Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Antisionisme, antisémitisme, un amalgame funeste

Le 16 juillet 2017, le président de la République prononce un discours à la commémoration du 75e anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv. Non seulement Emmanuel Macron avait invité le premier ministre israélien à cette cérémonie, non seulement il lui avait donné du « cher Bibi », mais, à la fin de son discours, il avait lâché : « Nous ne céderons rien à l’antisionisme, car il est la forme réinventée de l’antisémitisme. »

Tiré de Orient XXI.

Jamais un président de la République, même pas Nicolas Sarkozy ni François Hollande pourtant champion des « chants d’amour pour Israël et pour ses dirigeants » n’avait jusqu’ici repris à son compte cet étrange amalgame entre antisionisme et antisémitisme. Étrange, en effet, puisqu’il confond dans une même réprobation un délit : le racisme antijuif, condamné par la loi comme toutes les autres formes de racisme, et une opinion qui conteste l’impossibilité de l’assimilation des juifs et donc la nécessité d’un État où ils se retrouveraient tous et, au-delà, la politique de cet État.

Un antijudaïsme en recul constant

L’antijudaïsme, puis l’antisémitisme traversent l’histoire de l’Europe — plus, d’ailleurs, que celle du monde arabe. Ils s’y sont traduits, des siècles durant, par des discriminations, des expulsions et des massacres : ainsi lors des Croisades, mais aussi, au XIXe siècle notamment, lors des « pogromes » de l’Empire tsariste. Ces persécutions ont atteint leur apogée avec le génocide nazi, qui visait certes d’autres cibles (Tsiganes, malades mentaux, Slaves…), mais dans lequel les juifs formaient le seul groupe destiné à être tué jusqu’au dernier : il exterminera de fait la moitié des juifs d’Europe, un tiers de la population juive mondiale.

En France, où le régime de Vichy et sa police avaient collaboré activement à la déportation de 75 000 juifs (sur 330 000, français et étrangers, une proportion qui souligne la solidarité dont ils ont bénéficié), l’antisémitisme n’a cessé de reculer depuis la guerre. Selon toutes les enquêtes, il représente aujourd’hui une idéologie marginale, alors que l’islamophobie bénéficie d’un quasi-consensus.

La meilleure preuve, c’est, premier élément, la réponse de nos compatriotes à la question « Les juifs sont-ils des “Français comme les autres” ? ». En 1946, seul un tiers répondait par l’affirmative. Soixante-dix ans plus tard, selon une enquête d’Ipsos1, la proportion atteint… 92 % ! Ajoutons que 93 % estiment que « rien ne peut excuser un acte ou une parole antisémite ». Ces résultats sont d’autant plus significatifs qu’ils s’inscrivent dans un contexte de rejet accru des musulmans. Non seulement 36 % des sondés (+ 12 en un an) les estiment « mal intégrés », mais 83 % les en rendent responsables — ils seraient « repliés sur eux-mêmes » et refuseraient de « s’ouvrir sur la société » – contre 17 % qui pointent la responsabilité de la société… En revanche, second élément, les chercheurs observent la persistance de certains préjugés vis-à-vis des juifs, bien qu’ils soient en recul : 52 % des Français pensent que « les juifs sont plus attachés à Israël qu’à la France », 52 % que « les juifs ont beaucoup de pouvoir », 51 % que « Les juifs sont plus riches que la moyenne des Français » et 38 % que « Les juifs sont un peu trop présents dans les médias ». Mais il existe aussi des préjugés — et combien ! — contre les Corses, les Bretons ou les Auvergnats : parlera-t-on pour autant de racisme anti-corse, anti-breton ou anti-auvergnat ?

La France a connu, troisième élément, une flambée de violences antijuives au début des années 2000. Chaque année, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) publie un rapport intitulé La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qui suit notamment l’évolution des actes et menaces racistes. Cette catégorie de « menace » incluant aussi bien un courriel d’insulte qu’une lettre anonyme ou un graffiti sur la voie publique, nous préférons nous référer aux « actes ». En 2002 par rapport à 2001, le nombre de ces derniers est multiplié par quatre, et, en leur sein, le nombre d’actes antisémites par six. Toutefois, dès 2003, on observe un net reflux des violences antisémites (− 36 %) et des autres violences racistes (− 23 %).

