Édition du 19 novembre 2024

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Economie internationale

Entrevue avec Leo Panitch

Des milliers de personnes manifestent contre le cauchemar économique en Irlande

Interview avec Leo Panitch, professeur d’économie politique à York University, Toronto, membre du Socialist Project* le 29 novembre, 2010.

J : Comment le « miracle irlandais », avec son bas taux de chômage et une « classe moyenne » grandissante, a-t-il pu s’effondrer ?

Panitch : Les origines de la crise du secteur financier sont aux E-U. Mais puisque le boom irlandais s’appuyait en grande partie sur la pratique des banques d’emprunter à court terme pour prêter à long terme au secteur immobilier, qui connaissait un boom, la fin du boom financier aux E-U a entraîné la banqueroute de fait des banques irlandaises. Face à cette situation, le gouvernement irlandais s’est empressé à garantir les dépôts dans les banques. En d’autres termes, il a socialisé la dette des banques, l’a transférée au peuple.

J : Alors, les gens disent que les banques ont parié, qu’elles ont aidé à créer la bulle immobilière, et elles ont perdu le pari. Maintenant c’est au peuple de les sauver. Et voilà les conséquences...

P : Oui. Avant cela l’Irlande n’avait pas une dette publique très importante. Cela n’est plus le cas, puisque l’État a assumé la dette des banques privées. Et le secteur bancaire, notamment de celui l’Europe qui a fait la grande partie des prêts, ne veut pas refinancer la dette. En d’autres termes, il ne voudra plus prêter de l’argent quand les bons irlandais arriveront à terme.

J : L’Islande était dans une situation semblable, mais là le gouvernement a apparemment adopté une autre approche.

P : En fait, le gouvernement islandais a tenté de faire payer les investisseurs hollandais et britanniques. Mais face à la pression venant des gouvernements de ces deux pays il a fini par accepter un compromis. Néanmoins, il pu répartir un peu le fardeau. Le gouvernement allemand, quant à lui, a annoncé qu’à partir de 2013 les banques devront assumer elles-mêmes la responsabilité de leurs dettes, non pas les E-U – ou le FMI à la place des E-U – qui prêtent de l’argent à l’État irlandais sous condition que celui-ci impose un programme d’austérité terrible. Mais dès que les banques allemandes ont entendu cela, elles ont refusé encore plus fermement de prêter de l’argent à l’Irlande.

J. Alors, si je comprends bien, d’abord l’État irlandais sauve les banques, et ensuite les banques rouent de coups l’État parce qu’elles craignaient qu’il ne puisse rembourser la dette qu’il a assumée pour elles.

P : Oui, et cela n’a rien de nouveau.

J : Mais qu’en pense le peuple irlandais ? Quelle est l’alternative ?

P : Le programme d’austérité inclut une augmentation de la taxe sur la vente jusqu’à 23%, cela à un moment où l’impôt sur les profits des entreprises n’est qu’à 12%. Il faut noter que les entreprises américaines, qui ont été les plus grands investisseurs dans les secteurs industriels et d’exportation en Irlande, menacent de quitter le pays si le taux est augmenté. On voit ainsi l’injustice de classe profonde qui caractérise la situation. D’où les grandes manifestations de protestation.

Et ce n’est pas nouveau. Il y a eu des protestions déjà l’année passée contre les mesures d’austérité. Et elles sont organisées par une direction syndicale encore plus modérée que celle des E-U, qui ne veut pas mobiliser la classe ouvrière. Mais la colère populaire ne leur laisse pas de choix. La direction syndicale ne revendique pas assez — les revendications sont profondément défensives —, tandis que la seule solution viable, du point de vue du peuple, est pour l’Irlande de montrer la voie aux autres pays en cessant de rembourser la dette, en suivant l’exemple de l’Argentine du début du siècle.

Mais cela entraînerait — j’espère bien que cela entraînerait — des réponses plus radicales également du reste de l’Europe, et non pas seulement de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce. On ne doit plus se limiter à socialiser les mauvaises dettes des banques privées. Il faut socialiser le système bancaire lui-même, le nationaliser, le transformer en service public.

Cela signifierait le démantèlement de l’Union européenne comme, nous la connaissons présentement, et sa reconstruction sur la base d’une planification démocratique et coopérative, de sorte que l’argent – et c’est notre argent – qui passe à travers le système bancaire soit alloué de manière démocratique.

Ce que nous avons maintenant est une Europe des banquiers, basée sur les flux libres des capitaux. C’est un système inévitablement très instable, qui va de crise en crise. Présentement, c’est l’Irlande qui est au centre de la tempête. La Grèce y était il y a quelques mois…

J : Que penser de l’argument que la cause des problèmes de ces pays est qu’il y a trop de protection sociale, que l’âge de la retraite est trop bas, que les prestations de chômage sont trop généreuses, et ainsi de suite ?

P : C’est ridicule. Le problème n’est pas que les salariées irlandaises et les salariés irlandais vivent trop bien. Le problème est la profonde inégalité de richesse entre les classes, et encore plus l’inégalité de pouvoir qui permet l’investissement si irrationnel de ces pays.

Et si nous voulons maintenir un niveau de civilisation quelque peu semblable à celui que nous avons connu, il faudra redéfinir notre mode de vie dans le sens d’une réduction de la consommation individuelle et en faveur de l’expansion des services collectifs, qui sont tellement plus rationnels et nécessaires, comme, par exemple, l’élargissement du système de transport en commun, qui doit être moins cher ou gratuit, à la place du transport privé en auto qui reproduit et aggrave la crise écologique.

Le problème n’est donc pas que la classe ouvrière de l’Irlande ou de la Grèce vit au-dessus des moyens du pays. De l’autre côté, il est vrai que bien de ces États sont corrompus et s’appuie sur le clientélisme. Il s’agit de démocraties capitalistes où les régimes soudoient le peuple, leur permettant, par exemple, de payer moins d’impôts ou de ne pas en payer du tout. Il s’agit surtout d’un genre de rapports corrompus entre politiciens et capitalistes.

Ce ne sont donc des démocraties exemplaires. Et quand on revendique une autre économie, il faut revendiquer en même temps un autre État, vraiment démocratique et transparent.


*Paru en anglais à www.therealnews.com, traduit par David Mandel

Leo Panitch est titulaire de la Chaire du Canada en Politique économique comparée à l’Université York et auteur de American Empire and the Political Economy of International Finance.

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