Édition du 19 novembre 2024

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Économie

Après l’embargo sur le pétrole russe, l’Europe dans le brouillard

Annoncée depuis des mois, la guerre du pétrole contre la Russie est une réalité depuis lundi 5 décembre. L’Europe a engagé un embargo, les membres du G7 imposent un plafonnement du prix du baril à 60 dollars pour les pays tiers. Avec quelles conséquences ? Personne ne sait.

5 décembre 2022 | tiré de mediapart.fr | Photo : Transfert d’une cargaison de pétrole du tanker russe Lana dans un tanker libyen en mai 2022. © Angelos Tzortzinis / AFP
https://www.mediapart.fr/journal/international/051222/apres-l-embargo-sur-le-petrole-russe-l-europe-dans-le-brouillard

Lundi 5 décembre, la guerre pétrolière lancée par les Occidentaux contre la Russie, en représailles à son invasion de l’Ukraine, est devenue une réalité. Comme ils s’y étaient engagés au printemps, les États membres de l’Union européenne ont déclaré un embargo sur toutes les livraisons maritimes de pétrole en provenance de Russie.

De plus, les pays membres du G7 se sont entendus le 2 décembre pour plafonner toutes les exportations de pétrole brut russe vers des pays tiers au prix de 60 dollars le baril. Si ce plafond n’est pas respecté, les tankers ne pourront pas s’assurer auprès des compagnies d’assurance occidentales.

Depuis plusieurs semaines, les acteurs du monde pétrolier présentent ce moment comme crucial. Cette addition de mesures susceptibles, selon eux, de modifier en profondeur le marché mondial du pétrole est sans précédent depuis des décennies. Pourtant, passées les annonces, tous sont dans l’expectative. Les plaques tectoniques ont bougé mais la poussière n’est pas retombée. À ce stade, personne n’est capable de dire quelle situation va émerger de ce déplacement des pièces dans un contexte géopolitique déjà très tendu. Le monde avance dans le brouillard.

L’embargo européen plus le plafonnement du prix du pétrole russe vont-ils entraîner le retrait de la Russie, troisième producteur mondial de pétrole, provoquant une raréfaction de l’offre pétrolière sur un marché déjà en tension, et une flambée des cours du baril ? C’est le scénario central d’un certain nombre d’analystes financiers et de traders sur le marché pétrolier.

Le ralentissement de l’économie chinoise, grande importatrice d’énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), accentué par une politique incompréhensible face au Covid, et les craintes de récession en Europe et même aux États-Unis conduiront-ils au contraire à une chute de la demande de pétrole, ce qui permettrait de contenir les augmentations du cours ?

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La dernière réunion de l’Opep+ le 4 décembre reflète ces incertitudes et ces interrogations. Accusés par le gouvernement américain de faire le jeu de la Russie, les pays producteurs membres du cartel, emmenés par l’Arabie saoudite, se posent au contraire comme les responsables des grands équilibres pétroliers mondiaux. Dans ce contexte imprévisible, ils ont décidé de ne rien changer pour l’instant : ils maintiennent la réduction de production de 2 millions de barils par jour mise en œuvre en novembre. Mais ils se disent prêts « à prendre des mesures immédiates » « à n’importe quel moment » si nécessaire. Dans un sens ou dans un autre.

Priver Poutine de la rente pétrolière

L’embargo décidé par les Européens et le plafonnement des prix du pétrole russe adopté par le G-7 visent un même objectif : empêcher le gouvernement de Vladimir Poutine d’avoir les financements nécessaires pour poursuivre sa guerre en Ukraine.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine fin février, de multiples sanctions ont été adoptées contre Moscou. Mais même si les volumes des exportations russes d’hydrocarbures ont diminué, l’envolée des prix a permis au Kremlin de largement compenser ces baisses. Sur les neuf premiers mois de l’année, les exportations russes, essentiellement des hydrocarbures et des matières premières, ont augmenté de plus de 25 % pour atteindre 431 milliards de dollars. En raison d’une très forte baisse de ses importations (− 15 %) liée en partie aux sanctions, la Russie affiche un excédent commercial record de 251 milliards de dollars.

