Édition du 17 septembre 2024

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IVG, la régression venue des Etats-Unis

Après sa remise en cause de l’avortement, jusqu’où ira la Cour suprême des États-Unis ?

Entretien

Après l’abrogation du droit constitutionnel à l’avortement, une question traverse les États-Unis : d’autres droits, comme le mariage homosexuel et même les relations sexuelles entre personnes de même sexe, sont-ils désormais menacés ? Éléments de réponse.

26 juin 2022 | tiré de mediapart.fr | Photo : Manifestation pro-avortement, le 25 juin, à Washington. © Tasos Katopodis / Getty Images via AFP

D’autres droits sont-ils menacés aux États-Unis ? Beaucoup se posent aujourd’hui la question aux États-Unis après la suppression contestée du droit constitutionnel à l’avortement par la Cour suprême.

Éléments de réponse avec Rachel Rebouché, professeure américaine de droit, spécialiste des droits reproductifs, de la théorie juridique féministe et du droit de la famille.

L’argumentaire du juge Clarence Thomas a ravivé les craintes sur les intentions de la supermajorité conservatrice de la Cour suprême. Selon Thomas, « toutes les jurisprudences » découlant du respect de la vie privée inscrites dans le 14e amendement de la Constitution américaine devraient être revues. À savoir : la décision qui reconnaît depuis 1965 le droit à la contraception, ou encore les arrêts « Obergefell » (2015) et « Lawrence » (2003) qui reconnaissent respectivement le mariage pour tous et les relations sexuelles entre personnes de même sexe.

Rachel Rebouché : Il y a une vraie tension qui se dégage sur ce point à la lecture des différents argumentaires. Le juge Alito [auteur de la décision de ce vendredi – ndlr] assure qu’il est uniquement question du droit à l’avortement. Le juge Thomas en revanche estime qu’il est temps de revoir tout ce qui est considéré comme un droit fondamental en vertu du 14e amendement et du respect de la vie privée. Les juges dissidents quant à eux [opposés au juge Alito et au juge Thomas - ndlr] préviennent eux aussi :« Ne croyez pas ce que vous dit Alito. »

Pour l’instant, ce qui arrivera par la suite n’est pas encore tout à fait clair. Il n’est pas question - pour le moment - que d’autres droits en vertu du 14e amendement puissent faire l’objet d’un examen judiciaire similaire et puissent être jugés dépourvus de fondement constitutionnel. Il n’y a pas de cas actuellement portés devant la justice. Mais le juge Alito a motivé sa décision sur l’abrogation du droit à l’avortement par l’existence d’un droit ancré dans l’histoire et la tradition depuis les origines de la common law aux années 1800.

Or cet argument apparaît comme un vrai test pour les droits inscrits dans une signification plus contemporaine. Qu’est-ce qui empêcherait dans le futur un tribunal, selon ce genre de raisonnement, de revenir sur les arrêts Obergefell ou Lawrence ?

Il y a eu des critiques, y compris à gauche, sur la possible faiblesse du raisonnement de « Roe v. Wade », l’arrêt de 1973 de la Cour suprême qui a reconnu le droit à l’avortement aux États-Unis. La juge Ruth Bader Ginsburg notamment, icône de la gauche, a interrogé ce raisonnement. Le fondement légal de Roe peut-il être considéré comme l’une des causes, en partie, de sa propre disparition ?

La juge Ruth Bader Ginsburg était une académique. Pour elle, une base légale plus solide pour Roe aurait été d’argumenter sur le fait que restreindre le droit à l’avortement faisait obstacle non pas au droit à la vie privée mais à l’égalité des sexes. L’idée étant, comme vous le savez, qu’une grossesse affecte les personnes différemment en fonction de leur genre.

Je pense que la juge Bader Ginsburg était d’accord pour dire que le droit à l’avortement était protégé par la Constitution. La différence ici est que le juge Alito pense le contraire. Il rejette explicitement l’argument renvoyant à une protection constitutionnelle de l’IVG due à l’égalité des sexes.

Qu’adviendra-t-il de la légitimité de la Cour suprême ? Comment lui faire confiance alors que la décision de ce vendredi va à l’encontre de l’opinion publique et de ce que souhaite une majorité d’Américains ? La plupart sont favorables au droit à l’avortement.

Lorsque le premier brouillon de la décision a fuité, on avait déjà senti un ton très différent. Un ton très dur du juge Alito. Dans son argumentaire, il n’a pas eu un signe, ni même un mot pour évoquer les conséquences directes, immédiates pour les femmes. C’est un problème [Dans une dizaine d’États, le droit à une IVG a totalement disparu en quelques minutes alors que des femmes étaient en train de se faire avorter - ndlr]. Nous ne voulons cependant pas de tribunaux qui fassent uniquement des choses populaires auprès de l’opinion. Si les tribunaux ne faisaient que des choses populaires, ils pourraient faire respecter toutes sortes de lois à différents moments de l’histoire.

Sait-on au moins ce que la décision de ce vendredi signifie quant à une potentielle criminalisation des femmes ? Par exemple, si je suis enceinte et que je fais une fausse couche dans le Kentucky, le Missouri, puis-je être poursuivie ? Ce point était évoqué par les juges progressistes, dissidents. Pour eux, la Cour suprême vient d’ouvrir la porte à une série de problèmes juridiques. Les femmes peuvent-elles voyager hors d’un État pour avorter dans l’État voisin ? Peuvent-elles se procurer légalement par courrier au Texas des pilules abortives ?

C’est intéressant parce que je travaillais précisément sur cette question l’année dernière. La réponse est : on ne sait pas. L’un des arguments du juge Alito a été de dire qu’il était nécessaire de renverser les arrêts Roe v. Wade et Casey [qui a réaffirmé en 1992 le droit à l’avortement — ndlr] parce que ces décisions étaient, selon lui, irréalisables, confuses, trop complexes, trop contestées. En gros, Roe v. Wade et Casey créaient, d’après Alito, trop de litiges.

Pour moi, ce raisonnement n’est pas cohérent. Car maintenant que Roe est renversé et que chaque État pourra dans les prochains jours ou semaines adopter sa propre législation sur l’avortement, la complexité ne fera qu’augmenter et les litiges vont s’intensifier. Les États interdiront-ils simplement l’avortement ou essaieront-ils d’imposer leurs lois sur l’avortement aux citoyens qui quittent l’État ? Ce domaine du droit n’est pas encore établi. Idem pour les pilules abortives qui représentent 60 % des avortements. Quels pouvoirs les États ont-ils pour contrôler la prise de ces pilules ?

Il y a de bonnes raisons de croire que les États ne devraient pas être en mesure de le faire. Mais le Texas est bien parvenu à faire passer une loi anti-IVG inconstitutionnelle [la loi SB8, interdiction de l’IVG après six semaines de grossesse - ndlr], et qui est restée en vigueur pendant des mois malgré Roe.

Comment s’organisera la résistance ?

Je pense que ça dépendra, à différents niveaux, de ce que pourront faire le pouvoir fédéral et les États ainsi que de la manière avec laquelle les citoyens vont s’organiser. On voit déjà des choses bouger dans certains États. New York et le Connecticut ont déjà adopté des lois pour protéger les praticiens qui proposent des avortements aux personnes venant d’un autre État. On voit également des levées de fonds pour financer les avortements de femmes qui auraient besoin de voyager, etc. Il y a plein de choses qui se mettent d’ores et déjà en place.

Patricia Neves

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