Ce texte a été publié dans le site du RISAL le 15 mai 2007.
Le pape Benoît XVI [1] y assistera également, du 9 au 13 mai, pour la cérémonie d’ouverture de la conférence. « Nul n’attend de nouveautés de la part de l’Eglise catholique », souligne avec un certain scepticisme le théologien et militant brésilien Leonardo Boff, l’un des pères fondateurs de la Théologie de la Liberation. 22 ans après avoir été sanctionné une première fois par le Vatican et 15 ans après avoir abandonné l’exercice sacerdotal [2], Leonardo Boff analyse le présent d’une Eglise vide de voix prophétiques...
Quelle étape de leur existence vivent aujourd’hui l’Eglise catholique romaine, en général, et l’Eglise latino-américaine, plus particulièrement ?
Les deux Eglises - comme du reste quasiment toutes les institutions « historiques » - se retrouvent perdues dans un moment où pratiquement nul ne sait très bien où va l’humanité, où on a l’impression qu’aucune autorité spirituelle ne présente vraiment une orientation. Il se peut que Sa sainteté le Dalaï-Lama jouisse d’une certaine crédibilité, parce qu’il réaffirme le message universel de l’écoute mutuelle, de l’amour et de la recherche de la paix sans violence.
Nul n’attend des nouveautés de la part de l’Eglise catholique. Il n’existe pas en son sein de voix « officielles » capables de dire la vérité, comme le faisaient en d’autres temps les prophètes...
« Bureaucrates du sacré »
Votre jugement est assez sévère...
Je constate la prédominance des bureaucrates du sacré qui répètent les vieilles formules auxquelles personne n’adhère, parce que ces formules ont peu de rapports avec la vie et ne créent pas l’espérance. A mon avis, une grande partie de l’humanité pense que le monde ne peut continuer à suivre le même chemin. Il y a trop de sang sur la route et il n’existe aucun consensus sur un quelconque point essentiel. Même pas sur le fait de savoir si nous voulons réellement sauver notre « maison commune », la Terre. C’est une situation propre aux époques de crises de paradigmes, la crise d’un monde qui a perdu une grande partie de son sens et, en même temps, la crise d’un autre monde qui n’en finit pas réellement de naître.(...)
Pour revenir à la conférence du CELAM, à Aparecida, dans la liste officielle des 266 personnalités (membres, invités, observateurs, etc.) il n’y a pas plus d’une trentaine de femmes ? Qu’est ce que cela signifie dans une institution qui se définit comme universelle ?
L’Église catholique romaine est l’un des derniers bastions du patriarcat et du machisme officiel existant sur cette planète. Le Vatican considère, du point de vue ecclésial, la femme comme une force auxiliaire. [3] Canoniquement, les femmes ne jouissent pas de la pleine citoyenneté ecclésiale. (...) En limitant la présence des femmes dans ses rencontres officielles, le Vatican est absolument logique avec sa théologie. Reste à savoir si ce type d’interprétation et d’attitude a quelque chose à voir avec l’intention de Jésus de promouvoir une fraternité ouverte, de frères et de sœurs sans aucune exclusion ; ou si restent valables les mots de Saint Paul, affirmant : ‘En Christ, il n’y a ni Grec, ni Barbare, ni homme, ni femme, parce que nous sommes un en Christ’.
Jon Sobrino, notre meilleur théologien
Si l’on examine la situation de l’Eglise latino-américaine, la conférence d’Aparecida a été précédée d’une sanction directe de Rome contre le père jésuite Jon Sobrino, l’un des voix restantes de la Théologie de la Libération. Comme interpréter cette sanction, à ce moment précis ?
A mon avis, cela n’a pas grand-chose à voir avec Benoît XVI. En 1986, ce dernier avait participé à une rencontre avec des représentants de la Conférence des évêques brésiliens, des cardinaux de la Curie romaine et le pape de l’époque [Jean-Paul II, au civil Karol Wojtyla] sur le conflit existant avec la Théologie de la Libération. Le résultat avait été extrêmement positif, puisque le pape avait envoyé à cette conférence épiscopale une lettre, disant « que la théologie de la libération est non seulement opportune, mais utile et nécessaire et qu’elle représente une nouvelle phase dans la tradition de la pensée théologique ». Après cette affirmation officielle, le cardinal Ratzinger cessa d’attaquer la Théologie de la Libération.
Comment comprenez-vous alors la sanction contre Jon Sobrino ? [4]
Comme Jon Sobrino lui-même le laisse entendre dans sa lettre au Supérieur général de la Compagnie des Jésuites, sa condamnation est l’œuvre du groupe des cardinaux latino-américains présents au sein de la Curie romaine, qui n’ont jamais vraiment accepté les termes de la lettre papale de 1986 aux évêques brésiliens. Leurs noms sont connus. Le principal d’entre eux est le Colombien Alfonso López Trujillo, persécuteur obsessionnel des théologiens de la libération, qui avait promis de détruire Gustavo Gútierrez, Leonardo Boff et Jon Sobrino. Jusqu’ici, il avait réussi son opération contre Gútierrez et contre moi-même. Il ne manquait que Jon Sobrino. Maintenant, il semble avoir réussi à compléter son œuvre perverse. Il ne faut pas non plus oublier quelques-uns de ses alliés : l’autre Colombien, Dario Castrillón Hoyos, le Mexicain Lozano de Barragán et un évêque du Brésil, le Suisse Karl Josef Romer (ex-évêque auxiliaire de Rio de Janeiro, aujourd’hui à Rome), qui avait lancé les premières accusations à mon encontre, qui se sont terminées par mon procès au Vatican.(...)
