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La France insoumise (FI) tente d’entrer dans l’âge adulte. Le mouvement, créé ad hoc en 2016 sur le programme et la candidature de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle, doit aujourd’hui exister, vivre, se structurer, dans une période sans échéance électorale à court terme. Exister et vivre, La France insoumise sait déjà le faire, avec plus ou moins de bonheur : une université d’été réussie fin août à Marseille, un défilé à Paris le 23 septembre contre « le coup d’État social » honorable, des « casserolades » pour « réveiller l’oligarchie », le 30 septembre, peu mobilisatrices en revanche.
Surtout, avec ses 17 députés à l’Assemblée nationale et le tribun qu’est Jean-Luc Mélenchon, le jeune mouvement – qui revendique plus de 500 000 membres ayant cliqué sur la plateforme et donné leur adresse électronique – a réussi à s’imposer dans l’espace politique et médiatique comme la seule force d’opposition audible à gauche. Entre un PCF en proie au doute en attendant son congrès en 2018 et un Parti socialiste en phase incertaine de réanimation, La France insoumise, réactive sur le terrain ainsi que sur les réseaux sociaux, incarne l’alternative au pouvoir d’Emmanuel Macron.
Mais cette situation implique des interrogations et des obligations sur sa structuration. Fin août, à Marseille, Jean-Luc Mélenchon avait assuré que La France insoumise avait déjà répondu à nombre de questions : « Nous avons réglé tous les problèmes qui vont occuper les autres. Le problème du leadership est réglé. Depuis que nous avons 17 députés, le mythe selon lequel je suis un homme seul redevient un mythe. » Il avait enchaîné : « Nous avons réglé le problème du programme. Nous avons réglé le problème de la stratégie. » Ce jour-là, le député des Bouches-du-Rhône ajoutait : « Pas de blabla, du combat. Pas de discussions, plus d’actions. »
Le message était clair. Pourtant, les critiques sont présentes et argumentées sur le fonctionnement de La France insoumise, à la lecture des commentaires affichés dans la « boîte à idées » lancée au cœur de l’été sur le site du mouvement, et dont l’un des quatre thèmes est « Quelle organisation pour le mouvement ? ». Il s’agit de « recenser des premières idées d’organisation d’un mouvement politique novateur et collectif », précise le texte de présentation.
Sept cents contributions pour un demi-million de membres revendiqués
Quelle démocratie interne ? Qui décide ? Comment s’organisent et que pèsent les plus de 5 000 groupes d’appui officiellement recensés en France et à l’étranger, base de La France insoumise sur le terrain ? Autant de questions qui agitent, non pas l’ensemble des inscrits à la plateforme, mais les plus impliqués et militants. À ce jour, 700 contributions sont visibles sur ce thème. Bien peu en regard du demi-million d’Insoumis revendiqués, mais assez pour y entrevoir les failles, les écueils et les problématiques qui doivent être discutées dans le processus lancé en vue de la convention nationale de la FI. Elle devrait se tenir en région parisienne les 25 et 26 novembre.
« Aujourd’hui, La France insoumise est gérée par une petite caste autour de son leader dans la plus grande opacité », estime ainsi Gautier Weinmann, qui fut directeur de campagne de Jean-Pierre Carpentier, candidat insoumis dans la 11e circonscription du Pas-de-Calais. S’il ne remet pas en cause la constitution de l’équipe au cours des deux campagnes électorales – Manuel Bompard comme directeur de campagne et Charlotte Girard en charge du programme, notamment – , il ne se contente plus des courriels ou autres injonctions émanant de « la direction ». Comme d’autres, il ne veut pas entrer dans un procès d’intention, mais interroger la légitimité de la tête de pont de La France insoumise aujourd’hui et l’organisation de l’avenir. Et il n’est pas le seul à le faire.
« C’est le QG qui décide, nous n’avons que des directives », renchérit Roland Richa, ancien militant communiste, qui a créé un groupe d’appui à Nanterre (Hauts-de-Seine). Il a abondamment contribué à la boîte à idées, relevant les zones d’ombre d’une direction non choisie par les militants et, selon lui, toute-puissante. « Aujourd’hui, des personnes parlent au nom de La France insoumise sans être élues. On ne peut pas être que de bons petits soldats. Nous sommes des citoyens jusqu’au bout », ajoute Patrick Nicolaon, référent d’un groupe d’appui à Cahors (Lot). Au nom de plusieurs groupes locaux, et à l’issue d’une journée de débat organisée localement, il a publié une contribution demandant une structuration du mouvement avec des délégués territoriaux, des moyens financiers et une existence associative.