Un arsenal législatif contre tout dérapage

Ce recul se poursuit — irrégulièrement — tout au long des années suivantes s’agissant des violences antijuives. En revanche, les violences racistes, et notamment islamophobes, se maintiennent à un niveau élevé, avec une véritable explosion en 2015, dans le contexte des attentats terroristes : elles triplent cette année-là. Mais elles connaîtront un recul de près de 60 % en 2016. L’année 2017 marque une nouvelle décrue : 121 faits anti-musulmans (− 34,5 %), 311 faits antijuifs (− 7,2 %) et 518 autres faits racistes (− 14,8 %). Notons cependant une poussée des violences proprement dites : 72 contre des musulmans (67 en 2016) et 97 contre des juifs (77 en 2016).

Certains intellectuels parlent, depuis une quinzaine d’années, d’« antisémitisme musulman ». Cette thèse a même fait l’objet d’un procès, l’historien Georges Bensoussan ayant attribué — à tort — au sociologue Smaïn Laacher, lors de l’émission « Répliques » d’Alain Finkielkraut, l’idée que « dans les familles arabes […] l’antisémitisme [se] tète avec le lait de la mère ». Blanchi par la justice de l’accusation d’« incitation au racisme », le responsable du Mémorial de la Shoah n’en a pas moins fait l’objet d’une mise en garde du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), considérant que « certains propos tenus par M. Bensoussan […] étaient susceptibles d’encourager des comportements discriminatoires ».

Au-delà des dérapages, ce débat a été alimenté par un sondage réalisé en 2014 par la Fondation pour l’innovation politique qui a suscité de vives réactions. Ainsi la sociologue et politologue Nonna Mayer a-t-elle appelé, dans Le Monde du 6 décembre 2014 à « parler d’antisémitisme avec rigueur ». À ses sévères critiques d’ordre méthodologique, la chercheuse ajoutait « une interrogation plus générale sur la pertinence du concept de “nouvel antisémitisme” » défini notamment par rapport aux « travaux de Pierre-André Taguieff ». Or ce dernier, souligne Nonna Mayer, « voit un antisémitisme masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et porté tant par l’islamisme radical que par les idéologies tiers-mondistes d’extrême gauche ».

Toutes ces données quantitatives ne sauraient dissimuler les réalités qualitatives : le vécu des personnes concernées. D’autant que, pour la première fois depuis 1945, des juifs, en ce début de siècle, ont été assassinés en tant que tels : les quatre victimes juives de Mohammed Merah, les quatre martyrs de l’Hyper Casher, mais aussi Ilan Halimi, Lucie Attal-Halimi et Mireille Knoll. La complexité des autres motivations des tueurs de ces derniers — meurtres crapuleux, voire actes de folie — n’empêche pas qu’ils soient d’abord perçus comme antisémites.

C’est dire que la lutte contre le racisme et l’antisémitisme reste plus que jamais nécessaire. Et qu’elle suppose une vigilance de tous les instants. Toute incitation à la haine raciale, toute propagande négationniste doivent être combattues et sanctionnées. De ce point de vue, la loi antiraciste de 1881, celle de 1972, la loi Gayssot de 19902 et le Code pénal3 constituent un arsenal efficace.

Encore faut-il que celui-ci soit appliqué. Or, pendant des années, un Dieudonné ou un Soral ont pu jouer impunément avec l’antisémitisme et le négationnisme. Outre les provocations de ces hommes de gauche passés à l’extrême droite, il faut évoquer les dérapages que font ou tolèrent certains défenseurs autoproclamés de la Palestine.

« Un foyer national juif en Palestine »

