Pour saisir sa genèse, il faut se débarrasser de la définition courante du capitalisme que l’on définit aujourd’hui comme « néo-libéral mondialisé ». Cette qualification est trompeuse et cache l’essentiel. Le système capitaliste actuel est dominé par une poignée d’oligopoles qui contrôlent la prise des décisions fondamentales dans l’économie mondiale.
Des oligopoles qui ne sont pas seulement financiers, constitués de banques ou d’assurances, mais de groupes intervenant dans la production industrielle, dans les services, les transports, etc. Leur caractéristique principale est leur financiarisation. On doit entendre par là que le centre de gravité de la décision économique a été transféré de la production de plus value dans les secteurs productifs, vers la redistribution des profits occasionnée par les produits dérivés des placements financiers. C’est une stratégie poursuivie délibérément non par les banques mais par les groupes « financiarisés ». Ces oligopoles ne produisent d’ailleurs pas de profits, ils raflent tout simplement une rente de monopoles par le biais de placements financiers.
Ce système est extrêmement profitable aux segments dominants du capital. Ce n’est donc pas une économie du marché, comme on veut le dire, mais un capitalisme d’oligopoles financiarisés. Cependant la fuite en avant dans le placement financier ne pouvait pas durer éternellement, alors que la base productive ne croissait qu’à un taux faible. Cela n’était pas tenable. D’où la dite « bulle financière », qui traduit la logique même du système de placements financiers. Le volume des transactions financières est de l’ordre de deux mille trillions de dollars alors que la base productive, le PIB mondial est de 44 trillions de dollars seulement. Un multiple gigantesque. Il y a trente ans, le volume relatif des transactions financières n’avait pas cette ampleur. Ces transactions étaient destinées à titre majeur à la couverture des opérations directement exigées par la production et le commerce intérieur et international. La dimension financière de ce système des oligopoles financiarisés était – ais je déjà dit – le talon d’Achille de l’ensemble capitaliste. La crise devait donc être amorcée par une débâcle financière.
Derrière la crise financière, la crise systémique du capitalisme vieillissant
Mais il ne suffit pas d’attirer l’attention sur la débâcle financière. Derrière elle, se dessine une crise de l’économie réelle car la dérive financière elle-même va asphyxier la croissance de la base productive ; les solutions apportées à la crise financière ne peuvent que déboucher sur une crise de l’économie réelle. C’est-à-dire une stagnation relative de la production, avec ce qu’elle va entraîner ; régression des revenus des travailleurs, accroissement du chômage, précarité grandissante et aggravation de la pauvreté dans les pays du sud. On doit maintenant parler de dépression et non plus de récession.
Et derrière cette crise se profile à son tour la véritable crise structurelle systémique du capitalisme. La poursuite du modèle de la croissance de l’économie réelle telle que nous le connaissons et de celui de la consommation qui lui est associé, est devenu, pour la première fois dans l’histoire, une véritable menace pour l’avenir de l’humanité et de la planète.
La dimension majeure de cette crise systémique concerne l’accès aux ressources naturelles de la planète, devenues considérablement plus rares qu’il y a un demi siècle. Le conflit Nord/Sud constitue de ce fait l’axe central des luttes et des conflits à venir.
Le système de production et de consommation/gaspillage en place interdit l’accès aux ressources naturelles du globe à la majorité des habitants de la planète, les peuples des pays du sud. Autrefois un pays émergent pouvait prélever sa part de ces ressources sans remettre en question les privilèges des pays riches. Mais aujourd’hui, ce n’est plus le cas. La population des pays opulents - 15% de la population de la planète – accapare pour sa seule consommation et son gaspillage 85% des ressources du globe, et ne peut pas tolérer que des nouveaux venus puissent accéder à ces ressources, car ils provoqueraient des pénuries graves qui menaceraient les niveaux de vie des riches.
Si les États-unis se sont donnés l’objectif du contrôle militaire de la planète, c’est parce qu’ils savent que sans ce contrôle ils ne peuvent pas s’assurer l’accès exclusif à ces ressources. Comme on le sait, la Chine, l’Inde et le sud dans son ensemble ont également besoin de ces ressources pour leur développement. Pour les États-Unis, il s’agit impérativement d’en limiter l’accès et, en dernier ressort, il n’y a qu’un moyen, la guerre.
D’autre part, pour économiser les sources d’énergie d’origine fossile, les États-Unis, l’Europe et d’autres développent des projets de production d’agro-carburants à grande échelle, au détriment de la production vivrière dont ils accusent la hausse des prix.
Les réponses illusoires des pouvoirs en place
Les pouvoirs en place, au service des oligopoles financiers, n’ont pas de projet autre que celui de remettre en selle ce même système. Les interventions des États sont d’ailleurs celles que cette oligarchie leur commande. Néanmoins le succès de cette remise en selle n’est pas impossible, si les infusions de moyens financiers sont suffisants et si les réactions des victimes – les classes populaires et les nations du Sud – demeurent limitées. Mais dans ce cas le système ne recule que pour mieux sauter et une nouvelle débâcle financière, encore plus profonde, sera inévitable, car les "aménagements" prévus pour la gestion des marchés financiers et monétaires sont largement insuffisants, puisqu’ils ne remettent pas en cause le pouvoir des oligopoles.
Par ailleurs ces réponses à la crise financière par l’injection de fonds publics faramineux pour rétablir la sécurité des marchés financiers sont amusantes : alors que les profits avaient été privatisés, dès lors que les placements financiers s’avèrent menacés, on socialise les pertes ! Pile, je gagne, face, tu perds.
