Élisabeth Germain, 2022-02-21
Tellement mécontents qu’ils proposaient de le faire déposer, ce gouvernement, s’ils n’obtenaient pas satisfaction à leur ultimatum : « Vous abrogez toute contrainte relative à la Covid, ou bien on vous destitue ». Le groupe auto-mandaté Canada Unity prétendait, en notre nom à tou·tes, négocier avec le Sénat et la gouverneure générale – non élu·es - pour forcer les élu·es à retirer leurs lois et règlements. Oui, vous lisez bien : au nom des droits humains et de la démocratie, un groupe auto-mandaté propose une entente à des non-élus pour forcer les élus à se plier à sa volonté.
Ce charabia n’a pas trouvé oreille longtemps, inaudible au milieu des klaxons. Ce qui a dominé chez les manifestants, c’est l’espèce d’allégresse d’occuper la place, la sensation d’être invincibles en foule, l’enivrement de voir les appuis qui se joignaient à eux, la célébration de cette force collective qu’on ressent dans les grandes manifs. Qu’une manif soit de gauche ou de droite, elle nous fait vivre ça. Même une bonne partie de hockey en série éliminatoire donne des frissons collectifs. Et quand ça dure plusieurs jours, ça enfle.
Toujours est-il que voilà les camions installés à Ottawa. Silence radio du premier ministre du Canada, qui s’en remet à la police municipale d’Ottawa pour faire respecter l’ordre dans cette « manifestation », sous prétexte que le gouvernement n’a pas à dire à la police quoi faire.
Or ce que les responsables politiques ne disent pas, pas plus que les penseur·es et commentateur·es de tout acabit, ce qui ne transparait absolument pas dans les médias, c’est qu’il s’agit d’une attaque contre la démocratie.
En effet, on n’a pas besoin d’observer longtemps pour s’apercevoir qu’il s’agit non pas d’une manifestation, mais d’une intimidation. Amener cent véhicules lourds devant un parlement, occuper l’espace, exiger l’abdication des trois ordres de gouvernement, klaxonner sans répit pendant des heures, bloquer la circulation pendant des semaines, toujours avec vos gros camions : je n’appelle pas ça une manifestation, mais une intimidation.
Les politiciens se cachent et la police est impuissante ; la population est perplexe, quelques milliers de personnes participent, d’autres sont effrayées et découragées de l’inaction des gouvernements, beaucoup sont indignées et un grand nombre y voient surtout les risques et pertes économiques.
Que voilà le grand mot lâché : l’économie ! En réalité, c’est ça qui se joue devant nous : l’insignifiance grandissante de la démocratie, la déliquescence de la vie politique, supplantée par l’économie.
C’est à cause de l’économie et non pour affirmer la démocratie que les corps de police ont pris action contre les manifestations et blocages, à Ottawa, à Coutts, à Windsor. À cause de l’économie que le président des États-Unis a interpellé le premier ministre canadien. À cause de l’économie que la Loi des mesures d’urgence a été évoquée. Tristement. L’arrêt de trois usines de production d’automobiles a plus de poids dans la vie collective que la destruction des fondements politiques d’une société.
Des populations se soulèvent parce que la vie est trop chère. La vie est trop chère parce que tout a été transformé en marchandise, y compris le bonheur, colonisé à grands coups de publicité ; parce que notre surendettement nous place dans une insécurité financière permanente ; parce que trop d’emplois sont en réalité des presse-citrons qui nous rendent malades ; parce que les entrepreneur·es sont obligé·es de toujours grossir pour ne pas être avalé·es. Créez un convoi de la liberté, et beaucoup de gens vont s’y joindre pour pouvoir enfin crier en groupe leur ras-le-bol. Ces cris pour la liberté sont systématiquement orientés vers des revendications qui ignorent le bien commun, les luttes pour la justice et l’égalité : ce qui importe est la levée de toute contrainte qui entrave la liberté économique, comme si le laisser-faire pouvait engendrer le mieux-être des populations.
Logiquement, les gouvernements ont passablement de tolérance envers ces mouvements qui sont en phase avec leur idéologie économique. Le silence est de mise. La police n’est pas alertée. Il a fallu trois semaines d’inaction à Ottawa, trois semaines de vide démocratique, avant que les agents économiques ne donnent le signal que ça commence à faire mal.
Par contre, si vous créez un printemps étudiant et que des milliers de gens qui n’avaient jamais manifesté vont s’y joindre pour crier leurs revendications de justice et d’égalité ; si vous organisez un Jour de la terre, et que 200 000 personnes de tout âge viennent manifester à Montréal et proclamer leur aspiration à un futur vivable sur une planète propre, alors la police se pointera, plus brave devant des casseroles et des bannières que devant des camions et des klaxons. La contestation démocratique et citoyenne, orientée vers des revendications pour la justice, l’égalité et la survie de notre environnement, met à mal les gouvernements : contre sa dénonciation des visées capitalistes de développement économique qui exploitent les populations et détruisent la planète, on envoie rapidement la police, l’anti-émeute et les gaz lacrymogènes, et on a vite fait de justifier ces interventions par des accusations de méfait et de trouble à l’ordre public.
En somme, à mesure que l’économique gagne du terrain comme vision et histoire du monde, le politique et la démocratie reculent, au grand plaisir des libertariens. Les manifestations pacifiques, démocratiques et altermondialistes sont méprisées par des gouvernants incapables de sortir de leurs visières électoralistes et de faire avancer des projets de long terme visant le bien vivre. Pourtant, le politique est le seul domaine porteur d’institutions qui puissent cristalliser dans une force durable les voix citoyennes et populaires qui se développent dans les mouvements sociaux. Cette considération ne compte guère pour les gouvernements que nous connaissons, hypersensibles aux facteurs économiques, ceux-ci assurant leur réélection. Seul le souci d’une démocratie vigoureuse pourrait contrebalancer partiellement ce déséquilibre.
Je pense que cet épisode du Convoi de la liberté représente un premier coup de boutoir dans la démocratie canadienne, à l’image de ce qui se passe au sud, bien qu’à un degré moindre. On y a mis en cause la légitimité du gouvernement élu, on a voulu délégitimer les médias en refusant de leur fournir de l’information, on a battu en brèche le contrat social implicite de la vie urbaine. Les grands gagnants en termes de liberté, ce sont les géants économiques : leur rouleau compresseur avance toujours plus facilement à mesure que les voix citoyennes sont minimisées par les politiciens, eux à qui on a pourtant confié la responsabilité de prendre soin de notre vie collective et de notre planète.
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