tiré de : Inprecor, no 670-671, janvier-février 2020
photo : Manifestation Place Baquedano à Santiago, le 22 octobre 2019, © Carlos Figueroa
Franck Gaudichaud*
Synthèse • Chili
Il faut dire que les classes dominantes chiliennes ont vraiment vendu l’image d’un « Chili Jaguar », modèle de croissance économique et de stabilité. Sebastián Piñera (droite), le président milliardaire à la tête du pays, parlait même d’un pays « oasis » : moins d’une semaine après ces déclarations, on assistait au début d’une mobilisation sociale sans précédent et il déclarait à la télévision que le « pays [était] en guerre » ! Derrière la vitrine du Chili « moderne » et néolibéral, on trouve les inégalités parmi les plus importantes de la planète, et des niveaux d’exploitation du travail et de destruction de la nature considérables.
Rappelons-le, la violence du capitalisme tel qu’il s’est appliqué depuis 1973 avec la dictature de Pinochet, puis en 1975 avec le « tournant » néolibéral des « Chicago boys », s’est prolongée à partir des années 1990 sous les différents gouvernements civils. La « transition démocratique » pactée entre le centre, la droite et les militaires, tant vantée comme « réussie » par les thuriféraires du « consensus », a en fait permis de légitimer la défaite du camp populaire de 1973 (avec l’écrasement de la « voie chilienne au socialisme » et la mort d’Allende), mais aussi celle des secteurs de la gauche radicale qui cherchaient, dans les années 1980, à faire chuter Pinochet, par les armes et la mobilisation de masse.
La « démocratie » qui nait en 1990 – sous tutelle des militaires – est conduite par une classe politique qui a fini par accepter de conserver (avec quelques réformes) la Constitution élaborée en 1980. Et même si l’extrême pauvreté a largement baissé depuis trente ans, les fortes inégalités sociales se sont maintenues, ainsi qu’un modèle de développement violemment extractiviste et prédateur, où quasiment l’ensemble des activités sociales (santé, éducation, transport, retraites) a été livré en pâture au capital. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui l’économie du pays est dominée une poignée de familles de la bourgeoisie et que la moitié des travailleurs gagnent moins de 480 euros par mois (alors que le prix d’un aller en métro à Santiago est d’un euro...).
C’est tout cet édifice qui est en crise, sous les coups de boutoir de l’explosion sociale d’octobre et d’un renouveau formidable des luttes populaires qui se sont installées dans la durée. Cette révolte massive est liée à une accumulation d’expériences de résistances antérieures, celles des luttes du peuple Mapuche, de grandes mobilisations ouvrières (à partir de 2006-2007), mais également des lycéen·es et des étudiant·es (on songera au « printemps étudiant » de 2011). Il faut aussi souligner la multiplication des luttes éco-territoriales face aux ravages écologiques des grandes entreprises. Enfin, on peut citer les mobilisations autour de la question d’un système des retraites entièrement aux mains de fonds de pension (capitalisation mise en place par le frère de l’actuel président, José Piñera, ministre de la dictature).
Néanmoins, le mouvement ouvrier traditionnel organisé (très affaibli depuis la dictature) n’a pas joué un rôle clef dans le déclenchement de cette explosion sociale. Ce qui émerge d’abord ce sont les luttes de la jeunesse précarisée, qui commence à sauter par-dessus les tourniquets du métro à Santiago, de manière collective. Puis avec la répression et la militarisation de l’espace public, on assiste à l’élargissement des espaces sociaux en lutte et des revendications en termes de critiques du néolibéralisme. C’est à ce moment que des secteurs du mouvement ouvrier et notamment ceux du syndicalisme stratégique le plus politisé, se sont mis en mouvement. C’est en particulier le cas des dockers de la Unión Portuaria, qui dès le lundi 21 octobre appelaient à la grève alors que la Centrale unique des travailleurs (CUT) est quant à elle restée longtemps paralysée (1).
Le mouvement ouvrier s’est donc enclenché, avec deux importantes grèves nationales (mais sans reconduction), mais assez tardivement et avec les freins d’une partie des directions en place. La réactivation d’une initiative unitaire large, Unidad Social, au sein de laquelle on retrouve la CUT, le mouvement No+AFP, contre les fonds de pension, la Coordination du 8 mars, féministe, les secteurs de l’écologie politique, a joué cependant un rôle important pour faire basculer le rapport de force et faire reculer l’exécutif, notamment sur la question de l’état d’urgence. Pourtant là encore, les atermoiements ont été nombreux et les appels à la destitution de Piñera massifs – dans le mouvement – n’ont pas été repris, ni même ceux de la grève générale, ce qui aurait pu changer radicalement la donne et remettre en cause l’hégémonie des classes dominantes.
Si la mobilisation se maintient et devrait se massifier à nouveau en mars (fin des vacances d’été), la répression d’État continue elle aussi : selon l’Institut national des droits humains du Chili, organisme officiel, on compte une trentaine de mort·es, 3 649 blessé·es, dont presque 2 000 par armes à feu et plus de 400 personnes avec des mutilations oculaires. Depuis trois mois, et presque toutes les semaines, il y a un mort dans les rues de Santiago.
La force du mouvement se trouve dans les multiples expériences d’auto-organisation territoriale, les centaines d’assemblées de quartier et cabildos (conseils) qui continuent à élaborer collectivement, s’organiser et penser un Chili sans la Constitution de Pinochet, réellement démocratique, féministe, ecosocial, postnéolibéral (sans que les perspectives anticapitalistes ne soient à l’ordre du jour, à ce stade). Alors que le parlement et le gouvernement tentent de contrôler la rue et institutionnaliser le conflit de classe avec un « Accord pour la paix sociale et une nouvelle Constitution », le problème – irrésolu – reste celui de construire une perspective écosocialiste claire, indépendante des institutions héritées de la dictature, insérée dans les luttes, non dogmatique, et d’arracher – enfin – une Assemblée Constituante issue véritablement du pouvoir du peuple, c’est-à-dire libre, souveraine, paritaire et plurinationale.
À minima, le changement de Constitution doit être articulé à un programme de profondes réformes sociales postnéolibéral et à la mise sur pied d’une commission indépendante destinée à juger et destituer l’ensemble des responsables de la répression d’État. Les défis sont énormes, le potentiel de transformation aussi, mais les organisations politiques qui pourraient porter un tel projet sont encore très faibles et minoritaires, tandis que le Frente Amplio (né en 2017) a montré tout au long du conflit à quel point il était déjà en grande partie inséré dans l’ordre bourgeois et incapable d’incarner une alternative réelle.
Afin de dresser un panorama sur cette rébellion, encore en construction, qui fait écho à celle de Hong Kong, d’Haïti, de France, d’Iran, d’Algérie et d’ailleurs, et dresser quelques perspectives « en bas à gauche », Inprecor propose ici à ces lectrices et lecteurs deux textes d’analyses rédigés par des camarades anticapitalistes chiliens impliqués de longue date dans le mouvement populaire de ce pays.
3 février 2020
* Franck Gaudichaud est membre de la commission internationale du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France) et militant de la IVe Internationale. Il vient de publier avec Massimo Modonesi et Jeffery R. Webber, Fin de partie ? Amérique latine, les gouvernements progressistes dans l’impasse (Syllepse, 2020).
1. Il s’agit d’une centrale syndicale largement bureaucratisée, aux mains de partis de l’ex « Concertation », qui ont gouverné au cours des trois dernières décennies, à savoir le Parti socialiste, la Démocratie chrétienne, mais également le Parti communiste.
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