Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Brésil. Lula doit-il gouverner « à froid » ou « à chaud » ?

Aujourd’hui, il n’y a pas de danger réel et immédiat similaire, surtout après la défaite du coup d’Etat du 8 janvier, mais Bolsonaro, même s’il est battu, conserve une énorme audience. Le bolsonarisme n’est pas un tigre édenté. Le gouvernement de Lula aura besoin d’une mobilisation sociale. « Froidement », le Brésil ne changera pas.

20 mars 2023 | tiré du site alencontre.org

1 – L’orientation du gouvernement Lula, avant même l’investiture de fin 2022, lors de la négociation de l’approbation de la Proposition transitoire d’amendement constitutionnel (PEC), a été de rechercher un accord avec Arthur Lira [président de la Chambre des députés depuis février 2021 et membre du PP-Progressistes de droite affirmée] et le « Grand Centre » [ensemble de parti vivant matériellement des liens divers avec l’appareil d’état] pour garantir la gouvernabilité. Ce qui aurait pu être une manœuvre tactique plausible – compte tenu de l’urgence imposée par la nécessité de garantir des fonds pour le programme Bolsa Familia qui n’existaient pas dans le budget public laissé par le gouvernement de Jair Bolsonaro – a été consolidé comme une option stratégique.

Il est vrai qu’il y a des réalités qui sont imposées et qui ne dépendent pas de notre volonté. Mais il est également vrai qu’après la victoire électorale de 2022, aussi étroite fut-elle, de nouvelles possibilités se sont ouvertes. Une majorité réactionnaire règne au Congrès national, mais il est possible de faire pression sur cette dernière de « l’extérieur vers l’intérieur ».

2 – Une analyse lucide doit nécessairement constater que tout accord avec Lira et le « Grand Centre » est fragile et donc transitoire. Même si l’on considère que le projet du gouvernement Lula doit se concentrer, dans la conjoncture actuelle, sur la lutte contre le danger du bolsonarisme et la nécessité d’éviter une récession imposée par la politique monétaire des taux d’intérêt réels exorbitants, l’enjeu est plus sérieux, préoccupant. Une gouvernabilité « froide » repose sur les efforts empressés pour construire une majorité au Congrès, ce qui a un coût très élevé.

3 – Le prix le plus immédiat de la concertation, ce sont les amendements parlementaires et de commission [qui comportent des enjeux de distribution d’avantages économiques et financiers] qui ont remplacé les « amendements du rapporteur » [effectués par gouvernement], mais ils sont de même nature. Le problème ne se résume pas aux dizaines de milliards de reais distribués aux députés et aux sénateurs [en lien avec des « projets » spécifiques]. Si ces dépenses ne sont pas sans importance, la question de fond restera entière et incontournable. Le gouvernement sera soumis au chantage permanent d’un Arthur Lira cherchant à imposer son veto à toute proposition de réforme s’opposant aux intérêts de classe que le « Grand Centre » représente.

4 – Est-il possible d’imaginer une autre stratégie, une autre voie ? Oui, mais avec une gouvernabilité construite sur la conquête d’une majorité sociale et pas seulement parlementaire. Une majorité sociale ne peut être forgée qu’au prix d’une bataille soutenue. Cette bataille publique exige du gouvernement qu’il joue un rôle de premier plan dans la dynamisation de la mobilisation de masse, par exemple pour que l’extrême droite soit isolée et fasse l’objet d’une enquête, et pour que Bolsonaro soit également puni à la suite du scandale des bijoux [1]. Une bataille publique pour que des sanctions soient prononcées – allant au-delà de simples amendes – contre des entreprises qui ont profité de la déréglementation de la loi sur du travail pour embaucher des entreprises sous-traitantes qui utilisent une main-d’œuvre esclave. Le Frente Brasil Popular [qui réunit des organisations, des intellectuels, des syndicats et divers partis comme le PCdoB, PSB, PT, etc.] et le Frente Pueblo Sin Miedo, ou les centrales syndicales, ne peuvent pas être les seuls à encourager la présence dans la rue.

5 – La question de fond réside dans le fait que la défaite électorale de Bolsonaro a modifié favorablement le rapport de force politique, mais n’a pas encore changé qualitativement le rapport de force social. Le premier se réfère aux conditions de l’affrontement entre les institutions et la bataille partisane. Ce rapport de force s’est amélioré parce que le gouvernement est la principale institution du régime. Il a plus de poids que les Cours suprêmes, les instances non élues et le Congrès, où il y a une forte fragmentation du pouvoir. Mais la deuxième dimension de ce rapport de force, qui doit être appréciée avec un plus grand degré d’abstraction, se réfère aux positions respectives occupées par des classes, des fractions de classe et des groupes sociaux. Sur ce terrain, celui de la lutte des classes nue, frontale et dure, nous ne sommes pas encore sortis d’une situation défensive.

