Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Cessez-le feu ou capitulation -

Points de vue des gauches ukrainiennes et russes

Le journal de « centre-gauche et indépendantiste » québécois Le Devoir vient de publier une lettre ouverte signée par cinq pacifistes, qui appellent à un « cessez-le-feu et à des négociations immédiates » en Ukraine.

La lettre en elle-même ne mériterait pas qu’on s’y attarde si les auteur.es ne disaient pas signer « pour » le Collectif échec à la guerre.

De fait, le Collectif regroupe des partis politiques de gauche (Québec solidaire, Parti communiste), de très nombreux syndicats (de la CSN, de la FTQ, d’infirmières, d’enseignant.es etc.), des groupes communautaires et de défense des droits (FRAPRU, Ligue des droits et libertés, AQOCI, MEPACQ etc.) et des organisations religieuses. En bref, c’est donc une bonne partie de ce que le Québec compte de militant.es qui se déclarent de gauche, syndicalistes, socialistes, féministes, anticapitalistes, anti-impérialistes, postcoloniaux, altermondialistes et même internationalistes qui se voit associée, au moins indirectement, au contenu de cet appel pacifiste.

  Cessez-le-feu ou capitulation ?

La lettre en question est une médiocre caricature de la propagande véhiculée par Vladimir Poutine : la guerre a été provoquée par les États-Unis, l’Occident, l’OTAN, qui « mènent une véritable guerre par procuration en Ukraine ». La Russie quant à elle a tout fait pour négocier et éviter le conflit mais il a bien fallu qu’elle défende ses intérêts « de grande puissance ». Et finalement, comme « la guerre en Ukraine ne s’est pas déroulée selon les plans de l’Occident », que les sanctions économiques ont échouées, que la « situation évolue à l’avantage de la Russie », qu’il faut éviter un engrenage et une guerre nucléaire, il est dans l’intérêt des ukrainien.nes et de l’humanité d’imposer le plus rapidement possible un « cessez-le-feu ». Évidemment le texte ne nous ni comment ni quelles en seraient les implications mais il faut que cela soit fait et « mutuellement acceptable ». Et voilà, il fallait juste y penser et l’écrire.

Au-delà d’un narratif digne de la novlangue de Georges Orwell, où ceux que l’on pensait être les agressés deviennent les agresseurs, les victimes, les coupables, les victoires, des défaites, les impérialistes, les colonisés etc., l’intention première qui transpire de la lettre est de mettre un terme au soutien militaire canadien à l’Ukraine, aussi ridicule soit-il. Il est de fait certain que si l’Ukraine ne reçoit plus aucun soutien, elle n’aura alors plus d’autre choix que de négocier le cessez-le-feu. Et le plus tôt on arrêtera de la soutenir, le plus tôt le cessez-le-feu souhaité par les auteur.es de la lettre, sera imposé. Mais il n’est pas dit qu’il sera "mutuellement acceptable".

Et de fait, le seul problème à l’exécution de ce plan magistral est que les Ukrainien.nes – et heureusement beaucoup d’autres personnes – considèrent aujourd’hui qu’il ne s’agit plus alors d’un cessez-le-feu mais d’une capitulation en rase campagne. Et, rien à faire, même avec les incantations des pacifistes québécois.es, les ukrainien.nes refusent de capituler.

- Faut-il écouter les ukrainien.nes ou les ignorer et défendre le pacifisme d’Échec à la guerre ?

Mais les auteur.es de la lettre se moquent éperdument de ce que peuvent penser et vouloir les ukrainien.nes. Il est en effet sidérant de voir avec quelle facilité, toute honte bue, cinq pacifistes (qui se revendiquent certainement postcolonialistes), bien à l’abri des bombes, peuvent prétendre s’exprimer pour et dans l’intérêt des ukrainien.nes, sans même prendre la peine d’en citer un.e seul.e.

Comme si les ukrainien.nes ne pouvaient pas parler, comme si leurs revendications étaient inconnues, comme si leur avis était de toute façon sans intérêt au regard des préoccupations planétaires des cinq pacifistes québécois.es. Les ukrainien.nes sont de facto infantilisé.es, traité.es comme des enfants qui ont réagi de façon impulsive, qu’il faut calmer et à qui il faut expliquer, et au besoin imposer, ce qui est bon pour eux et elles.

