Tiré de Contretemps
12 octobre 2022
Par Thierry Labica
Pause funéraire avant la tempête
Le déluge médiatique et le faste cérémoniel ayant accompagné la mort et les funérailles de la reine Elizabeth II étaient à prévoir. Tout comme il était à prévoir que bien des sujets graves, anciens et nouveaux, seraient condamnés à la noyade dans un océan de mièvreries et d’hommages serviles. Le décès de la reine aurait pu et dû, bien sûr, être l’occasion de regards informatifs et nuancés sur l’empire et les années de décolonisation ; sur les immenses crimes commis au nom du royaume au Kenya, au Malaya, en Irlande du Nord et ailleurs encore, ou sur les liens entre cette monarchie et celles du Golfe. Plus urgent que les larmes de la jeune princesse Charlotte et sa broche sertie de diamants, on pense au souhait qu’expriment aujourd’hui divers pays du Commonwealth[1] de ne plus céder le rôle de chef de l’État à la ou au monarque anglais.e, et de devenir des républiques à part entière dans un processus de décolonisation arrivant enfin à son terme (la Barbade en 2021, la Jamaïque bientôt..).[2]
Tout le monde n’a donc pas jugé opportun de se prosterner devant l’archaïsme rutilant des salves d’honneur, des processions et des parades. Et au Royaume-Uni même, si en moyenne deux tiers de la population restent favorables au maintien de la monarchie, le recul de sa popularité chez les jeunes adultes a été très net au cours des dernières années (l’implication du prince Andrew dans l’affaire Epstein en a vraisemblablement été un facteur significatif).
Il y aurait beaucoup à dire sur la fonction politique du cérémonialisme et de son rôle dans la construction et la reproduction de pouvoir hégémonique dans l’histoire de l’État britannique lui-même. Son imaginaire et sa symbolique contre-révolutionnaires et restaurationnistes se trouvent au cœur de son processus de formation qui remonte aux temps de la Réforme protestante[3]. Il s’est consolidé par la suite dans la réaction à la part révolutionnaire de la guerre civile du milieu du 17ème siècle, et bien sûr, dans la réaction à la Révolution française. Autrement dit, la monarchie n’est pas affaire de tradition muséifiée et inoffensive pour brochure touristique de week end à Londres ; on a bien affaire à l’incarnation matérielle et institutionnelle d’une logique historique de réaction-restauration permanente.[4] Le spectacle cérémoniel en est, pour ainsi dire, le discours privilégié.
Pour s’en tenir aux évènements récents, l’imposition et la mise en spectacle du consensus national-monarchique – bien qu’inévitable – a pris une signification particulière au regard de la conjoncture britannique des dernières années. On peut se contenter de dire que ce moment de funérailles et de succession, après soixante-dix années de règne, a offert une image inversée du Royaume-Uni tel qu’il va : d’un côté, prévisibilité, ordre, stabilité, tradition préservée, consensus national et social (au moins apparent) retrouvé ; de l’autre, six années de chaos institutionnel post-Brexit, trois démissions de premiers ministres, hyper-factionnalisme des principaux partis, scandales au sommet de l’État, popularité des indépendantismes et éventualités toujours plus plausibles de fin de l’unité du royaume, séquence de luttes sociales et syndicales d’ampleur sur fond d’effondrements sociaux et de crise inflationniste massive… Bref, tout un train d’évènements qui font passer la reine défunte et son successeur, Charles III, pour des personnages autrement plus modérés, rationnels, fiables et dignes qu’une grande partie du personnel politique de Westminster et White Hall (parlement et bâtiments gouvernementaux).
Le tandem Truss-Kwarteng et la panique capitaliste (pas tout à fait générale)
Si cet illusionnisme puissant a bel et bien vocation à produire des effets sur la longue durée, le répit qu’il aura offert semble cependant déjà bien loin. C’est que la nouvelle première ministre conservatrice, Liz Truss et son ministre du budget, Kwasi Kwarteng, se sont chargés de dilapider sans délai les quelques dividendes que leur offrait la pause monarchique.
Avec Truss et Kwarteng (déjà membres du gouvernement Johnson), arrivent aux postes clés du pouvoir les membres du Free Entreprise Group (du parti conservateur) auteurs du livre Britannia Unchained, paru en 2012 : selon ces esprits visionnaires, « les britanniques sont parmi les pires fainéants au monde » [« the worst idlers in the world »], travaillant bien trop peu, prenant leur retraite bien trop tôt. L’économie du pays souffrirait de trop d’État, trop d’impôts et trop de réglementations, sur le travail et l’environnement, notamment.
