Elle, elle s’appelait Consuelo Garcia. Sur la trentaine, le visage cuivré, fin et décidé, elle était de ces femmes non mariées et sans enfants dont la vie publique était partagée entre les soins obligés à ses parents et le militantisme politique et populaire. Elle travaillait avec les femmes de mineurs, « les maîtresses de maison » comme on les appelle là-bas, et bien souvent elle montait dans les lointains campements miniers de l’altiplano, pour diriger et animer des ateliers de formation, aider les femmes à s’organiser, à se faire entendre. Comme une pionnière de l’organisation autonome des femmes.
Quand je suis arrivé à Lima pour y réaliser une série de reportages, c’était un mois après le « paquetazo » de septembre, après cette série de mesures économiques décrétées en catastrophe par le président Alan Garcia. Une atmosphère de crise. Sur fond de pénurie, de manque de devises et de chaos grandissant, le mécontentement semblait chaque jour provoquer de nouveaux remous, gagner de nouveaux adeptes. Ainsi en avait-il été des 80 000 mineurs de ce pays. Pour la deuxième fois en une année, ils avaient décrété la grève générale illimitée. Mais cette fois, il ne s’agissait pas d’un différent sur la valeur d’une revendication qui en haut lieu aurait pu être considérée comme démesurée. Non, les grands entrepreneurs miniers avaient tout simplement jugé bon de refuser – comme en avait pourtant statué la justice péruvienne— de négocier avec une seule fédération unifiée. Scandalisées, exaspérées, « les bases » avaient spontanément arrêté le travail. Une paralysie totale. Le Pérou perdait quotidiennement 5 millions de dollars, une belle quantité de devises dont avait un si urgent besoin l’économie du pays. Mais qu’importe ! Eu égard aux principes, aux pouvoirs et fortunes de ceux qui, grands propriétaires, appartenaient au groupe des 12 apôtre péruviens, cela ne devait compter que fort peu.
À Lima pour ceux qui coordonnaient la grève, rien n’était vraiment évident. Les entrepreneurs, relayés par les « nobles » cœurs de la grande presse, hurlaient au terrorisme, à l’infiltration du « Sentier lumineux », et Alan Garcia faisait avec candeur la sourde oreille aux multiples demandes de conciliation. Pour une deuxième fois, Saul Cantoral et son équipe en furent réduits à appeler leurs adhérents à descendre sur Lima, à organiser une autre de ces fameuses et spectaculaires « marches de sacrifice ».
Mais cette fois-ci, le gouvernement avait prévu la parade et les premiers groupes de mineurs qui arrivèrent aux portes de Lima furent immédiatement arrêtés, emprisonnés et déportés. Il fallut alors des trésors de ruse et d’intelligence pour que peu à peu, le gros des syndiqués puisse se glisser au travers des mailles du filet répressif. Mais après ? Comment subsister ? Où se loger ? Quoi manger et quel moyen d’action utiliser ? Un vrai casse-tête qu’ils affrontaient à la pièce, au fil de la plus complète improvisation.
Je me souviens de ces longues courses à travers Lima, avec Consuelo, Saul, son chauffeur et leurs garde du corps : tous entassés dans une Volkwagen bringuebalante et partis à la recherche de grandes marmites qui permettraient aux nouveaux arrivants de faire la popote quotidienne. Et c’était au petit matin, quand il faisait encore noir, que Consuelo et ses amies allaient au marché central quêter, pour les mineurs et leurs familles, des abats de poulets, des légumes défraichis, enfin tout ce qu’on pouvait leur donner gratuitement. Leur rêve à toutes : amasser des réserves pour chacun des campements, mais aussi faire que toutes ces femmes puissent participer activement à la grève, et pas seulement aux tâches d’appui, mais à son déroulement, à sa direction.
L’université de San Marcos, la fameuse université de Lima où flottait aux 4 vents de drapeau de « Sentier lumineux », avait fini par servir de point de ralliement. Où auraient-ils pu aller autrement ? Dans les jardins, sur les pelouses, entre les bâtiments aux murs maculés de consignes à la gloire du « Président Gonzalo », les mineurs et leurs familles avaient dressé leurs campements : fumées des feux pour la cuisine ; entassements de sacs et de bagages ; groupes d’hommes et de femmes désoeuvrés ; querelles et jeux d’enfants.
La nuit chacun ne dormait que d’un œil. L’intervention de la police, des militaires était toujours possible, toujours à craindre. Et pendant que les uns et les autres se relayaient pour veiller, surgissaient inévitablement de l’obscurité quelques militants masqués du « Sentier lumineux » qui sur le champ improvisaient de longues harangues politiques pour les mineurs agglutinés et à moitié assoupis dans la chaleur des couvertures.
Cette fois-ci, et les journaux l’ont fait amplement savoir, Saul Cantoral est recherché par la police. Il se cache et les journalistes, pour le rencontrer, doivent passer par bien des intermédiaires : un restaurant du centre-ville, le local du groupe « Filomena [1] », la maison des mineurs. Quelques instants de présence, et hop, à nouveau il s’en va. Est-il inquiet ? Pas vraiment. C’est plus une sorte de jeu aux règles insuffisamment imprécises pour qu’il soit encore possible d’en sourire. En fait, il est plutôt en colère. Et ses récriminations ne s’adressent pas simplement aux grandes entreprises minières. Il en a aussi contre la CGTP, la première centrale syndicale péruvienne. Là-bas, on le juge trop radical, trop près de ses « bases », trop perméable aux idées révolutionnaires, et on ne l’appuie que du bout des lèvres. Une déclaration de temps en temps, rien de plus.
Les mineurs pourtant ne peuvent plus attendre. Dans les cercles du pouvoir, c’est toujours le silence, et ils sont maintenant des milliers ici à Lima, sans presque rien à manger. Il faut aller plus loin, se faire entendre, réveiller les contradictions, descendre dans la rue. Saul avait mis toute son autorité dans la balance.
Le soir dans un petit resto du centre ville, je l’ai vu faire avec Consuelo le bilan de cette première « sortie en grande ». Des rendez-vous manqués bien sûr, peu de coordination aussi, mais surtout des dizaines d’arrestations préventives, des poursuites échevelées dans les rues du centre-ville, des passages à tabac, de nombreux blessés, des femmes rouées de coups. La police, pour disperser les derniers manifestants, utilisait des chevrotines et des balles de plastique. Dans l’air, au-delà de la fumée des grenades et de la violence des charges policières : cette haine pour les mineurs indiens et métis.
Et je les suivais tous deux avec passion, les écoutant l’un et l’autre tisser et retisser le moindre des évènements du jour, cherchant vaille que vaille à s’assurer du lendemain, avec dans le brouhaha d’alentour et le bruissement des clients attablés, leur affection secrète et ce mélange de désespoir et d’obstination inflexible.
Le lendemain, je m’en allais, moi le voyageur, le reporter itinérant, toujours sur le bord d’un départ. Trois mois plus tard, j’apprenais qu’on venait de les retrouver... sauvagement assassinés, leurs corps troués de balles, abandonnés dans un terrain vague de la banlieue nord de Lima.