C’est vrai qu’ils et elles n’écoutent pas beaucoup, pas même les doctes conseils de nos cinq pacifistes ou des capitalistes occidentaux et Russes. Au lieu de fuir en taxi et de se laisser calmement coloniser, comme le prévoyaient Vladimir Poutine mais également tous les membres de l’OTAN, ils et elles ont choisi de résister et continuent de résister malgré tout, semblant oublier qu’ils et elles ont en face d’eux une puissance nucléaire.

Bref, si pour les auteur.es de la lettre l’opinion des ukrainien.nes ne compte pas, les ukrainien.nes en revanche feraient bien de les écouter. Il s’agit là d’une conception et d’une pratique de "solidarité internationale" déjà bien documentées.

- Mais pourquoi la gauche ukrainienne refuse-t-elle de capituler ?

Mais imaginons que, contrairement aux cinq missionnaires pacifistes, les membres associatifs du Collectif estiment important d’écouter et de prendre en compte ce que les Ukrainien.nes revendiquent, comme n’importe quel internationaliste digne de ce nom. Ils et elles peuvent alors facilement se renseigner en français grâce au précieux travail réalisé par un regroupement de plusieurs maisons d’édition de gauche (y compris québécoises) et au travail du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (ENSU/RESU).

Les partis politiques de gauche, les syndicats et les groupes communautaires québécois peuvent alors constater dans ces milliers de documents que par bien des aspects, la société ukrainienne n’est pas très différente de la société québécoise ; et que, comme elle, c’est une société profondément divisée. Il y a des fascistes, des racistes, des capitalistes profiteurs de la guerre, des multimillionnaires crapuleux et planqués, des politiques corrompus, des religieux homophobes, des antisémites, des islamophobes etc. Et, comme au Québec, faute d’une gauche véritablement internationaliste, c’est cette tendance qui a le vent en poupe.

Mais il y a également de nombreux militant.es de gauche, anticapitalistes, des féministes et des anarchistes qui, en toute conscience, ont choisi de défendre le droit à l’indépendance, non seulement les armes à la main mais également sous le commandement d’un gouvernement bourgeois et patriarcal, seule solution militairement viable selon eux pour ne pas être colonisé.es et disparaitre ; qu’il y a des syndicalistes qui militent contre la scandaleuse réforme du Code du travail tout en apportant un soutien continu aux soldat.es dans les tranchées ; des militants internationalistes qui malgré l’état d’urgence, prennent le temps d’envoyer des messages de solidarité aux palestiniens, aux grévistes français ou britanniques ; des anticapitalistes qui militent contre les réformes néo-libérales de Zelenski, du FMI et de la Banque mondiale, pour la nationalisation de l’industrie de l’armement, l’expropriation des oligarques ; des militant.es qui au risque de leur vie documentent la réalité dans les territoires occupés, les vols d’enfants, le pillage de Mariupol et de sa région, comme la russification à marche forcée etc.

Toujours dans ces précieux documents, les membres du Collectif pourront également constater que les ukrainien.nes se battent également pour la paix, un cessez-le-feu et le désarmement. La différence toutefois est qu’ils et elles n’acceptent pas les conditions proposées par nos cinq pacifistes ou Vladimir Poutine. Ils et elles ne cessent de le répéter : si la Russie se retire, il n’y a plus de guerre. En revanche, si l’Ukraine cède, il n’y a plus d’Ukraine.

- Qui désarmera et qui sera désarmé ?

De fait, quand on fait face à l’armée d’un dirigeant qui répète à qui veut l’entendre que vous n’existez pas et qui a déjà montré on ne peut plus clairement aux Tchétchènes, aux Syrien.nes ou aux Georgiens les conditions d’une paix durable et du désarmement selon lui, on retient surement mieux certaines leçons de l’histoire : « toute la question est de savoir qui désarmera et qui sera désarmé ».