Dès ses premiers jours aux commandes, ce reagano-thatchérisme zombie a déployé son programme sous la forme d’un « mini-budget » : £45 milliards de dépenses fiscales (dont, l’annulation de la hausse de l’impôt sur les sociétés prévue par le gouvernement précédent, la suppression du plafonnement sur les bonus des banquiers adopté après la crise de 2008, la suppression des droits de timbres sur les acquisitions immobilières, la suppression de la tranche supérieure d’imposition des très hauts revenus), création de 38 « zones d’investissements » déréglementées à travers l’Angleterre, et engagement de « libérer » l’industrie financière londonienne – blanchisseuse globale pourtant déjà si efficace – de ce qui lui reste de réglementation héritée de l’UE.
Il faut ajouter au moins deux choses : Kwarteng a annoncé maintenir le niveau de dépenses publiques prévu en 2021 lorsque le taux d’inflation était encore anticipé à quatre pour cent. Mais le décrochage par rapport à une inflation désormais à plus de dix pour cent signifie une perte de £18 milliards pour la santé et l’éducation, entre autres. Enfin, résolument hostiles à tout prélèvement sur les profits des géants de l’énergie – qui doivent atteindre les £170 milliards au cours des deux années à venir – le nouveau gouvernement Truss s’est tourné vers l’emprunt afin de limiter la hausse des prix de l’énergie sur les deux prochaines années (soit, jusqu’aux élections qui doivent avoir lieu en 2024). Coût de l’emprunt : £130 milliards.
Cette série d’annonces a suscité l’émoi et la panique dans la plupart des milieux capitalistes : chute de la livre sterling à son niveau le plus bas par rapport au dollar depuis trente-sept ans, fuite des investisseurs et perte sur les marchés boursiers et obligataires à hauteur de 500 milliards de dollars, envolée imminente des taux d’emprunt immobilier, intervention en urgence de la banque d’Angleterre pour racheter £65 milliard d’obligations et tenter de maintenir les taux d’emprunts sous contrôle.
Il semble donc que même les partisans les plus forcenés de la brutalité capitaliste normale soient saisis d’effroi face au « mini-budget » de Truss, Kwarteng et leur conseillers. Pour ceux et celles-là, la crainte ne concerne pas tant les luttes de classe qui pourraient s’en trouver renforcées, et encore moins les énormes souffrances supplémentaires que subiront la plupart des britanniques : ils et elles peuvent maintenant avoir le sentiment d’assister, dans leur propre camp, à une crise de démence politique dans laquelle le capitalisme menace de s’administrer une « overdose de lui-même » (pour reprendre une formule de W Streeck). Mais d’autres s’y retrouvent très bien, assurément : les grandes entreprises de l’énergie auxquelles l’emprunt de 130 milliards apporte de solides garanties de paiement, et les gestionnaires de hedge funds près à parier contre la livre sterling.
Ceci ne peut être complément étranger au fait que Liz Truss a travaillé pour Shell pendant quatre ans et que sa campagne pour la succession au poste de premier ministre (£475 000 au total) a reçu une donation de £100 000 de BP. De la même manière, Kwarteng fut consultant chez un puissant gestionnaire de hedge funds, Crispin Odey, dont la fortune, estimée à £825 millions, s’est notamment bâtie à coups de spéculation contre la livre sterling et sur la dette britannique (Odey est réputé avoir, de cette manière, ramassé £220 millions suite au résultat du référendum sur le Brexit).[5]Kwarteng et Odey dînaient encore entre amis en juillet dernier et mieux encore, le soir de l’annonce du « mini-budget », Kwarteng était invité à une réception au champagne à l’initiative de gestionnaires de hedge funds en passe de tirer d’amples profits de l’effondrement de la livre en réaction aux £45 milliards de baisses fiscales annoncées le jour même.[6]
Rien de si personnel dans tout ceci, cela dit : Truss et Kwarteng, avec ou sans ces proximités et conflits d’intérêts éventuels, ne sont que les membres d’un parti ouvertement oligarchiste qui depuis l’élection de Johnson en 2019, a reçu pour £1,5 million de donations des grandes entreprises productrices de gaz et de pétrole. Les donations au parti de Crispin Odey lui-même, se montaient à £1,7 million au cours des années 2010 et se sont poursuivies depuis (petite monnaie rendue aux dirigeants d’un Etat contre lequel il spécule avec tant de succès, ce que les derniers jours ont encore confirmé[7]).