« Pourvu que le Pape nous surprenne »
Même si c’est un peu prématuré, peut-on attendre une conclusion importante émanant de la conférence du CELAM ? Je pense à des décisions qui pourraient dynamiser l’engagement social des catholiques latino-américains.
Je crois que, parmi les théologiens qui ont suivi la préparation d’Aparecida, prédomine l’idée que, sur le fond, il n’y a pas beaucoup d’ajouts à faire au magistère épiscopal latino-américain accepté durant ces 40 dernières années : la thématique de la libération contre l’oppression, exprimée à Medellin (1968) ; l’option pour les pauvres et contre la pauvreté, à Puebla (1979) ; l’inculturation de la foi dans les cultures opprimées, spécialement la culture populaire, indigène et noire. Comme cela fut clairement établi à Puebla, il ne suffit pas de constater les blessures qui tuent tant de gens, mais il est urgent d’en dénoncer les causes. La principale, mais pas la seule, c’est le mode de production et de consommation exploiteur des personnes et des nations, qui dévaste les rares biens de la nature. Et ce mode a un nom : économiquement, il s’appelle le capitalisme en son étape mondiale globalisée et politiquement il s’appelle le néolibéralisme. Aparecida lancera probablement - nous espérons qu’il en sera ainsi - un appel à prendre soin et à protéger la nature, ainsi qu’à la responsabilité collective face au réchauffement global inévitable de la planète. (...)
Au cas où ces déclarations ou décisions « réconfortantes » ne se produiraient pas, peut-on imaginer une nouvelle désillusion de larges secteurs de l’Eglise latino-américaine en général et brésilienne en particulier ?
Je ne pense pas qu’il y ait de grandes attentes par rapport à la visite du Pape au Brésil. Et par conséquent la désillusion ne sera pas très grande. Nous espérons que le Pape nous surprendra. Nous désirons que ses yeux soient débarrassés des préjugés et des lenteurs européennes et qu’il nous voie comme nous sommes vraiment : notre pays, le Brésil, est honteusement divisé et polarisé entre les riches et les pauvres, d’où la nécessité de la justice sociale et des droits sociaux.
Une nouvelle démocratie latino-américaine
Il est impossible de parler de l’Eglise sans parler de la société. L’Amérique latine vit aujourd’hui un moment particulièrement dynamique de son histoire politique. Dans quelle mesure la conférence du CELAM peut-elle s’associer à cette « résurrection politique » que vit le continent ? Ou alors passera-t-elle à côté de cette réalité, l’ignorera-t-elle, voire tentera-t-elle de s’en différencier ?
Le fait nouveau, c’est que nous vivons un processus démocratique de centre-gauche dans presque tous les pays du continent. Il y a une émergence des masses, fruit d’une nouvelle conscience historique, dans une étape de maturité croissante. Aujourd’hui, aspect grandiose de la situation, il existe des centaines de mouvements populaires qui dialoguent avec les pouvoirs publics et font pression sur les gouvernements, en les contraignant à impulser des politiques sociales en leur faveur. Nous vivons un autre type de démocratie enrichie par des sujets historiques, absents auparavant et maintenant très actifs. Ce phénomène social, entre autres en Bolivie, en Equateur et au Brésil, compte avec une grande participation de l’Eglise de la libération, qui depuis 50 ans arbore ces mêmes bannières, aujourd’hui victorieuses. La Théologie de la Libération a aidé à consolider ces avancées, comme le reconnaît publiquement le président équatorien Rafael Correa. Plusieurs ministres de Lula viennent de ce secteur. Le triomphe de cette théologie est aujourd’hui plus clair au sein du monde politique que dans les espaces ecclésiaux. Nous espérons qu’Aparecida reconnaisse une telle réalité et la renforce.
Saint Romero des Amériques
Il est quasiment impossible de terminer ce dialogue sans aborder un thème relativement fort médiatisé, la campagne pour la canonisation du pape Jean-Paul II
[5]. On n’a pas parlé jusqu’à présent de ses positions hostiles à la révolution sandiniste du Nicaragua, de son silence face à la guerre dont ce pays fut victime dans les années 1980. On ne mentionne pas non plus l’appui du Vatican à la hiérarchie catholique argentine, qui avait béni le coup d’Etat militaire de mars 1976, la répression brutale qui a suivi, les disparitions...
La grande majorité des saints proclamés par Rome le sont par intérêt politique, ils renforcent les positions de pouvoir au sein de l’institution. Avec ou sans miracles, le Vatican peut facilement canoniser Jean-Paul II. Même avec les attitudes contradictoires dans sa biographie, tout particulièrement ses rapports très compromettants avec le président Ronald Reagan et avec la Central Intelligence Agency (CIA) des Etats-Unis, tant au Nicaragua qu’en Pologne. Généralement, Rome cherche à satisfaire les différentes tendances. (...) Maintenant, il serait bon pour nous qu’avec Jean-Paul II soit simultanément canonisé Oscar Arnulfo Romero, un véritable saint qui est mort en martyr, mêlant son sang à celui de l’eucharistie. Ce serait alors le premier saint reconnu de la Théologie de la Libération qui compte en son sein tant de torturés, de disparus ou d’assassinés par le pouvoir répressif.
NOTES :
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Source : ce texte nous a été envoyé par son auteur. La traduction de l’espagnol, réalisée par Hans-Peter Renk a été révisée par l’équipe du RISAL.