Par conséquent, aujourd’hui, ce que les membres du Collectif ne trouveront pas dans ces multiples documents de syndicalistes, de socialistes de féministes, d’anticapitalistes, d’internationalistes ukrainien.nes ce sont des appels à mettre un terme au soutien militaire à l’armée ukrainienne, à s’opposer à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN ou dans l’Union européenne. Ces militant.es de la gauche ukrainienne le répètent : ce n’est pas de gaité de coeur qu’ils et elles font ces choix politiques ; c’est une question de priorités, de survie.

- Et si la gauche Russe souhaitait également la défaite militaire de Poutine ?

Nos cinq pacifistes pourraient par ailleurs, toujours dans une perspective de solidarité internationale, se tourner vers les militant.es internationalistes russes. Il est vrai qu’il est beaucoup plus difficile d’entrer en contact avec elles et eux mais, grâce au travail des militant.es du RESU, on dispose notamment des déclarations du Mouvement socialiste russe. Et voici un extrait d’un récent communiqué en espérant que les membres du Collectif Échec à la guerre soient incités à le lire dans son intégralité :

« Le régime de Poutine ne peut plus sortir de l’état de guerre, car le seul moyen de maintenir son système est d’aggraver la situation internationale et d’intensifier la répression politique à l’intérieur de la Russie.

C’est pourquoi toute négociation avec Poutine n’apporterait, au mieux, qu’un bref répit, et non une véritable paix.

Une victoire de la Russie serait la preuve de la faiblesse de l’Occident et de sa volonté de redessiner ses sphères d’influence, surtout dans l’espace post-soviétique. La Moldavie et les États baltes pourraient être les prochaines victimes de l’agression. Une défaite du régime, en revanche, équivaudrait à son effondrement.

Seul le peuple ukrainien a le droit de décider quand et dans quelles conditions faire la paix. Tant que les Ukrainiens feront preuve d’une volonté de résistance et que le régime de Poutine ne changera rien à ses objectifs expansionnistes, toute contrainte exercée sur l’Ukraine pour l’amener à négocier est un pas vers un "accord" impérialiste aux dépens de l’indépendance de l’Ukraine.

Cet "accord de paix" impérialiste signifierait un retour à la pratique de partition du reste du monde par les "grandes puissances", c’est-à-dire aux conditions qui ont donné naissance à la Première et à la Seconde Guerre mondiale.

Le principal obstacle à la paix n’est certainement pas le "manque de volonté de compromis" de Volodymyr Zelensky, ni le "caractère faucon" de Joe Biden ou d’Olaf Scholz : c’est le manque de volonté de Poutine de discuter même de la désoccupation des territoires ukrainiens saisis après le 24 février 2022. Et c’est l’agresseur, et non la victime, qui doit être contraint de négocier » (Traduction Deepl.).

Il est évident que cette prise de position, tout comme celle de la gauche ukrainienne reprise ici, ne reflètent qu’une partie et probablement qu’une toute petite partie des opinions des gauches Russe ou Ukrainienne. Mais ce sont ces positions que nous relayons, que nous avons choisi d’appuyer, en citant nos sources. Que les cinq pacifistes québécois.es fassent de même et nous disent au nom de qui ils et elles parlent et revendiquent un « cessez-le-feu immédiat » en Ukraine.

En attendant leurs sources, nous partageons l’avis du Mouvement socialiste Russe selon lequel, dans le contexte actuel, ce qui compte au final c’est le choix du peuple ukrainien et que "c’est l’agresseur, et non la victime, qui doit être contraint de négocier". Tout l’inverse de ce qu’ont choisi de défendre les cinq pacifistes québécois.es "pour" un important collectif de travailleurs et de travailleuses Québécois.es.

Nous espérons alors que les membres associatifs du Collectif Échec à la Guerre feront savoir qu’ils condamnent fermement cette méprisable prise de position qui va à l’encontre du droit à l’auto-détermination et de tous les principes de base de la solidarité internationale ouvrière et féministe, de l’internationalisme.

Camille Popinot

Illustration : Anna Ivanenko, Si cela vient à nous, cela viendra à vous.
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