6 – Le défi le plus complexe est de trouver la voie de la réunification de la classe laborieuse. Nous sommes sortis du processus électoral avec une grande partie de cette classe divisée. La majorité des salarié·e·s gagnant jusqu’à deux salaires minimums, des femmes et des personnes LGBT, des jeunes et des habitants du Nord-Est ont voté pour Lula. En revanche, l’extrême droite a obtenu la majorité des voix de ceux et celles qui gagnent plus de deux salaires minimums, des votes des hommes ainsi que dans le sud et le sud-est. Cette division est une tragédie. Sans la surmonter, il n’est pas possible d’atteindre un niveau plus élevé de détermination de lutte.

7 – Sans améliorer le « moral » ou l’humeur de la classe laborieuse, il n’est pas possible de construire une nouvelle majorité sociale qui garantisse le soutien à la mobilisation de masse. Les actions « d’avant-garde », y compris à l’échelle de dizaines de milliers de personnes, sont utiles et ont une fonction nécessaire, mais elles ne sont pas suffisantes. A « froid », le Brésil ne changera pas. Sans l’engagement du gouvernement, et en particulier de Lula, ne sont pas possibles des actions d’une ampleur suffisante pour modifier les rapports de forces sociaux. Relèvent-elles d’une possibilité ? Nous ne pouvons le savoir qu’en essayant. Il faudra s’appuyer sur la classe laborieuse et les mouvements sociaux populaires et ruraux, féminins et noirs, étudiants et indigènes, écologiques et culturels.

8 – Nous devons tirer les leçons du Chili et de la Colombie. Jusqu’à présent, Boric a fait un pari et Petro en a fait un autre. Boric a décidé d’essayer de gouverner « à froid » pour ne pas provoquer ses ennemis de classe et les forces armées. Résultat : le gouvernement chilien a subi une grave défaite politique parce que la nouvelle Constitution, qui intégrait la poussée au changement des imposantes mobilisations de 2019, n’a pas été approuvée. Petro a décidé de gouverner « dans le feu de l’action ». Le gouvernement colombien a pris l’initiative de limoger la direction des forces armées, se mettant ainsi « en marche ». Il a appelé à des manifestations de masse successives dans les rues pour demander un soutien aux réformes qui s’opposent aux intérêts des entreprises. Il s’agit de deux voies tactiques différentes.

9 – Nous ne pouvons pas non plus oublier les leçons du second mandat de Dilma Rousseff [octobre 2014-août 2016]. Lorsque la majorité de la classe dirigeante s’est unifiée, entre fin 2015 et 2016, et a décidé d’appeler à des mobilisations réactionnaires dans la rue. Face à cela, le gouvernement a été lent à réagir. Il n’a pas appelé sa base sociale à descendre dans la rue, même lorsqu’il était assailli par le danger réel et immédiat d’un coup d’Etat parlementaire, déguisé en destitution de Dilma Rousseff. Une « division du travail » a eu lieu. C’était essentiellement au PT et à la CUT (Centrale unique des travailleurs) d’essayer de répondre aux millions de personnes qui criaient dans les rues « notre drapeau ne sera jamais rouge » et « partez à Cuba ». Ce fut une grave erreur stratégique. Nous ne pouvons pas savoir si le résultat aurait été différent, bien sûr. Mais nous aurions résisté dans de meilleures conditions.

10 – Aujourd’hui, il n’y a pas de danger réel et immédiat similaire, surtout après la défaite du coup d’Etat du 8 janvier, mais Bolsonaro, même s’il est battu, conserve une énorme audience. Le bolsonarisme n’est pas un tigre édenté. Le gouvernement de Lula aura besoin d’une mobilisation sociale. « Froidement », le Brésil ne changera pas. (Article publié sur Jacobinlat, le 17 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Valério Arcary est membre de la coordination nationale de Resistencia, courant du PSOL. Il est des animateurs du site Esquerda Online.


[1] Jair Bolsonaro, en exil volontaire en Floride, est accusé d’avoir tenté de faire entrer clandestinement des bijoux offerts par la famille royale d’Arabie saoudite. Ces bijoux d’une valeur estimée à 3 millions d’euros ont été offerts en 2021 à l’épouse de l’ex-président, Michelle Bolsonaro. A l’époque le ministre de l’Energie, en revenant de Riyad, confie « le paquet » à un conseiller, qui enfile le tout dans son sac à dos, mais se fait attraper par la douane à son arrivée. A plusieurs reprises Bolsonaro a voulu récupérer ces bijoux, avec l’aide de l’armée entre autres, car il voulait les intégrer à son patrimoine privé, en évitant ainsi les taxes. Le montant anormalement élevé de ce cadeau semble être en lien avec une décision importante : un mois après le « don » de bijoux, le Brésil a vendu à prix cassé une raffinerie à l’Arabie saoudite. (Réd. A l’Encontre)

Valério Arcary

Valério Arcary est professeur au Centre Fédéral d’Éducation Technologique (São Paulo) et membre du conseil éditorial de la revue Outubro. Il est militant du PSTU (Parti Socialiste Unifié des Travailleurs), Bresil.

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