Même si les Européens ont diminué drastiquement leurs achats pétroliers depuis le printemps, l’industrie pétrolière russe continue de tourner à plein. En octobre, la Russie a exporté 7,7 millions de barils par jour, selon l’Agence internationale de l’énergie. Un niveau pas très éloigné de celui d’avant la crise du Covid.

C’est cette équation que les Européens et les Américains veulent changer, en espérant créer le moins de tort possible à leurs économies déjà fragilisées.

Les nouvelles voies de commerce du pétrole

Des embargos pétroliers ont été prononcés contre l’Iran, l’Irak, le Venezuela, la Libye dans le passé, mais jamais l’Occident n’a frappé aussi fort : la Russie est le troisième producteur mondial de pétrole, le deuxième pays exportateur après l’Arabie saoudite. Même si l’Europe a commencé à réduire de plus d’un tiers ses importations de pétrole russe ces derniers mois, selon l’Agence internationale de l’énergie, le continent entre, avec cette interdiction de tout achat de pétrole brut russe à partir du 5 décembre, dans des eaux inconnues.

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L’idée d’un embargo sur le pétrole russe a été avancée dès les premières semaines par Volodymyr Zelensky et soutenue par les pays Baltes et la Pologne, entre autres. Pourtant, il a fallu des semaines pour trouver un accord entre les États membres de l’Union européenne. Et encore, cet accord est à trous.

L’embargo ne concerne que les importations de pétrole brut par voie maritime. La Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie, qui dépendent entièrement des approvisionnements russes et sont alimentées par oléoducs, continueront donc à recevoir du pétrole russe. La Pologne et l’Allemagne, elles aussi approvisionnées par oléoducs, se sont engagées à ne plus toucher au pétrole russe. De son côté, la Bulgarie a obtenu de pouvoir recevoir des cargaisons de pétrole russe par voie maritime.

Selon les estimations de la Commission européenne, l’Europe devrait avoir supprimé 90 % de ses importations de pétrole russe d’ici à la fin de l’année. Ces changements risquent de modifier en profondeur les flux pétroliers mondiaux et les voies de négoce dans le monde. Nombre de routes traditionnelles qui passaient par l’Europe sont en passe d’être abandonnées, confirmant le basculement du monde.

Jeu de cache-cache

Depuis le printemps, les pays européens ont cherché à diversifier leurs sources d’approvisionnement, en se tournant vers l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Nigeria et d’autres. Mais de nouveaux acteurs sont aussi apparus : la Chine, l’Inde, la Turquie et, dans une moindre mesure, l’Égypte sont devenues des exportateurs importants de pétrole vers l’Europe. Utilisés par la Russie pour contourner les sanctions européennes, ils achètent des cargaisons en provenance de l’Arctique à prix souvent bradé pour les revendre au prix fort en Europe, et même aux États-Unis. Le tout se déroule parfois dans une opacité inquiétante pour masquer l’origine de ce brut.

Ces dernières semaines, l’Inde et la Chine ont diminué leurs achats de pétrole russe, en raison du ralentissement économique. Mais d’autres, en particulier la Turquie, prennent le relais, attirés par la perspective de profits faciles et immédiats.

L’Europe fait le pari que cet embargo maritime n’aura que peu d’effets sur les prix. Le gouvernement américain n’en est pas aussi convaincu. Très concerné par l’évolution du prix du pétrole et de l’essence, un sujet politiquement sensible aux États-Unis, il redoute que l’embargo européen provoque une flambée des prix sur un marché déjà très tendu.

