Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Dada et Avant-garde russe : sur les liens entre l’art, la politique et la révolution…

1916. Il y a un peu plus d’un siècle, voyait le jour en Suisse le mouvement Dada. Ce mouvement artistique a été créé lors de la Grande Guerre de 1914-1918. À cette occasion, des artistes sortent de leur isolement et décident de prendre position contre ce grand carnage humain qui déchire les pays civilisés d’Europe. Certains membres de ce groupe tenteront, à l’instar du courant artistique de l’Avant-garde russe, de jouer un rôle pivot important dans la définition des liens à créer entre l’art, la politique et la révolution. Je vous propose, dans les lignes qui suivent, une réflexion critique autour des notions suivantes : « Dada », « Avant-garde russe », art, politique et révolution.

1.0 Le mouvement Dada

Le mouvement Dada est une réponse critique de certains artistes qui voulaient faire table rase des valeurs d’une société en faillite. Face à la politique, les dadaïstes étaient divisés. Certains étaient éloignés de ce champ de la pratique sociale, ils se disaient « neutres ». D’autres, par contre, acceptaient de s’y associer de très près. La composante allemande du mouvement Dada développera des liens organiques avec la Ligue spartakiste et le Parti communiste allemand. Au fil du temps, le membre berlinois du mouvement dada, George Grosz, perdra de son enthousiasme révolutionnaire et constatera que son art reste impuissant à faire triompher la révolution et à empêcher la montée de celui qui changera drastiquement, pendant quelques années, le paysage politique de l’Allemagne : Adolf Hitler.

2.0 Sur les liens entre art et politique

À première vue, les moyens propres à l’artiste visuel semblent assez éloignés des moyens à la disposition de la femme ou de l’homme politique. Tout, à première vue, semble différencier la production artistique et la pratique politique. L’art semble être le produit du génie individuel qui se spécialise dans la production du beau alors que la politique s’inscrit dans le champ de l’action collective en lien avec l’utilisation et la répartition du bien commun. Mais, en art, comme en politique, nous pouvons poser le monde « tel qu’il est » ou le poser « tel qu’il devrait être ». Autrement dit, dans ces deux champs de la pratique sociale, l’action peut-être orientée soit du côté de la conservation de l’ordre établi ou soit de sa contestation ou de sa remise en question frontale.

La ligne de démarcation entre art et politique est loin d’être étanche. La scène sur laquelle se déroule la lutte pour la conquête et l’exercice du pouvoir met en présence des femmes et des hommes qui rappellent des acteurs et des actrices de théâtre. Ces deux professionnels du discours recourent à la puissance de suggestion des mots et des images pour charmer, pour émouvoir, pour mobiliser et pour convaincre leur auditoire.

La politique est un art et tout un art : art de persuader, art de convaincre, art de vaincre, art de conquérir et de conserver le pouvoir. C’est quand les professionnelles et les professionnels de la vie politique s’imaginent qu’ils peuvent « modeler » la société selon leurs désidératas (pensons ici aux dictateurs et aux censeurs toutes catégories confondues) que la situation devient hautement dangereuse.

La production artistique est le résultat d’une démarche qui peut être complètement libre (autonome) ou, à l’opposé, complètement servile (hétéronome). Dans ce dernier cas, la production artistique devient œuvre de propagande et vise à endoctriner ou à manipuler l’opinion publique. Se pose ici une question toute délicate : jusqu’à quel point les artistes ont-ils été en mesure de tout révolutionner ?

3.0 Art, politique et révolution avant et après le Grand soir d’octobre 1917

Durant la Grande Guerre, la Russie est le théâtre d’une effervescence artistique sans précédent. La Révolution qui éclate en 1917 renforce ce dynamisme. Le nouvel État bolchévik mobilise la créativité des artistes d’avant-garde. Certains artistes agissent au sein des agences de propagande, dont le but est de répandre l’idéologie communiste par, entre autres choses, la production d’affiches. Après la mort de Lénine, en 1924, Staline s’empare progressivement du pouvoir en Union soviétique. Sous sa direction, une impitoyable dictature totalitaire se met en place. La propagande y occupe une place centrale. La production artistique sera tout simplement instrumentalisée par les apparatchiks. Durant cette période, certains artistes d’avant-garde seront arrêtés et exécutés. Dorénavant, s’imposeront en art le « Réalisme socialiste » et le « Culte du chef ».

4.0 De l’art au service de la politique à la politique au service de l’art

Depuis le début du XXième siècle, des artistes d’avant-garde tentent d’élargir le champ d’action de l’art et en faire un moyen de « changer la vie ». Qu’il s’agisse de créer un « homme nouveau » ou de libérer les forces inconscientes de l’esprit humain, leur objectif est de mener une révolution qui bouleverse non seulement les structures sociales existantes, mais aussi les structures mentales humaines. Avouons-le, il s’agit d’un objectif audacieux et très difficile à atteindre. Si les artistes d’avant-garde n’ont pas provoqué la révolution totale qu’ils souhaitaient, leurs expériences ont tracé la voie pour un nouveau rôle politique pour l’art : non plus seulement une fonction de propagande ou de communication visuelle, mais aussi celle d’un agent perturbateur qui remet en cause les normes, les conventions et les identités imposées par la société.

La contribution importante de certains artistes associés au mouvement Dada se situe peut-être là. Ils nous ont laissé en héritage une avenue de réflexion pour changer, dans la mesure du possible, notre rapport à la vie politique. La politique ne se fait pas uniquement avec des discours. Elle peut aussi se pratiquer à travers une œuvre d’art, c’est-à-dire une œuvre plastique, une œuvre qui change et transforme la forme des choses dans le réel.

Qu’on le pose comme on le voudra, il semble bien que c’est dans le champ des arts où la (ou les) révolution(s) laisse(nt) des traces fécondes et enviables.

Yvan Perrier
Politologue
Cégep du Vieux Montréal

Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com


Lexique

Art : expression par les œuvres humaines, d’un idéal d’esthétique.
Autonomie : droit pour l’individu de déterminer librement les règles auxquelles il se soumet.
Hétéronomie : qui reçoit de l’extérieur les lois qui le gouvernent.
Plastique : qui a le pouvoir de donner la forme.
Politique : relatif à la Cité. Organisation et exercice du pouvoir dans une société. Personne qui gouverne.
Révolution : changement brusque et important dans l’ordre social. Mouvement en courbe fermée. Retour périodique d’un astre à un point de son orbite.

Gnoses marginales

Les artistes ne vivent pas hors de la société. Ils vivent dans la société. Nous pouvons donc chercher à lever le voile sur les liens qui existent, durant une période historique donnée, entre l’art, l’économique, le politique et le social.
 
Le paradigme politique dominant de la modernité et de la post-modernité reste figé et stagnant. Il s’agit toujours d’une relation qui se structure entre des personnes « Dirigeantes » et des personnes « dirigées ». De plus, nous sommes toujours prisonniers des clivages suivants : réactionnaire / conservatisme / progressisme et utopies. Pour ce qui est de l’art, les relations entre les artistes et le public sont mouvantes et instables. Dans son livre intitulé Le paradigme de l’art contemporain, Nathalie Heinich a décrit avec beaucoup de perspicacité la nouvelle dynamique relationnelle qui s’installe entre les artistes, les spectateurs, les collectionneurs privés, les commentateurs et les acteurs institutionnels dans ce qu’on peut maintenant appeler le « cirque » (au sens « d’activités désordonnées ») de l’art contemporain.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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