Édition du 17 décembre 2024

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Capitalisme globalisé et environnement pathogène : la monoculture du palmier à huile a-t-elle pu provoquer Ebola ?

L’article que nous mettons aujourd’hui en ligne présente notamment les résultats de recherches scientifiques très récentes qui établissent un lien direct entre l’essor de la culture et de la commercialisation de l’huile de palme en Guinée et dans les pays voisins, et le développement de la pandémie d’Ebola.

Ces travaux sont peu connus, parce que publiés dans des revues scientifiques à diffusion limitée (biologie, épidémiologie, écologie, etc.) et exprimées dans un langage technique parfois difficile. Ils pointent les causes socio-environnementales de la crise sanitaire actuelle, en lien direct avec les effets de la globalisation capitaliste sur des pays dépendants, validant les articles précédemment écrits par l’auteur à ce sujet.

La pandémie d’Ebola, qui a déjà causé la mort de plus de 5000 personnes en Afrique de l’Ouest, pourrait en tuer plus de 90 000 dans le seul comté libérien de Montserrado, d’ici le 15 décembre prochain, si les moyens engagés sur le terrain n’augmentent pas massivement dans les jours à venir [1]. Rien n’indique en effet que les mesures prises jusqu’ici soient de nature à faire reculer sensiblement ce fléau. Peut-on d’ailleurs venir à bout durablement d’une telle crise sanitaire sans agir sur ses causes socio-environnementales ? D’où la nécessité d’approfondir notre compréhension de cette catastrophe pour en tirer les leçons nécessaires, notamment dans une perspective écosocialiste. Je rappellerai tout d’abord cinq arguments, développés avec plus de détails dans mes précédents articles publiés par Viento Sur [et disponible sur ESSF], le 19 août et le 9 octobre :

1. Le passage du virus de la faune à l’homme (spillover) est lié à des transformations qualitatives de l’environnement régional qui résultent de la déforestation, de l’accaparement des ressources naturelles (minerais, bois, etc.), du land grabbing [2] et de l’essor des monocultures d’exportation, phénomènes aggravés par le contexte mondial de réchauffement climatique.

2. L’exposition accrue des communautés villageoises à ce nouvel agent pathogène résulte du régime d’accumulation par dépossession qui domine de plus en plus le capitalisme périphérique, marqué par la privatisation accélérée des communs, la guerre pour le contrôle des matières premières, le déracinement et les migrations forcées de populations.

3. L’incapacité d’endiguer la pandémie résulte de l’effondrement des systèmes de santé et des services publics en général des pays concernés, lequel découle directement de l’imposition de programmes d’ajustement structurel brutaux aux dépens des tâches sociales élémentaires des Etats.

4. L’alliance néocoloniale des gros investisseurs étrangers et des bourgeoisies locales vise à garantir leur contrôle exclusif sur la rente. D’où l’autoritarisme et la répression des résistances populaires, qui suscitent en retour une profonde méfiance à l’égard des pouvoirs locaux et des intervenants étrangers. Ce contexte politique mine aujourd’hui les tentatives de contrôle de l’épidémie.

5. La domination de l’industrie pharmaceutique par la quête du profit privé stérilise la recherche sur les maladies des pays pauvres tant qu’elles ne constituent pas un danger de pandémie mondiale ou un risque de bioterrorisme. D’où l’absence de vaccin ou de traitement efficaces contre Ebola, près de 40 ans après sa première apparition en Afrique centrale.

Des travaux scientifiques publiés au cours de ces dernières semaines, en particulier dans les domaines de la biologie, de l’épidémiologie et de l’écologie humaine, apportent depuis lors des précisions nouvelles sur les liens entre développement de l’agriculture intensive d’exportation sous la pression du marché mondial, en particulier après le début de la crise financière en 2007-2008, et l’essor de la pandémie d’Ebola. De façon plus générale, ils indiquent que les circuits du capital ouvrent la voie à ceux de germes pathogènes extrêmement dangereux, en particulier dans les pays de la périphérie, qui subissent de la façon la plus expéditive les effets sociaux de l’accumulation par dépossession en cours. Nous allons tenter d’en présenter ici certains résultats importants.

