14 mars 2023 | tiré du site alencontre.org
http://alencontre.org/ameriques/amelat/bresil/bresil-la-faim-et-la-misere-sont-directement-liees-a-la-question-agraire.html
Lors de sa campagne électorale, conclue par une victoire serrée au deuxième tour, le 30 octobre dernier, Lula avait mis la lutte contre la faim au sommet de son agenda. L’explosion de l’insécurité alimentaire – combinée à celle de la pauvreté extrême – a en effet constitué un des traits marquants des quatre années du mandat de Jair Bolsonaro. Selon une enquête menée par le réseau brésilien de recherche sur la souveraineté et la sécurité alimentaire, 33,1 millions de Brésiliens et Brésiliennes ne mangeaient pas à leur faim en 2022, et 58,7% de la population ne se nourrissait pas correctement. La sous-alimentation fait notamment rage dans les périphéries des grandes métropoles.
Dans ce contexte terrible, l’ensemble les mouvements sociaux et progressistes du pays ont donc salué le rétablissement du Conseil national pour la souveraineté alimentaire et nutritionnelle par Lula. En parallèle, elles ont rappelé que seules des réformes de fond permettront d’éradiquer durablement le problème.
La conférence brésilienne des évêques, qui a fait de la faim son thème d’intervention cette année, énumère dans un document les causes socio-économiques de l’insécurité alimentaire. Elle cite notamment : la concentration historique des terres et l’absence de réforme agraire ; la dévastation des milieux naturels pour y imposer élevage et monocultures destinées à l’exportation ; l’activité des extracteurs de mines et de l’orpaillage illégal ; ainsi qu’une « politique agricole perverse, qui place le système productif au service du système économique et financier ».
Le Mouvement des sans-terre (MST), principal mouvement social du pays, fait un constat similaire. « La faim et la misère sont deux formes de violence structurelle directement liées à la question agraire non résolue du Brésil », affirmait ainsi Ceres Hadisch, membre de la direction nationale du MST, un mois avant l’annonce de Lula. « Si le pays établissait sérieusement des politiques publiques permettant la démocratisation de l’accès à la terre et une réforme agraire qui favoriserait le développement des campagnes, des personnes qui l’habitent et des technologies, de la production d’aliments et de l’accès à ces aliments pour la population, nous ne serions certainement pas en train d’affronter un contexte d’inégalités et de violences aussi grave que celui que nous connaissons aujourd’hui. »
Dans ce contexte, les expériences de lutte menées par les mouvements populaires brésiliens peuvent constituer des points d’appui vers des changements plus profonds. Comme celle de la « commune de la terre Dom Tomas Balduíno », en cours dans la périphérie du grand São Paulo depuis plus de vingt ans.
L’apprentissage de la terre, et de la dignité
Novembre 2022. Le cadre paisible – arbres fruitiers, plants réguliers de légumes et de salades, maisons, simples mais bien construites, auxquelles mène une route de terre battue – fait oublier qu’on se trouve à quelques kilomètres du centre de la principale métropole brésilienne : São Paulo, 22 millions d’habitants avec ses périphéries. Casquette rouge sur la tête, les pieds bien ancrés sur le sol, Tio Mauro (« Oncle Mauro »), comme on l’appelle affectueusement ici, nous raconte l’histoire de la « commune de terre Dom Tomas Balduíno ». Celle de soixante familles, dont la sienne, arrachées à la misère urbaine par la lutte collective et l’accès à la terre.
L’occupation ou la rue. Vingt et un ans plus tôt, à l’été 2001, Tio Mauro est sans emploi. A la rue depuis deux ans, il partage le quotidien d’hyper-précarité et de dépendance qui caractérise les milliers de SDF peuplant les trottoirs du centre historique de São Paulo.