Voilà pour le premier terme de la comparaison d’Emmanuel Macron. Et pour le second ? Historiquement, la poussée de l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle a aussi suscité la naissance du sionisme. Confronté aux pogromes de 1881-1882 en Russie, puis témoin à Paris de la dégradation du capitaine Dreyfus en 1895, Theodor Herzl en tire la conclusion que les juifs sont inassimilables, même dans le pays qui, le premier, les a émancipés, et qu’ils doivent donc disposer d’un État à eux. En 1896, il publie L’État des juifs et, l’année suivante, réunit le premier Congrès sioniste mondial : « Le sionisme, précise son programme, s’efforce d’obtenir pour le peuple juif en Palestine un foyer reconnu publiquement et garanti juridiquement. » Le fondateur du mouvement fait l’impasse sur l’existence, dans ce pays, d’un peuple arabe autochtone, qui représente alors les neuf dixièmes de sa population, et que le sionisme va progressivement priver de tous ses droits. Vingt ans après le Congrès de Bâle, le Royaume-Uni, avec la Déclaration Balfour, fait sien le projet de « foyer national juif en Palestine », sur laquelle il obtient en 1922 le mandat. Pourtant, jusqu’à la seconde guerre mondiale et malgré Londres, les héritiers de Herzl ne rencontrent guère d’écho parmi les juifs : l’essentiel des mouvements politiques juifs s’oppose à leur ambition.

Pour les communistes juifs, la solution de la question juive réside dans la révolution socialiste. Lénine, dès 1903, dénonce le nationalisme juif : « Absolument inconsistante au point de vue scientifique, l’idée d’un peuple juif spécial est, par sa portée politique, réactionnaire. » Pour le leader bolchevique, « dans toute l’Europe, la chute de la féodalité et le développement de la liberté politique ont marché de pair avec l’émancipation politique des juifs, qui abandonnent le “yiddish” pour adopter la langue du peuple parmi lequel ils vivent et, d’une manière générale, leur assimilation progresse à l’époque ».

C’est pourquoi Lénine, à l’époque, polémique aussi avec le Bund, l’Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie, pourtant également hostile au projet d’État juif. Pour ce mouvement social-démocrate, la solution de la « question juive » suppose la réalisation d’une autonomie culturelle des juifs dans les pays où ils vivent. Les bundistes estiment en effet que la culture doit agir comme ciment des juifs, davantage que ne le ferait un État ou un territoire. Ils considèrent le sionisme « comme une réaction de la classe bourgeoise contre l’antisémitisme et la situation anormale du peuple juif. Le sionisme politique érigeant pour but la création d’un territoire pour le peuple juif ne peut prétendre résoudre la question juive [...] ni satisfaire le peuple dans son ensemble ».

Quant aux religieux orthodoxes, leur opposition au sionisme est radicale. Imaginer un État juif avant l’arrivée du Messie est purement et simplement blasphématoire. Seul le mouvement religieux Mizrahi ne voit pas de contradiction entre sa foi et la vision de Herzl. Il faudra attendre 1949 pour qu’une partie plus substantielle des religieux acceptent de passer un compromis avec le jeune État d’Israël — qu’on appelle le « statu quo » et qui définit les devoirs réciproques de l’État et de la religion. De pressions en concessions, le premier cèdera de plus en plus de terrain à la seconde. Si bien qu’aujourd’hui seule une minorité d’ultra-orthodoxes conteste encore l’existence de l’État d’Israël.

Il faut dire que, de leur côté, Herzl et ses successeurs ne manquaient pas de griefs contre les religieux : pour eux, la religion a fait du peuple juif une entité passive, attendant son salut et son émancipation de la venue du Messie, qui permettrait le retour du peuple juif dans sa patrie historique, mais dans le cadre d’un projet divin et pas dans celui d’un projet politique conçu par des hommes.

Les faits sont têtus : l’immense majorité des juifs quittant l’Europe centrale et orientale se rend en Europe occidentale et surtout aux États-Unis — environ 3,5 millions de 1881 à 1924, année de l’adoption du très restrictif Immigration Act américain. En revanche, au début de la seconde guerre mondiale, la Palestine mandataire ne compte que 460 000 juifs, soit 2,9 % de la population juive mondiale.

Une nécessité plus qu’un choix

Et pourtant la montée du nazisme a en effet provoqué une accélération de l’émigration juive vers la Palestine : celle-ci passe de 1932 à 1939 à 247 000 arrivants, soit 30 000 par an, quatre fois plus que depuis la fin de la première guerre mondiale ! Il s’agit déjà moins d’un « choix sioniste » que d’une fuite face aux persécutions, facilitée par l’accord dit Haavara (transfert) – un accord dénoncé par toutes les autres organisations juives –, conclu par l’Organisation sioniste mondiale avec le gouvernement nazi, le 25 août 1933 : contrairement aux autres qui partent sans un mark en poche, les juifs allemands allant en Palestine peuvent récupérer là-bas une partie de leurs biens sous la forme de produits exportés par le Reich. Plusieurs dizaines de milliers de juifs allemands sauveront ainsi leur vie. Cet accord coûtera en revanche sans doute la sienne à son négociateur sioniste, Haïm Arlosoroff, assassiné sur la plage de Tel-Aviv le 16 juin 1933.