Les conditions d’une réponse positive véritable aux défis
Il ne suffit pas de dire que les interventions des États peuvent modifier les règles du jeu, atténuer les dérives. Encore faut-il en définir les logiques et la portée sociale. Certes on pourrait, en théorie, revenir à des formules d’association des secteurs publics et privés, d’économie mixte comme pendant les trente glorieuses en Europe et l’ère de Bandoung en Asie et en Afrique lorsque le capitalisme d’État était largement dominant, accompagné de politiques sociales fortes. Mais ce type d’interventions de l’État n’est pas à l’ordre du jour. Et les forces sociales progressistes sont-elles en mesure d’imposer une transformation de cette ampleur ? Pas encore, à mon humble avis.
L’alternative véritable passe par le renversement du pouvoir exclusif des oligopoles, lequel est inconcevable sans finalement leur nationalisation par une gestion s’inscrivant dans leur socialisation démocratique progressive. Fin du capitalisme ? Je ne le pense pas. Je crois en revanche que de nouvelles configurations des rapports de force sociaux imposant au capital de s’ajuster aux revendications des classes populaires et des peuples, est possible. À condition que les luttes sociales, encore fragmentées et sur la défensive dans l’ensemble, parviennent à se cristalliser dans une alternative politique cohérente. Dans cette perspective l’amorce de la longue transition du capitalisme au socialisme devient possible. Les avancées dans cette direction seront évidemment toujours inégales d’un pays à l’autre et d’une phase de leur déploiement à l’autre.
Les dimensions de l’alternative souhaitable et possible sont multiples et concernent tous les aspects de la vie économique, sociale, politique. Je rappellerai ici les grandes lignes de cette réponse nécessaire :
– (i) la ré invention par les travailleurs d’organisations adéquates permettant la construction de leur unité transcendant l’éclatement associé aux formes d’exploitation en place (chômage, précarité, travail informel).
– (ii) la perspective est celle d’un réveil de la théorie et de la pratique de la démocratie associée au progrès social et au respect de la souveraineté des peuples et non dissociée de ceux-ci.
– (iii) se libérer du virus libéral fondé sur le mythe de l’individu déjà devenu sujet de l’histoire. Les rejets fréquents des modes de vie associés au capitalisme (aliénations multiples, patriarcat, consumérisme et destruction de la planète) signalent la possibilité de cette émancipation.
– (iv) se libérer de l’atlantisme et du militarisme qui lui est associé, destinés à faire accepter la perspective d’une planète organisée sur la base de l’apartheid à l’échelle mondiale.
Dans les pays du Nord le défi implique que l’opinion générale ne se laisse pas enfermer dans un consensus de défense de leurs privilèges vis-à-vis des peuples du Sud. L’internationalisme nécessaire passe par l’anti impérialisme et non par l’humanitaire.
Dans les pays du Sud la stratégie des oligopoles mondiaux entraîne le report du poids de la crise sur leurs peuples (dévalorisation des réserves de change, baisse des prix des matières premières exportées et hausse de ceux des importations). La crise offre l’occasion du renouveau d’un développement national, populaire et démocratique autocentré, soumettant les rapports avec le Nord à ses exigences, autrement dit la déconnexion. Cela implique :
– (i) la maîtrise nationale des marchés monétaires et financiers
– (ii) la maîtrise des technologies modernes désormais possible
– (iii) la récupération de l’usage des ressources naturelles
– (iv) la mise en déroute de la gestion mondialisée dominée par les oligopoles (l’OMC) et du contrôle militaire de la planète par les États-Unis et leurs associés.
– (v) se libérer des illusions d’un capitalisme national autonome dans le système et des mythes passéistes.
– (vi) La question agraire est en effet au cœur des options à venir dans les pays du tiers monde. Un développement digne de ce nom exige une stratégie politique de développement agricole fondée sur la garantie de l’accès au sol de tous les paysans (la moitié de l’humanité). En contrepoint les formules préconisées par les pouvoirs dominants - accélérer la privatisation du sol agraire, et transformer le sol agraire en marchandise- entraînent l’exode rural massif que l’on connaît. Le développement industriel des pays concernés ne pouvant pas absorber cette main d’œuvre surabondante, celle-ci s’entasse dans les bidonvilles ou se laisse tenter par les aventures tragiques de fuite en pirogue à travers l’Atlantique. Il y a une relation directe entre la suppression de la garantie de l’accès au sol et l’accentuation des pressions migratoires.
– (vii) L’intégration régionale, en favorisant le surgissement de nouveaux pôles de développement, peut-elle constituer une forme de résistance et d’alternative ? La régionalisation est nécessaire, peut être pas pour des géants comme la Chine et l’Inde, ou même le Brésil, mais certainement pour beaucoup d’autres régions, en Asie du sud-est, en Afrique ou en Amérique Latine. Ce continent est un peu en avance en ce domaine. Le Venezuela a opportunément pris l’initiative de créer l’Alba (Alternative bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes) et la Banque du Sud (Bancosur), avant même la crise. Mais l’ Alba - un projet d’intégration économique et politique - n’a pas encore reçu l’adhésion du Brésil ni même de l’Argentine. En revanche, le Bancosur, censé promouvoir un autre développement, associe également ces deux pays, qui jusqu’à présent ont une conception conventionnelle du rôle de cette banque.
Des avancées dans ces directions au Nord et au Sud, bases de l’internationalisme des travailleurs et des peuples, constituent les seuls gages de la reconstruction d’un monde meilleur, multipolaire et démocratique, seule alternative à la barbarie du capitalisme vieillissant. Plus que jamais le combat pour le socialisme du 21 ième siècle est à l’ordre du jour.