Ecosystèmes et épidémies

Nous savons désormais que le virus Ebola est présent en Afrique occidentale depuis plusieurs années : d’abord, parce que des anticorps contre plusieurs de ses variétés ont été mis en évidence dans des échantillons de sang prélevés en Sierra Leone, il y a cinq ans ; ensuite, parce que les premières analyses du génome de la souche active depuis plus de dix mois permet de dater son apparition dans la région au milieu des années 2000 [3]. Dès lors, pour quelles raisons les infections ponctuelles provoquées par ce germe, non diagnostiquées comme telles avant la fin de l’hiver 2014, ont-elles soudain débouché sur une véritable épidémie ? Parce que, selon une très récente étude : « des changements de politique ou de structure socioéconomique, notamment de l’économie qui régit les plantations, peuvent “dé-stériliser“ un écosystème naturel au sein duquel un agent pathogène avait pu être maintenu jusqu’ici en équilibre à un bas niveau d’activité, ou n’avait pas trouvé le moyen d’évoluer » [4].

A contrario, la petite agriculture paysanne traditionnelle, par sa diversité spatiale, temporelle et modale, dresse de nombreux obstacles physiques et fonctionnels (que les statisticiens appellent des « bruits stochastiques ») contre la multiplication exponentielle de nombreux germes. Certains chercheurs tentent ainsi de déterminer, pour chaque type d’écosystème, quel type de modifications socioéconomiques peut faciliter l’évolution et la propagation des agents pathogènes. Par exemple, il semble bien que la marchandisation des cultures fruitières et les effets des politiques gouvernementales conduisant à la dépossession des communautés rurales aient favorisé l’accroissement de la densité des hommes et des animaux autour de ces cultures d’exportation, ainsi que la multiplication des contacts au sein de chaque espèce et entre espèces. Cette concentration accrue de virus dans un espace circonscrit a favorisé leur prolifération en raison de « l’effet Allee » (qui établit une relation directe entre densité et croissance d’une population).

Ce modèle suggère la possibilité que, dans certaines conditions, les « frottements » propres à un écosystème, qui entravent la circulation des germes, puissent être brutalement réduits. Et cette « fluidité » nouvelle ne permet dès lors plus à une intervention d’urgence de contenir efficacement la circulation des virus pour en assurer la régression spontanée. Désormais, la lutte contre la pandémie ne peut plus se passer de mesures structurelles visant à restaurer une certaine « viscosité » du système [5]. L’endiguement d’une pandémie suppose donc la capacité d’intervenir aussi sur les transformations en cours des modes de production agricoles, sylvicoles et miniers, engagées sous la pression de l’économie mondiale. Une telle politique exige une action consciente des populations concernées pour résister aux exigences du marché international dans une perspective sociale et écologique.

« Tracer l’émergence des maladies en suivant les circuits du capital »

Avec d’autres, le bio-écologiste états-unien Robert G. Wallace (University of California, Irvine) défend aujourd’hui « l’unité structurelle de la santé » (Structural One Health). Ces chercheurs préconisent le développement d’« une nouvelle science qui trace l’origine des maladies en suivant les circuits du capital » [6]. Par exemple, si Ebola a pu rester confiné pendant des années au sein de la faune sauvage, la fin de cette période de « latence » et l’épidémie incontrôlable qu’elle a provoquée, seraient dues à des transformations importantes des écosystèmes d’Afrique occidentale, liées aux mutations du mode de production de l’huile de palme. Le premier foyer de contagion, dans un village proche de Guéckédou, se trouve en effet situé dans une zone densément boisée qui abrite une mosaïque de villages et de plantations du même type. On sait que les palmiers à huile attirent tout particulièrement les grandes chauves-souris frugivores de la forêt, hôtes de prédilection du virus, qui peuvent dès lors le transmettre à l’homme par leurs urines, leurs excréments ou leur salive, ce qui pourrait ne pas impliquer nécessairement la consommation de viande de brousse. La région voisine de Kailahun (Comté de Lofa) au Libéria présente des caractéristiques analogues, encore aggravées par un développement massif du land grabbing [7].

Certes, le palmier à huile est exploité à l’état naturel et cultivé depuis des centaines d’années en Afrique occidentale. Cependant, sous la pression de la demande internationale, ses cycles de jachère n’ont cessé de se raccourcir, de 20 ans dans les années 1930, à moins de 10 ans dans les années 2000, entraînant une densité accrue des plantations. En Guinée, la culture de ces arbres a connu une expansion récente : 15 000 hectares devraient permettre de commercialiser 84 000 tonnes d’huile à l’horizon 2015 [8]. Et même si le secteur artisanal traditionnel continue à dominer cette activité, la Guinean Oil Palm and Rubber Company (SOGUIPAH), entreprise d’Etat, a servi de courroie de transmission aux pressions des marchés extérieurs : introduction d’une variété hybride plus productive, dont les graines ne peuvent être obtenues qu’auprès de la compagnie [9], réquisition de terres et éviction de leurs occupants, multiplication des contrats de fermage, chaînes de production rationalisées, interventions policières pour réprimer les résistances populaires.