60 dollars le baril, c’est beaucoup trop.
Volodymyr Zelensky

Comment sanctionner la Russie en la privant de sa rente pétrolière sans perturber les marchés de l’énergie ni aggraver la flambée des cours si préjudiciable à l’économie ? C’est cette quadrature du cercle que le gouvernement américain tente de résoudre depuis le printemps. Dès que l’idée d’un embargo sur le pétrole russe a été évoquée par la Commission européenne, Janet Yellen, actuelle secrétaire d’État au Trésor et ancienne présidente de la Réserve fédérale, est montée au créneau pour la combattre, en avançant une contre-proposition : celle du plafonnement du prix du baril russe. Le projet a été repris par les membres du G7 fin juin.

En fixant le plafond à 60 dollars le baril, les Américains espèrent que cela incitera la Russie à continuer d’alimenter le marché avec son pétrole, tout en limitant ses profits.

« 60 dollars le baril, c’est beaucoup trop. » Lorsque Volodymyr Zelensky a découvert le 2 décembre le prix du plafonnement sur lequel les Européens et les autres pays du G7 s’étaient entendus, il n’a pas caché sa déception. 60 dollars le baril, c’est à peu près le prix auquel Moscou, consentant d’importants rabais, écoule aujourd’hui son pétrole de l’Oural. Les pays Baltes et la Pologne partagent son analyse. Jusqu’au bout, ils ont tenté d’obtenir un plafond autour de 30 dollars le baril, menaçant même de faire capoter l’accord jusqu’au dernier moment. De leur côté, la Grèce, Chypre et Malte tentaient d’obtenir un plafonnement beaucoup plus élevé, de l’ordre de 80 dollars le baril, afin de préserver leurs activités maritimes.

La volonté d’afficher une réponse unie et déterminée face à la Russie a fini par l’emporter. Les pays récalcitrants ont dû s’incliner devant la pression américaine et celle des autres pays européens.

À partir du 5 décembre, les pays du G7 (le Japon bénéficie cependant de certaines exemptions pour les livraisons pétrolières russes en provenance des îles Sakhaline, notamment) s’engagent à ne plus acheter de pétrole russe au-delà de ce plafond. Pour veiller au respect de l’accord, la Grande-Bretagne et l’Europe, qui ont 80 % du marché des assurances maritimes mondiales, s’engagent à n’assurer aucune cargaison russe qui ne respecterait pas ce prix.

Cette disposition inquiète au plus haut point les négociants et les transporteurs maritimes qui redoutent de tomber sous le coup de pénalités pour ne pas avoir respecté cette règle « jugée trop floue ». La mesure a une conséquence immédiate : le prix des assurances maritimes pour les transports pétroliers s’envole. Il va se répercuter immanquablement sur le prix final.

L’inconnue russe

La réponse de Vladimir Poutine a été immédiate. Dès que l’idée d’un plafonnement du prix de vente de son pétrole a été évoquée par le gouvernement américain, il a fait savoir qu’il refuserait tout contrat aux pays qui tenteraient de lui imposer cette règle. Le Kremlin n’a pas varié de position depuis. « Nous n’accepterons pas ce plafonnement », a confirmé le porte-parole du Kremlin, Dmitry Peskov, le 3 décembre. Il a indiqué que le gouvernement russe annoncerait ses décisions très rapidement.

Certains analystes se prennent à espérer, tout comme le gouvernement américain, que le plafonnement « modéré » du prix du pétrole russe incitera Vladimir Poutine à adopter une réponse elle aussi mesurée, relevant essentiellement de la symbolique.

D’autres affichent une position beaucoup plus pessimiste. Pour eux, le président russe ne peut qu’adopter une réponse dure. D’abord parce que le principe même du plafonnement, selon lui, s’inscrit dans une ultime tentative des pays occidentaux de reprendre la main sur un marché mondial du pétrole qui leur a échappé depuis longtemps, en imposant leurs conditions. Ce qui est inacceptable pour Vladimir Poutine. L’ensemble des pays producteurs, qui redoutent qu’à un moment ou à un autre les États-Unis cherchent à leur imposer le même genre d’impératifs, partagent l’analyse.