Un jour, des bénévoles de l’association « Fraternité Population de rue », qui fait un travail de prévention auprès des sans-logis, lui proposent de participer à une réunion, organisée en collaboration avec le Mouvement des sans-terre (MST). Tio Mauro commence par refuser : « Je leur ai répété ce que le joli cravaté du Journal national raconte sur TV Globo : ´Il ne faut pas se mêler à ces voleurs de terres´ ». Sa réaction est peu étonnante : la principale chaîne de télévision du pays présente régulièrement le plus grand mouvement social du pays comme une bande de délinquant·e·s.
Sur l’insistance de son frère, Tio Mauro accepte finalement d’assister à une rencontre. Les militants du MST y arrivent avec une proposition concrète : échapper à la misère urbaine en occupant une propriété agricole en bordure de la ville, laissée à l’abandon par son propriétaire. Objectif : revendiquer le droit d’habiter et cultiver ce terrain, comme le permet la Constitution brésilienne [1].
Le 7 septembre 2001, Tio Mauro participe à sa première occupation. A ses côtés, 150 familles issues des rues ou des périphéries de São Paulo. C’est le début d’une rude bataille. Expulsés brutalement par la police militaire, les sans-terre occupent un autre terrain en novembre, toujours en bordure de la capitale : la fazenda (ferme) São Roque. A nouveau délogées, les familles repartent à l’assaut en décembre. Accompagnées de la presse, elles organisent une longue marche jusqu’à la fazenda, où elles montent un nouveau campement. En mars 2002, la lutte porte ses premiers fruits : la justice accorde l’usage de la terre à soixante familles organisées par le MST – les autres continueront le combat en occupant une autre propriété laissée en friche dans la région, où elles fonderont le campement Irmã Dorothy – voué lui aussi à une belle histoire.
Naissance d’une « commune ». Après la conquête du terrain, chaque famille se voit attribuer le droit de cultiver une surface d’environ trois hectares – une autre partie des terres feront l’objet d’un usage collectif. L’acampamento (« campement ») fait peu à peu place à un assentamento (« établissement »), le nom donné aux terres redistribuées à des fins de réforme agraire au Brésil. Un processus de développement du lotissement et de ses infrastructures s’ensuit – exigeant, presque à chaque étape, la mobilisation des familles. En juillet 2008, un cap est franchi : les précaires baraques de bois et de bâches en plastique noir font place à des maisons de briques. Les familles ont participé à la construction des nouveaux logements, projetés en collaboration avec la faculté d’architecture de l’université de São Paulo. La « commune de terre Dom Tomas Balduíno » est née. Son nom est un hommage à un évêque et théologien de la libération brésilien qui s’est battu toute sa vie aux côtés des opprimé·e·s.
Revenir à la terre. « A travers le processus d’occupation, les familles ont fait un double apprentissage : celui du travail de la terre et celui de la dignité. » Dirigeante du MST dans l’Etat et professeure de sociologie à l’université de São Paulo, Jade Percassi a accompagné la lutte dès ses débuts. « Pour les habitants de la commune, le retour à la terre représentait un double défi : quitter la rue pour se lancer dans une lutte difficile, mais aussi revenir à la terre », explique-t-elle. Bien qu’issus de familles rurales – originaires pour moitié de la région nord-est du pays – poussées vers la ville par la pauvreté, les occupants de la fazenda São Roque avaient perdu tout lien avec leurs racines paysannes. Ils ont dû réapprendre.
Défi relevé, et gagné. Sur ces terres autrefois à l’abandon, les familles cultivent aujourd’hui fruits, légumes salades en suivant les principes de l’agroécologie [2], et élèvent de petits animaux – bovins et caprins. Miel, vin, pains, douceurs et même une délicieuse liqueur de prune sortent aussi de l’assentamento. Un noyau de femmes s’est organisé et produit de l’artisanat. Les fruits de ce travail sont commercialisés, de manière individuelle et collective (grâce à une coopérative), dans la petite ville voisine, Franco de Rocha, ainsi que dans la capitale São Paulo. Pour se libérer de la coûteuse dépendance des firmes de l’agrobusiness, les paysans ont constitué une banque de semences. La protection de la nature est aussi une priorité : 60% des terres ont été transformées en zone de préservation environnementale, abritant bois et sources.