« L’aide au développement » a encore accentué de telles évolutions, puisque la Banque d’investissement européenne a récemment financé le quadruplement de la capacité de raffinage industriel de la SOGUIPAH, qui interdit désormais aux petits producteurs, sous peine de prison, d’extraire leur huile sur un mode artisanal. Ces développements débouchent sur la privatisation des communs : obstacles croissants à la libre exploitation des palmiers à huile naturels ou développement de petites plantations privées sur brûlis. Ainsi, même s’il n’y a pas encore de grandes exploitations multinationales en Guinée, comme au Libéria ou à la Sierra Leone, « l’huile de palme y représente un cas typique de consolidation rampante [de la monoculture d’exportation], de privatisation, de commercialisation et de capitalisation [de cette activité], qui font reculer la production artisanale. Ainsi, même si aucune compagnie privée ne plante encore directement des palmiers à huile en Guinée, sous l’effet d’une géographie relationnelle, l’impact du marché mondial sur l’agro-écologie locale commence déjà à se faire sentir. » [10]

La violence de l’épidémie d’Ebola en Afrique occidentale ne fait que transposer sur le plan sanitaire celle qui préside à la destruction des écosystèmes (déforestation), à la dépossession des communautés rurales (privatisation), au durcissement extrême des conditions de travail dans les secteurs d’exportation (surexploitation), mais aussi au démantèlement des derniers filets sociaux établis par les Etats (plans d’ajustement structurel). Elle annonce le prix que le capitalisme globalisé s’apprête à faire payer aux populations, en particulier les plus pauvres et les plus exposées, pour la marchandisation toujours croissante de leurs économies et les déséquilibres environnementaux croissants qu’il génère. Raison de plus pour le combattre au nom d’un projet écosocialiste qui ne soit pas considéré comme un « luxe » pour le Nord, mais comme une nécessité urgente pour le monde entier.

Notes

[1] Fishman, D. et Tuite, A.R., « Ebola : No Time to Waste », The Lancet, 24 octobre 2014.

[2] accaparement des terres.

[3] Schoepp, R. J. et al., « Undiagnosed Acute Viral Febrile Illnesses, Sierra Leone », Emerging Infectious Diseases, 20, 2014, pp. 1176-1182 ; Gire, S. K. et al., “Genomic Surveillance Elucidates Ebola Virus Origin and Transmission During the 2014 Outbreak”, Science, 345, 12 septembre 2014, pp. 1369-1372.

[4] Wallace, R. G. et al., « Did Ebola Emerge in West Africa by a Policy-Driven Phase Change in Agroecology ? », Environment and Planning, 46, 2014 (sous presse), publié en ligne le 20 octobre 2014.

[5] Osterholm, M. T., « What We Need to Fight Ebola », Washington Post, 1er août 2014.

[6] Wallace, R. G. et al., « The Dawn of Structural One Health : A New Science Tracking Disease Emergence Along Circuits of Capital », Social Science and Medicine, 2014 (sous presse, disponible en ligne).

[7] Fouladbash, L., Agroforestry and Shifting Cultivation in Liberia : Livelihood Impact, Carbon Tradeoffs, and Socio-political Obstacles, PhD Thesis, Natural Resources and Environment, University of Michigan, 2014.

[8] Carrere, R., Oil Palm in Africa : Past, Present and Future Scenarios, World Rainforest Movement, Montevideo, 2010.

[9] En cas de rupture de contrat, l’utilisation des graines des arbres de la première génération entraîne une baisse de rendement de 40% (Delarue, J. et Cochet, H., « Systemic Impact Evaluation : A Methodology for Complex Agricultural Development Projects. The Case of a Contract farming Project in Guinea », European Journal of Development Research, 25, 2013, pp. 778-796.

[10] Wallace et al., « Did Ebola Emerge… », art. cit.

* Tribune écrite pour Viento Sur : http://www.vientosur.info/spip.php?article9558

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