Les questions du poids politique des groupes d’appui et de leur capacité à agir à l’intérieur du mouvement représentent, selon plusieurs Insoumis, un enjeu majeur. Notamment en regard de la charte édictée en 2016 : elle insiste sur l’obligation pour chaque groupe de ne pas dépasser 12 membres et d’être « constitué sur la base d’un territoire réduit (quartier, villages, cantons) et non à l’échelle d’une région, d’un département, d’une circonscription électorale ou d’une grande ville ». En outre, « aucun groupe ou rassemblement de groupes d’appui ne peut constituer de structuration ou d’outils intermédiaires à l’échelle d’un département, d’une région ou tout autre échelon en dehors de ceux décidés par le mouvement ».
Le poids politique des groupes d’appui en question
Éric Le Cardinal, militant dans le sud de la France, écrit à ce propos dans la « boîte à idées » : « J’ai entendu l’argument du national arguant que la réussite de cette campagne électorale était due à l’application de cette charte. Ce n’est absolument pas le cas dans notre ville, la réussite est due avant tout à l’action intense des militants qui se sont coordonnés pour réussir à couvrir un vaste territoire. J’espère vraiment que ce rappel quasi paternaliste à la charte n’est qu’une regrettable maladresse et qu’il y aura très vite une concertation nationale à ce sujet. » Il a refusé de répondre à nos questions complémentaires, ne souhaitant pas que son opinion sur la FI soit réduite à ce seul commentaire.
« Une stratégie de la segmentation. » C’est ce qu’y voit André Jacques, suppléant lors des élections législatives à Cherbourg (Manche). « Chez nous, on est trente, des avis s’expriment. Mais, au niveau local, il ne se passe rien », regrette-t-il. Cet ancien membre du PS fustige l’impossibilité formelle de porter des contributions collectives au-delà d’un même groupe, « parce que personne n’est responsable de rien ».
À Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), certains groupes se sont affranchis de cette charte, qu’ils jugent contraignante. Christian Mazet, ex-candidat aux législatives sous la bannière des Insoumis, fustige l’absence d’outils de mise en réseau. « Au quotidien, c’est compliqué de ne pas avoir de structure départementale », dit-il aussi. Avec des camarades, il a cependant régulièrement organisé des réunions communes sur sa ville, seule possibilité selon lui d’être efficace et visible. Une initiative en contradiction avec la charte.
Ce texte, à la fois souple pour la constitution d’un groupe et rigide sur sa capacité à s’organiser avec d’autres groupes, cristallise des critiques. « Nous sommes coupés les uns des autres, en contradiction avec l’horizontalité qui est le mantra de La France insoumise. En outre, il existe une coupure absolue entre les groupes d’appui et la direction nationale, témoigne ce militant marseillais entré dans le mouvement à la faveur de la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle, et qui a requis l’anonymat. Comme on ne nous demande rien pour faire partie de La France insoumise, ce qui ne me pose pas de problème, on n’a donc aucun droit et aucun pouvoir. »
Aucune personne interrogée par Mediapart ne rejette la nécessité de s’organiser différemment des partis traditionnels. C’est également la tonalité générale des contributions. Mais « il existe un problème fondamental, l’absence d’espace de débat collectif », explique Serge Victor (son pseudonyme sur les réseaux sociaux), qui a initié un groupe d’appui en banlieue parisienne. S’il ne s’est pas exprimé sur la boîte à idées, il souhaiterait néanmoins une voie médiane « entre inorganisation actuelle et direction toute-puissante ». Ce n’est pas « l’espace politique », regroupant des représentants de partis et mouvements ayant rejoint La France insoumise, qui rassasie son appétit de débat d’idées.
Une direction non élue
Ces thèmes que sont la vie démocratique du mouvement et l’absence d’organigramme font réagir les militants interviewés et les contributeurs. L’un d’eux a recensé – parmi les 432 textes alors soumis à la boîte à idées fin août – que le mot « démocratie » apparaissait 215 fois, « élection » 146 fois et « transparence » 55 fois. « Quand vous entrez à La France insoumise, vous laissez vos droits à la porte. Nous sommes juste considérés comme des supporteurs. Nous sommes condamnés à participer au débat à travers Facebook ou Twitter, cela interdit toute discussion », se plaint le militant marseillais interrogé par Mediapart. Il s’insurge contre la consigne donnée aux contributeurs de la boîte à idées de ne pas dépasser mille signes typographiques, symbole selon lui d’un espace de confrontation quasi inexistant. Consigne finalement très peu suivie d’effet par les rédacteurs.
Les mots sont parfois durs, et ils illustrent un état d’esprit dubitatif qui traverse La France insoumise. Sauf à vouloir continuer de n’enrôler que des militants ni actifs ni engagés, ou juste désireux de se mobiliser sur consigne de Jean-Luc Mélenchon, la direction du mouvement ne peut y être sourde. Manuel Bompard, qui continue, sans nomination claire, de faire office de « directeur des campagnes », après son échec aux législatives en Haute-Garonne, en est conscient.
