait donc, pour tous ces pays, pratiquement pas de commerce passant par les devises occidentales dominantes, ni livre sterling, ni franc, ni dollar… situation inacceptable pour l’Occident qui y voyait aussi, en plus d’être privé du contrôle des échanges mondiaux à travers leurs monnaies, une forme « d’oxygène économique » donné à l’intolérable modèle rival-ennemi : le Bloc de l’Est !

La réaction occidentale fut de procéder à l’élimination systématique (assassinats, coups d’états, mise en place de dictatures militaires…) des régimes non alignés et de leurs leaders, tous remplacés par des néo-fantoches totalement dédiés à piller les richesses de leur pays et à les mettre au service de l’occident et ses multinationales, banques. C’est ainsi que en 10 ans furent éliminés, de façon directe ou non, les Mossadegh d’Iran, Ben Bella d’Algérie, Ben Barka du Maroc, Ben Salah de Tunisie, Nasser d’Égypte, No de Birmanie, Ngo Dinh Diem du Vietnam, Soekarno d’Indonésie, Sihanouk du Cambodge... etc., le premier de la liste a été Patrice Lumumba du Congo (richissime pays), assassiné en 1962 et remplacé par Joseph Mobutu ex agent et sous officier au service des ex colons Belges ; le dernier de la même liste a été Salvador Allende du Chili (historique tout premier chef d’État d’Amérique du sud à être élu démocratiquement !) mort sous les bombardements en un coup d’état USA-Pinochet, un certain 11 septembre 1973. Puis ce furent les plans d’élimination de tout ce qui est « gauche » sur tout le continent (le fameux « plan Condor »), les sanguinaires dictatures militaires du Chili, du Brésil, de l’Argentine… (Regardons l’histoire plus récente, l’actualité même : un monsieur Ouattara en Côte d’Ivoire mis en lieu et place de son rival Gbagbo directement par des forces françaises, est-ce pour l’intérêt du peuple ivoirien ? Au Gabon, pas longtemps avant, la même France veille au succès « électoral » d’Ali Bongo, le fils de Omar Bongo, ex sous officier des forces françaises, également « placé » à la présidence du pays et soutenu à bout de bras de 1967 à 2009).

Au Moyen Orient, au Maghreb, cela a été pratiquement la même chose mais depuis la première Guerre Mondiale, changeant de « gardes » de temps à autre. De Rabat jusqu’à Islamabad, tous les régimes (à quelques exceptions comme l’Iran) sont des régimes soutenus, tenus, installés… d’une façon ou d’une autre (guerres, invasions, rebellions, bases militaires, tolérance-soutien aux despotes…) par l’Occident, pour les intérêts de l’Occident (comment expliquer qu’un Kadhafi soit reçu en grande pompe, avec tente et chevaux dans les jardins du palais Marigny à Paris, face à l’Élysée ? que la Syrie, entre autres, soit utilisée comme lieu de torture au service des USA après le 11 septembre 2001 ? que des Ben Ali et autres Moubarak soient traités en (et de) « grands démocrates » ?...).

Ajoutons à tout cela l’éternel conflit du Moyen Orient et l’appui total inconditionnel à Israël. Défendre Israël, c’est défendre les intérêts pétroliers de l’Occident. Voilà une raison pour laquelle jamais la paix n’a de chance dans la région : Israël en état de guerre et la nécessité de le défendre (tout comme l’Arabie et ses bases US) c’est se garantir une constante présence militaire dans la région pour se garantir la mainmise sur les plus immenses réserves d’hydrocarbures du monde, tout en assurant de mirifiques et permanents débouchés aux industries d’armement (il suffit de se rappeler l’ampleur des fortunes qui ont été constituées ou consolidées par l’entourage même de G.W. Bush avec la seconde guerre d’Iraq). Garder le contrôle sur le gros du pétrole mondial, tout en faisant des régimes arabes de serviles défenseurs, non seulement des intérêts occidentaux, mais aussi des incessants « deux poids deux mesures » touchant à la Palestine. Voilà une autre braise qui a fait couver le printemps arabe, les peuples en sont déshonorés et n’ont jamais eu ni respect ni le moindre sentiment de légitimité envers leurs régimes.

Ce qui a fait déborder le vase en cet hiver 2010, c’est le fait que tous ces dictateurs tenus à bout de bras par l’Occident de Ben Ali à Moubarak, en passant par Kadhafi et Bouteflika… se sont trop servi et ont trop servi l’insatiable boulimie des banques et multinationales occidentales, qu’on ne pouvait plus satisfaire qu’en affamant toujours davantage ses propres populations. Sous le fallacieux prétexte de « se mettre à l’heure de la mondialisation » on a ouvert grandes les portes du sur-pillage des richesses des peuples arabes en particuliers (hydrocarbures obligent) et du tiers monde en général. On a tellement soumis, harcelé, réprimé, affamé… les peuples arabes que ceux-ci ont atteint le seuil de l’impossible tolérance. Cela a donné le soulèvement en Tunisie, puis le reste que l’on sait.

Pourquoi la Tunisie a été la première ? Parce que la jeunesse tunisienne est une des jeunesses des pays arabes les plus instruites, les plus diplômées. Aussi, parce que la famille Ben Ali et gendres ont poussé trop loin l’accaparement des biens du peuple, avec – pas de pétrole pour cela-, sans doute moins de « compensations » qu’ailleurs. Voilà comment a commencé le printemps arabe et qu’il s’est propagé. Je suppose que pour les Occidentaux, il a fallu aussi admettre que l’heure d’un changement de garde était venue. Ils ont fini par voir que les Ben Ali du monde arabe ne pouvaient plus durer, ni les Moubarak, ni les Kadhafi… Ils ont donc soit poussé un peu, soit laissé faire pour ce changement de garde. Mais, car il y a un grand « mais »… ils veulent un changement de garde à leur goût ! Pas de nouvelle garde qui risque de trop sortir des chemins tracés, pas d’anti-néolibéralisme, pas d’anticapitalisme, pas d’anti-américanisme…

L’avenir de ces soulèvements ? du printemps arabe ?