Trois nuances du saccage : sociale, environnementale et démocratique.
Le nouveau pouvoir conservateur s’est déjà vu contraint de reculer sur l’une de ses mesures les plus embarrassantes, à savoir, le cadeau fiscal (à £2 milliards) au plus hauts revenus. Les tendances catastrophiques restent cependant les mêmes à ce stade.
Sur le terrain social, la plafonnement tarifaire du gaz et de l’électricité ne dupe personne et le caractère d’ailleurs trompeur de l’annonce a vite été clarifié : non, le plafond n’est pas fixé à £2500 par an et il ne s’agit que d’une estimation moyenne qui peut être amplement dépassée. En outre, l’emprunt (plutôt qu’une taxe exceptionnelle) promet une nouvelle phase d’austérité après les quelques aménagements de la période de crise sanitaire. Cependant, au vu de la gravité des pénuries déjà existantes et des crises de vocation (dans la santé, dans l’éducation) on ne voit plus très bien comment toute une série de services pourraient maintenant y survivre.
Le mini-budget prépare un ensemble de régressions environnementales selon une seule et même logique dérèglementariste pour une captation capitaliste en toute liberté : les trente-huit « zones d’investissement » prévues (en Angleterre) illustrent jusqu’à la caricature la contradiction entre intérêt du capital d’une part, préservation de l’environnement et lutte contre le changement climatique d’autre part : abattements fiscaux, suppression des droits de timbres, « simplification » des règles d’aménagement des espaces qui seront désormais disponibles pour l’immobilier et les activités commerciales (suppressions des réglementations héritées de l’UE). A cela s’ajoutent la suppression des contributions vertes (qui représentent entre 8 et 12 pour cent des factures) et la levée du moratoire sur la fracturation hydraulique. Peu avant son élection, Truss prévoyait déjà la relance de la prospection pétrolière en mer du Nord avec l’attribution de 130 nouvelles licences de forage.[8]
Ce sont là les mesures et projets d’un nouveau gouvernement dont le ministre de l’énergie, Jacob Rees-Mogg, chargé d’œuvrer à la poursuite de l’objectif zéro carbone à l’horizon 2050, déclarait encore en 2013 qu’il était « encore trop tôt pour dire si le changement climatique est bien réel ». Le même estimait que si en effet les émissions de dioxyde de carbone s’étaient accrues, leur effet sur le climat restaient à prouver et « l’alarmisme en matière de changement climatique est responsable de nos prix de l’énergie élevés ».[9] Cette année, Rees-Mogg expliquait que les risques sismiques liés à l’extraction hydraulique étaient très surévalués et qu’il fallait en outre extraire le pétrole de la mer du Nord « jusqu’à la dernière goutte ».
Liz Truss est allée jusqu’à nommer, au titre de conseiller économique en chef, Matthew Sinclair, directeur comptable chez Deloitte, ex-président du think tank de droite, « l’alliance des contribuables », et ennemi juré de la dépense publique, de la fiscalité verte ou de la banque d’investissement vert, par exemple. Mais en l’occurrence, Sinclair est surout l’auteur de Let them Eat Carbon, paru en 2012, livre dans lequel il expliquait par exemple que « les régions équatoriales souffriront sans doute, mais il est tout à fait possible que cela soit compensé par des régions comme le Groenland, qui pourrait devenir vertes à nouveau, et la Sibérie, où les gens seront plus à même d’exploiter les énormes ressources naturelles ».
Soucieux du détail, le nouveau gouvernement entend aussi supprimer jusqu’aux quelques timides mesures anti-obésité qui prônaient la fin des promotions commerciales incitant à la consommation de malbouffe (du type troisième burger offert) et le retrait des sucreries et chocolats des présentoirs des caisses de supermarchés.
Il est possible cependant que le plus remarquable tienne à ceci, du côté de la démocratie, même sous sa forme parlementaire la plus étroite et conventionnelle : dans un contexte de crise très grave, Liz Truss a été élue par un peu plus de la moitié des membres du parti conservateur, soit approximativement 0,2 pour cent de la population britannique. De Nicola Sturgeon, la cheffe SNP[10] du gouvernement autonome écossais, élue et réélue avec de très larges majorités, Truss a déclaré au cours de sa campagne qu’il fallait « l’ignorer » et qu’elle essayait simplement « de se faire remarquer ». En réponse aux revendications salariales, Truss propose de durcir les lois anti-syndicales.
