Tiré de Médiapart.
Khartoum (Soudan).– Ces jours-ci, le tarmac de l’aéroport de Khartoum chauffe. Visites programmées ou surprises se succèdent à un rythme soutenu. C’est que le pays vit un de ces moments politiques intenses dont il a le secret. Intense, incertain et opaque.
Prenez la journée de mercredi 8 février. Vous trouverez dans la capitale soudanaise à la fois des émissaires occidentaux – américain, français, britannique, norvégien, européen, allemand – et le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov. En pleine guerre contre l’Ukraine, au milieu de tensions autour des activités du groupe paramilitaire russe Wagner dans la région sahélienne, qui peut croire à un hasard de calendrier ?
Ajoutez, il y a quelques jours la visite, non annoncée, d’Eli Cohen, ministre israélien des affaires étrangères, la première au Soudan à ce niveau de représentation. Plus des allers-retours au Tchad, des voyages incessants entre Khartoum et Le Caire et entre la capitale soudanaise et les Emirats arabes unis, tous les ingrédients d’un imbroglio régional et international sont réunis.
« Cela illustre bien le problème du Soudan. Nous avons deux corps militaires indépendants l’un de l’autre, déplore Babiker Faisal, responsable du parti démocratique unioniste et ancien ministre de l’information. Chacun tente de conclure des alliances pour soutenir ses propres intérêts. Nous, les civils, jugeons que ce jeu est dangereux pour la stabilité du pays. »
Depuis le renversement d’Omar al-Bashir, en avril 2019, la rivalité entre l’armée nationale, dirigée par le général Abdel Fattah al-Bourhan, et la Force de soutien rapide (RSF, selon l’acronyme anglais) commandée par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit « Hemetti », ne cesse de se durcir. Le premier est connu pour être un proche de l’ancien régime et des islamistes. Le second traîne une réputation sulfureuse, la RSF étant issue des janjawid, supplétifs sanglants de Khartoum dans la guerre du Darfour ; il tente de faire oublier ce passif en soutenant officiellement les civils. Le premier dirige la junte qui, le 25 octobre 2021, a renversé le gouvernement civil et mis fin à la transition démocratique. Le deuxième est le vice-président de la dite junte.
Le chef de la junte joue la carte israélienne, son second la Russie
Même si les liens entre Khartoum et Moscou remontent à l’époque soviétique, même si des soldats soudanais sont régulièrement entraînés en Russie, même si Sergueï Lavrov vient officiellement discuter coopération, il est tentant de voir dans la visite du ministre russe la main de Hemetti. Ses liens avec le groupe Wagner sont de notoriété publique et, de passage à Moscou le jour de l’invasion de l’Ukraine, il avait défendu le « droit du peuple russe à se défendre ».
Cette visite de Sergueï Lavrov, annoncée seulement ce dimanche, est-elle une réponse de Hemetti à Abdel Fattah al-Bourhan, qui a invité le ministre israélien des affaires étrangères ? « Chacun des deux hommes cherche le soutien des Etats-Unis, assure un analyste soudanais qui préfère l’anonymat. Al-Bourhan sait que la voie la plus directe vers Washington passe par Tel-Aviv. » Eli Cohen a bien aidé le général : il a annoncé un futur traité de paix entre les deux Etats, certes « après le transfert du pouvoir à un gouvernement civil qui sera établi dans le cadre du processus de transition en cours dans le pays », mais beaucoup ont vu là un message du général al-Bourhan. En substance : « je ne quitterai pas le pouvoir comme ça ».
« Ce n’est pas aux militaires de prendre ce genre de décision, déclare Yasser Arman, un des piliers des Forces pour la liberté et le changement – comité central (FFC-CC selon l’acronyme anglais), bras politique de la révolution. Sans soutien de la population, ils ne peuvent pas rester au pouvoir. Et ce soutien, ils ne l’ont pas. »
Car la question est bien, pour al-Bourhan comme pour Hemetti, de savoir s’ils lâcheront le pouvoir, quels pans ils sont prêts à abandonner et dans quelles conditions.