J’arrive de Tunisie. J’y ai été pendant un mois et demi, pas longtemps après que Mme Hilary Clinton y déclarait « être dans la région pour s’assurer d’avènement des démocraties ‘souhaitées’ ». ‘Souhaitées’ par qui ? pour les intérêts de qui ?

Ce que j’ai ressenti durant ce séjour, dans les divers colloques et forums tunisiens auxquels j’ai assisté ou participé, auprès des gens du peuple, de la jeunesse… c’est déjà le désarroi, le sentiment qu’on est en train de leur confisquer leur Révolution.

En Égypte c’est l’armée qui a repris le pouvoir. Un général du premier cercle de l’ancien pouvoir, après Moubarak, c’est « blanc Bonnet, bonnet blanc ». En Tunisie, les oligarques, ceux qui avaient le pouvoir au temps de Ben Ali sont toujours là, la bourgeoisie est toujours là, les officiers de l’armée et de la police sont toujours là. Ce sont toujours les mêmes qui ont la haute main sur les instruments du pouvoir et de manipulation des masses. En Lybie on intervient contre le dictateur, en Syrie on ne bouge pas à cause de Russie, Iran, Chine…, au Bahreïn et au Yémen on intervient contre le peuple et en faveur du tyran, proximité de l’Arabie saoudite oblige. L’Occident joue à des jeux dangereux qui ne vont qu’attiser davantage les rancœurs des peuples.

Quand il y a eu des mouvements semblables au sein de l’ex Bloc de l’Est, celui de Lech Walesa en Pologne, de Vaclav Havel en ex Tchécoslovaquie, de Gorbatchev en ex URSS, lors de la chute du mur de Berlin... On a vu des manifestations monstres de soutien, de sympathies… partout en Europe et en Occident. Le monde occidental était dans la rue. Rostropovitch s’est rendu jouer du violoncelle au pied du mur de Berlin le soir même. Pourquoi Robert Charlebois n’a-t-il pas été chanter à la place Tahrir ? Pourquoi Johnny Halliday n’a-t-il pas été jouer de la guitare à la place centrale de Tunis ? Où sont les manifestations de soutien de l’Occident à ces peuples arabes, comme cela a été le cas pour les peuples de l’ex Est ? Rien ! Voilà une indifférence qui ne sera pas sans conséquences non plus.

D’un autre côté, il n’y a pas d’interlocuteurs qui représentent clairement ces révolutions. En Pologne, il y avait Walesa, en Tchécoslovaquie, il y avait Vaclav Havel, en URSS, il y avait Gorbatchev. Mais en Tunisie, il y a cent partis différents. En Algérie, il n’y a personne face à un des pouvoirs les plus aguerris à réprimer son peuple. En Égypte, Lybie, Syrie… pas plus de leaders visibles, identifiables. Faudra t-il se fier à ceux que ne manqueront de nous sortir de chapeaux de magiciens les Occidentaux eux-mêmes, à l’instar de Kharzaï et autres « dirigeants Iraquiens » ?

Le Canada et le Québec

Stephen Harper ignore royalement les pays arabes, tout simplement. Sa seule politique en ce sens semble n’être qu’un monumental soutien actif, obséquieux, tous azimuts… envers tout que fait ou dit l’État Israélien. M. Harper mène une politique qui a détruit la grande image qu’avait le Canada jusqu’à Jean Chrétien : une image de pays pacifique, non impérialiste, non interventionniste, respectueux des droits internationaux, juste, objectif, apaisant dans les conflits internationaux, non militariste... M. Harper n’a pas dit un seul mot durant tout le Printemps arabe, pendant qu’un M. Obama convoquait les ambassadeurs pour leur demander de cesser les violences contre les foules. Ce n’est que la semaine dernière (mi-août) au Brésil, que du bout des lèvres, il a dit condamner ce qui se passe en Syrie. Donc le Canada et le Printemps arabe, c’est au mieux une indifférence inqualifiable, ou au pire une non moins inqualifiable implicite caution aux tyrans : à preuve l’accueil réservé à un des gendres de Ben Ali, millions et domestiques compris !
Et le Québec ? La commission Taylor-Bouchard et ses cortèges de débats sur l’identité, les cultures, les accommodements... a remué bien de la boue et aussi des rancœurs. Le taux de chômage dans les communautés maghrébines-arabes y est le triple du taux moyen… avec pleins de compétences dont le Québec aurait grand besoin. J’ai bien peur que tout cela, combiné à la crise du capitalisme mondial qui n’en finit plus avec ses cortèges de frustrations et de recherche de boucs émissaires, à la frilosité identitaire, à l’entretien de la peur de l’Islamisme (y compris comme soi disant danger pour les futures démocraties arabes, ce qui est faux, puisque tout un chacun y a pu observer l’extrême discrétion), à l’obsession sécuritaire (largement anti musulman-arabe) d’un Harper… ne nous conduise à des extrémismes qui conduisent à des choses comme ce qui vient de se passer en Norvège : susciter des vocations de chevaleresques nouveaux « croisés » prêts à tout.

Omar Aktouf

Professeur titulaire, HEC Montréal.

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