Face à Truss, d’emblée si impopulaire, l’opposition travailliste parlementaire a fini par acquérir une avance importante dans les sondages. Pour la tactique opportuniste et lâche consistant à parier sur l’usure des tories au pouvoir, Truss est une envoyée du ciel. Mais en guise « d’alternance démocratique », le labour offre la perspective sinistre d’un parti absolument déterminé à liquider toute sa composante de gauche, quitte à piétiner ses propres règles (comme l’a encore montré récemment la série documentaire d’Al-Jazira, « The Labour Files »), et à sombrer dans un racisme et une islamophobie « décomplexées », à l’image de l’interminable harcèlement infligé à la députée Apsana Begum, d’origine bengladaise, issue de milieu ouvrier, première élue parlementaire à porter le hijab, et se définissant comme socialiste et pro-Corbyn. C’est encore ce labour nationaliste en diable et bien installé dans le consensus de politique extérieure militariste, qui depuis trois ans fait une chasse impitoyable à ses militant.es de gauche juifs et juives critiques d’Israël au nom d’une « lutte contre l’antisémitisme » autorisant tous les mauvais coups. Et s’il restait un doute, depuis le début de l’été, les dirigeants travaillistes se sont empressés de marquer leur hostilité vis-à-vis des grèves et du mouvement syndical pourtant à l’origine du labour dont il reste en outre la principale source de finances.
La ministre des finances du gouvernement fantôme de Starmer, Rachel Reeves, offre à elle seule la meilleure illustration du problème : Reeves expliquait déjà en 2013 que les travaillistes (alors dirigés dans l’opposition par Ed Miliband) seraient plus durs que les conservateurs en matière de dépenses sociales ; un peu plus tard, Reeves déclarait que « nous ne sommes pas le parti qui représente ceux qui ne travaillent pas ». Le 5 octobre 2022, alors que le nouveau gouvernement s’apprête à reprendre et aggraver des lois anti-immigration héritées du mandat de Johnson et parmi les pires de l’histoire du pays en la matière, Reeves, figure clé d’un possible gouvernement travailliste à venir, déclare qu’il est grand temps que les tories au pouvoir se ressaisissent enfin et accélèrent le rythme des expulsions d’étrangers.[11]
Se contentant de tirer les dividendes de l’hostilité suscitée par Liz Truss, le parti travailliste n’essaye pas même d’apparaître en phase avec une opinion publique désormais très majoritairement favorable – à l’inclusion d’une grande partie de l’électorat conservateur – à la renationalisation de tous les grands secteurs privatisés depuis quarante ans (train, eau, énergie, et dans une mesure toujours plus grande, santé). Mais à présent, l’avance prise dans les sondages semble autoriser, au sein du labour, l’expression d’une hargne droitière et revanchiste sans limite, ne laissant guère de chances à une recomposition de liens avec les mouvement sociaux en cours.
Le deuil national terminé, les luttes du monde du travail ont repris, des processus de mise au vote de la grève restent en cours dans divers secteurs et des initiatives militantes autour de la question du climat ou de la défense de Julian Assange prolongent la grande journée de manifestation du 1er octobre. Les signes de combativité restent forts. Mais face à la dégradation accélérée des relais politiques et en l’absence de convergence vers la grève générale, pour combien de temps encore ?
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Thierry Labica est maître de conférences en études britanniques à l’Université de Nanterre et membre du comité de rédaction de Contretemps. Il est notamment l’auteur de L’hypothèse Corbyn, une histoire politique et sociale de la Grande-Bretagne depuis Tony Blair (éd. Demopolis, 2019).
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Illustration : « A Man Walking At Night London England Black And White Street Photography », Wikimedia Commons
Notes
[1]Sur l’ensemble des 56 pays du Commonwealth, 14 reconnaissent encore le roi d’Angleterre comme chef de leur Etat.
[3]En passant
[4]D’où divers débats et controverses marxistes célèbres sur la nature de la modernité de l’État britannique.
[5]https://www.walesonline.co.uk/news/politics/kwasi-kwartengs-old-boss-making-25147302
[7]https://markets.businessinsider.com/news/bonds/crispin-odey-hedge-fund-scores-193-gain-short-uk-bonds-2022-10?op=1 (« Le hedge fund de Crispin Odey établit un record avec un gain de 193 % après avoir parié contre les obligations du Royaume-Uni et la livre dans un contexte de volatilité des marchés »).
[9]https://www.bigissue.com/news/environment/jacob-rees-mogg-climate-change-denial-energy-secretary/
[10]Scottish National Party
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