Pour les civils, l’urgence est la fin du régime militaire
Depuis deux mois, le Soudan est plongé dans un processus politique aussi délicat qu’incertain. Le 5 décembre 2022 a été signé un accord-cadre entre militaires et civils, destiné à mettre fin au coup d’Etat. Côté civils, c’est la coalition des FFC-CC qui a négocié l’accord. Côté militaire, et al-Bourhan et Hemetti ont signé et se disent prêts à retourner dans leurs baraquements.
Comme au Soudan rien n’est jamais simple, le 5 décembre ne marque nullement la fin de la parenthèse militaire, mais le début d’un casse-tête plus épais au fil des jours. « Les Américains sont très embêtés : soutiendront-ils un militaire, al-Bourhan, qui est en vérité contre l’accord mais pro-Israël, ou un autre militaire, Hemetti, qui est favorable à l’accord, mais accueille Wagner ? », interroge avec ironie un des acteurs du processus.
Cinq questions épineuses sont discutées en ce moment : le démantèlement du régime militaro-islamiste installé par Omar al-Bashir en trente ans de règne ; la révision de l’accord de paix de Juba entre le gouvernement de transition et la majorité des groupes armés soudanais, qui est un échec ; la justice transitionnelle ; le dossier de l’Est du Soudan, en proie à des tentations séparatistes ; la réforme du secteur militaire et de sécurité, qui doit aboutir à une seule armée nationale.
Ces conférences doivent produire un accord final, et la formation d’un gouvernement de transition civil devant mener à des élections démocratiques.
Le processus se déroule sous l’ombrelle du Mécanisme trilatéral, créé en mai 2022, qui rassemble l’Unitams, la mission de l’ONU à l’appui de la transition politique, l’Union africaine et l’IGAD, organisation de coopération régionale. Il est fortement appuyé par la Troïka (Etats-Unis, Grande Bretagne, Norvège), l’Union européenne et les bailleurs internationaux. Tous ces acteurs considèrent qu’il n’y a pas de solution alternative à ce processus, malgré sa fragilité.
- C’est une extension du conflit ukrainien sur le continent africain.
- - Yasser Arman, des Forces pour la liberté et le changement – comité central
C’est pour le consolider que les six émissaires, américain, britannique, européen, français, allemand et norvégien, arrivent à Khartoum. « Nous espérons qu’ils feront pression sur les militaires », explique Yasser Arman. C’est que le temps ne joue pas en faveur des civils : l’instabilité et l’insécurité gagnent tout le pays.
Les bruits de bottes miliciennes résonnent du côté de la frontière occidentale du pays, entre Darfour, République centrafricaine et Tchad, précisément là où sont présents des paramilitaires de Wagner, engagés dans l’exploitation de mines aurifères. Début janvier, Hemetti a fermé la frontière soudano-centrafricaine, affirmant ainsi empêcher le passage depuis le Soudan d’hommes armés embauchés pour aller renverser le président centrafricain Touadéra. Des membres de Wagner auraient été tués dans des combats, tant en Centrafrique qu’à la frontière avec le Tchad.
Le retour au Darfour, via le Tchad, de milices soudanaises combattant en Libye, liées à la famille Déby et ennemies de Hemetti, est annoncé comme imminent. « C’est une extension du conflit ukrainien sur le continent africain, affirme Yasser Arman. Les protagonistes, Occident et Russie, le prolongent au Mali, en Centrafrique, au Soudan. » « Il faut rapidement un accord final, pour que les civils reprennent les choses en main », reprend Babiker Faisal.
Babiker Faisal souhaite bon courage au futur Premier ministre. D’autant qu’à l’Est, une autre sourde bataille se joue entre grandes puissances, Russie, Emirats arabes unis, Etats-Unis, Turquie, pour le contrôle de l’accès à la Mer rouge. Les aiguilleurs du ciel de Khartoum ne vont pas chômer.
Gwenaelle Lenoir
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