Retourner la solidarité. La proximité d’une métropole et le profil urbain des familles sont des caractéristiques qu’on retrouve dans chaque « commune » organisée par le MST. Inaugurées dans l’Etat de São Paulo au début des années 2000, ces expériences se différencient des occupations historiques du mouvement qui réunissent des centaines, voire des milliers de travailleurs ruraux sur de gigantesques propriétés improductives, les latifundia. En raison de la proximité avec les villes, la superficie des terres y est aussi plus petite. Cette réalité a un impact sur le nombre de familles, plus réduit, ainsi que sur la mise en valeur des terres : priorité est donnée à la production de fruits et légumes, au travail collectif et aux interactions avec la métropole, empreintes de solidarité. Pendant et après la pandémie, les agriculteurs de Tom Domas Balduíno ont ainsi contribué aux distributions de nourriture à destination de la population pauvre des périphéries de São Paulo, frappée de plein fouet par le retour de la faim. « Ces distributions sont une manière de retourner la solidarité que nous avons reçue lorsque nous vivions sous des bâches », explique Percassi.
« Les communes de la Terre surgissent de la nécessité de construire une alternative pour la population spoliée des grands centres urbains. Elles naissent aussi de la nécessité de construire de nouveaux espaces dans lesquels puisse se concrétiser la bataille pour un autre modèle de développement », souligne José Agnaldo Gomes, professeur de psychologie sociale à l’Université catholique de São Paulo, qui a consacré une thèse à la question [3]. Une bataille aux enjeux immenses, que Tio Mauro résume avec des mots simples : « Aujourd’hui, je sais qui je suis. Je vis comme une personne digne. Le Mouvement des sans-terre m’a sorti de la poubelle. » (Article reçu le 14 mars 2023)
[1] L’article 5 de la Constitution brésilienne de 1988 établit que la propriété doit remplir une fonction sociale. Les articles 182, 184 et 186 définissent les cas dans lesquels des expropriations (moyennant indemnisation) de propriétés ne remplissant pas cette fonction sociale peuvent être réalisées à des fins de réforme urbaine ou agraire. Cela peut être le cas si un terrain est considéré comme improductif, mais aussi en cas d’atteintes graves à l’environnement ou de travail esclave. L’Institut national de colonisation et réforme agraire (INCRA) est l’organe responsable de mener ce processus. Dans les faits, les désappropriations ne sont appliquées que moyennant un long rapport de forces, qui passe souvent par l’occupation des terres ne remplissant pas leur fonction sociale – ou appropriées de manière illégale, autre cas de figure fréquent –, menée par un mouvement social. C’est le cas des occupations menées depuis les années 1980 par le Mouvement des sans-terre au Brésil, qui ont permis à environ 450 000 familles d’avoir un accès à la terre.
[2] Selon Olivier de Schutter, professeur à l’Université de Louvain et coprésident du Panel international d’experts sur les systèmes alimentaires durables, « l’agroécologie n’est pas à confondre avec l’agriculture biologique. Il s’agit de méthodes de production agricole qui réduisent l’usage d’intrants, les engrais chimiques et les pesticides, et qui vise à constituer, à l’échelle de chaque parcelle cultivée, des complémentarités entre divers éléments de la nature, arbres, plantes et animaux (…) Ainsi, par exemple, les déchets agricoles servent d’intrants pour fertiliser les sols et différentes plantes sont associées pour se protéger les unes les autres contre les insectes et les prédateurs, sans apport de pesticides. L’agroécologie n’est pas un retour vers une agriculture de subsistance faible productive (… ) C’est au contraire une science du XXIe siècle (La Liberté, 25 février 2023).
[3] José Agnaldo Gomes : A comuna da Terra. Utopia e alternativa. Ediciones Abya-Yala, 2005.
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