Ensuite, relèvent ces analystes, Vladimir Poutine, dans cette guerre d’Ukraine, dans ses réponses aux sanctions occidentales, fait preuve d’un irrédentisme sans limite : le rationnel n’a plus cours. Depuis l’invasion de l’Ukraine, le président russe a sacrifié sans hésitation une grande partie de son industrie gazière. Pourquoi hésiterait-il à faire de même pour son industrie pétrolière ?

Chinois, Russes et Indiens achètent des bateaux à tour de bras.

« Nous vendrons du pétrole et des produits raffinés seulement aux pays qui travaillent avec nous selon les conditions de marché. Même si pour cela nous devons réduire notre production », a précisé Alexander Novak, vice-président du gouvernement russe, le 4 décembre.

Anticipant le durcissement, Moscou a adopté depuis le printemps toute une série de dispositions pour échapper aux sanctions occidentales et consolider son commerce de pétrole. Afin de ne plus dépendre du dollar, monnaie de référence dans les échanges pétroliers, la Banque centrale de Russie a mis au point avec la Chine et l’Inde des transactions en monnaie locale et des instruments financiers de conversion entre eux.

Le gouvernement russe, par l’intermédiaire d’un de ses bras publics, a créé une compagnie d’assurance et de réassurance publique pour les transports maritimes et ses cargaisons de pétrole et de gaz, dans le but de contourner le veto des grandes compagnies d’assurance maritime britanniques et européennes. Le gouvernement chinois a déjà informé qu’il reconnaissait cette nouvelle compagnie d’assurance.

Mais c’est surtout du côté des transports maritimes que le gouvernement russe semble avoir déployé tous ses efforts. Depuis l’été, une étrange frénésie sévit dans ce secteur : les pétroliers, les supertankers changent de main et de pavillon à une vitesse impressionnante. Chinois, Russes et Indiens achètent des bateaux à tour de bras. Mais surtout, nombre de bateaux sont devenus la propriété de personnes et de compagnies totalement anonymes. Selon Bloomberg, quelque 10 % de la flotte mondiale des tankers appartiennent désormais à des propriétaires inconnus, renforçant encore l’opacité du secteur.

Le bras de fer annoncé autour du diesel

Si personne n’est en mesure d’évaluer les conséquences immédiates de l’embargo européen sur le marché du pétrole, beaucoup ont déjà inscrit un autre rendez-vous pétrolier important dans les semaines à venir : le 5 février, l’Europe doit étendre son embargo à tous les produits raffinés en provenance de la Russie.

Or ceux-ci constituent des approvisionnements essentiels pour les pays européens et les États-Unis, et notamment le diesel. 60 % du diesel consommé en Europe est fourni par la Russie. Et il n’y a guère de moyens de substitution, d’autant que le diesel commence à manquer partout. « Dans les mois qui viennent, pratiquement toutes les régions du monde courent le risque de faire face à une pénurie de diesel », avertit Bloomberg.

Aux États-Unis, les stocks de diesel sont à leur plus bas niveau depuis 1982 : ils sont à peine de vingt-cinq jours. En Europe, la situation est d’autant plus tendue que de nombreux outils de raffinage ont fermé avec la pandémie et n’ont pas rouvert après. Les mouvements de grève dans les raffineries en France et aux Pays-Bas ont encore aggravé les tensions. « C’est la pire crise dans le diesel que j’ai connue », dit Dario Scaffardi, ancien dirigeant du raffineur italien Spara.

Or le diesel est indispensable dans les transports et nombre d’industries. Vladimir Poutine, qui a déjà utilisé le gaz, va-t-il se priver d’utiliser cette arme, pour mettre un peu plus les économies européennes à genoux, au moment où les opinions publiques redoutent déjà de manquer de gaz et d’électricité pour passer cet hiver ? Il semble déjà déterminé à faire payer un prix exorbitant à l’Europe. Et celle-ci ne paraît pas s’être préparée à y faire face.

Martine Orange

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