Sans que beaucoup au sein du mouvement le sachent, ce proche de Mélenchon est président de l’association La France insoumise, fondée le 24 octobre 2016, avec pour objet « de regrouper les soutiens de Jean-Luc Mélenchon à l’élection présidentielle de 2017 et celles et ceux qui font le choix d’une France insoumise et d’un Avenir en commun », comme le montrent les statuts officiels déposés auprès de la préfecture de l’Essonne.
Manuel Bompard détaille le processus qui mènera à la grande réunion des 25 et 26 novembre. La méthode sera dévoilée les 9 ou 10 octobre. Première phase : la synthèse des contributions. Concernant l’organisation, c’est son équipe qui s’en chargera. Exit donc l’implication de membres lambda de La France insoumise à ce stade. « Tout ne se réduit pas à la boîte à idées, argumente-t-il. Il y a d’autres sources, des discussions. » Ensuite, explique-t-il, une consultation sur des voies concrètes sera organisée à travers la plateforme. À ce stade, aucune proposition de passer par des délibérations des groupes d’appui n’est formulée.
Un organigramme déjà écrit
Sur les critiques récurrentes concernant l’absence d’outils pour créer des réseaux plus larges, Manuel Bompard veut rassurer : « Certaines idées vont être mises en œuvre immédiatement, comme ce qui concerne le besoin de faciliter la communication entre groupes d’appui », assure-t-il. Il dit également que la direction travaille sur la question d’un référent au niveau d’une commune, « sans attendre un processus de décision ». Ce qui, a minima, donnera satisfaction aux plus critiques. D’ailleurs, dès le 5 octobre, les membres du mouvement ont reçu un message détaillant les évolutions des outils de communication et traçant les grandes lignes des chantiers à venir.
Ces réflexions ne répondent toutefois pas aux questions soulevées sur la légitimité de Bompard, et des équipes du « QG ». De fait, promet Manuel Bompard, un organigramme précis va être publié en même temps que la méthode, dans lequel il figurera, comme Charlotte Girard ou, sans nul doute, Coline Maigre qui coordonne les fameux groupes. Sans vote, ni consultation sur leurs noms, mais sans exclusive. « Cela sera ouvert, assure Manuel Bompard. Nous allons proposer à ceux qui le veulent de nous rejoindre. »
Même interrogation sur la tête politique du mouvement, même si bien peu contestent le rôle essentiel et pivot de Jean-Luc Mélenchon, avec une France insoumise fondée autour de sa personne. Les statuts l’attestent. Mais la question de la gouvernance mérite d’être posée, selon certains militants interrogés. Elle ne le sera certainement pas, à en croire Manuel Bompard, qui valide la légitimité des députés comme sorte de “supra-instance politique” élue directement par le peuple.
Pas sûr que cela calme la méfiance de certains militants, qui dénoncent le manque de démocratie interne et, finalement, l’existence d’une structure très verticale. D’autant que, pour la convention proprement dite, la manière d’obtenir une représentation des Insoumis semble déjà actée. « Ce sera le même cadre qu’à Lille [lors de la première convention, en octobre 2016 – ndlr], avec une partie tirée au sort, environ 70 %, et un tiers provenant des espaces politiques. Mais ce ne sera pas un mandat de représentation », explique Manuel Bompard. Ce qui fait bondir le militant Serge Victor : « Je suis très opposé à la méthode, c’est juste une manière habile de réunir des gens inorganisés et de leur faire passer des consignes d’en haut pour mettre sur pied un beau spectacle. »
Au sein même des figures du mouvement, les interrogations existent. « L’idée du tirage au sort fait débat, cela heurte des cultures », reconnaissait Clémentine Autain, la députée de Seine-Saint-Denis, fin août. Elle revendiquait toutefois le droit à l’expérimentation pour « trouver des formes neuves, du moins rénovées ». Charlotte Girard, interviewée lors du même événement, abondait : « Le tirage au sort ne recueille pas l’unanimité. On doit trouver des formules. Des gens ne s’y retrouveront pas, mais on peut convaincre. » Convaincre oui, largement consulter, c’est moins sûr…
La France insoumise se construit. Résistances, tensions et frottements se révèlent. Rien de plus normal selon Manuel Bompard, car « forcément, des gens ont dans la tête un schéma préexistant, qu’ils souhaitent calquer ». « Le mouvement doit être à l’épreuve, sinon il se fige. Nous devons faire des expériences », estimait déjà Charlotte Girard lors de l’université d’été. Les deux responsables pourraient s’approprier une formule publiée par un Insoumis sur la boîte à idées : « Il est nécessaire que le mouvement, la dynamique joyeuse et rassembleuse demeurent, perdurent et, pour ce faire, se structurent encore un peu. » Tout est donc dans ce « un peu », qui navigue entre démocratie du clic et représentativité transparente.
Manuel Jardinaud
* Mediapart. 6 octobre 2017 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/061017/la-france-insoumise-la-democratie-interne-fait-debat
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