Qu’on n’imagine pas Hitler converti au sionisme. Durant ses premières années, le régime nazi n’a pas encore conçu la « solution finale de la question juive ». Il s’attache d’abord à exclure les juifs de la société allemande et à les pousser à l’émigration. Dans un second temps, il pensera en termes de déportation massive : vers Madagascar d’abord, puis vers la Pologne et enfin vers la Sibérie. Le projet génocidaire proprement dit se radicalisera à partir de l’invasion de l’URSS, le 22 juin 1941.

Le génocide nazi bouleverse tout. Six millions de juifs ont été exterminés et des centaines de milliers de survivants ne peuvent pas retourner chez eux. Or Washington leur refuse tout visa. Bon nombre émigrent alors vers la Palestine, puis vers Israël, d’où la guerre de 1947-1949 a chassé 800 000 Arabes. Comme durant l’entre-deux-guerres, les juifs se rendant là-bas le font moins par « choix sioniste » que par obligation ou calcul, qu’il s’agisse des vagues de juifs arabes ou de celle des Soviétiques...

Dans un cas comme dans l’autre, l’alya (immigration en Israël) procède des circonstances. S’agissant des juifs arabes, les raisons de l’émigration varient d’un pays à l’autre. Certains ont été expulsés, comme en Égypte. D’autres ont été « importés » par les autorités israéliennes : ainsi au Maroc, au Yémen, en Éthiopie et, en majorité, en Irak. D’Algérie, la plupart des juifs se sont retrouvés en France, dont ils possédaient la citoyenneté. Rares sont, parmi tous ces immigrants des années 1940 à 1970, ceux qui rejoignent Israël par choix idéologique. Il en va de même des juifs soviétiques, dont une forte proportion, d’ailleurs, ne l’était pas : la répression de leur culte rendait difficile l’identification des juifs. La plupart de ces arrivants ont profité de l’accord passé par Mikhaïl Gorbatchev avec Itzhak Shamir pour pouvoir quitter l’URSS, sans savoir que le premier ministre israélien avait fait en sorte qu’ils ne puissent pas poursuivre leur voyage vers l’Europe ou les États-Unis, comme un grand nombre l’espérait.

Soixante-dix ans et plusieurs vagues d’immigration après sa création, Israël compte 6,5 millions de juifs et, avec les territoires occupés, le même nombre de Palestiniens. C’est dire que la majorité des 16 millions de juifs du monde vit encore ailleurs. De surcroît, en Occident, leur assimilation s’accompagne d’une majorité de mariages avec des non-juifs. Et des centaines de milliers d’Israéliens ont quitté leur pays, où ils ne vivent plus ; rien qu’à Berlin, ils seraient plus de 100 000. Même parmi les juifs de notre pays qui, ces dernières années, ont effectué leur alya en réaction aux violences antisémites, une forte proportion repart vers la France.

Une mauvaise image

Faut-ils considérer tous ces juifs qui, de génération en génération, ont résisté aux sirènes du sionisme comme des antisémites ? Ou bien, tout simplement, comme des citoyens ayant préféré poursuivre leur vie dans leur patrie de longue date ou d’adoption ? Historiquement, la petite phrase du président de la République est donc absurde.

Les Français ne s’y trompent d’ailleurs pas. Selon la dernière enquête de l’IFOP4, 57 % ont une « mauvaise image d’Israël » (68 % chez les moins de 35 ans), 69 % une « mauvaise image du sionisme » (74 % chez les moins de 35 ans) et 71 % pensent qu’« Israël porte une lourde responsabilité dans l’absence de négociation avec les Palestiniens » (68 % chez les moins de 35 ans). Selon une autre enquête de l’IFOP, mais plus récente, 67 % des sondés voulaient que « le président Macron évoque explicitement la perspective de sanctions lors de sa rencontre avec Benyamin Nétanyahou ».

Sont-ils pour autant antisémites ? Évidemment non. Sous le titre Un antisionisme qui ne se transforme pas en antisémitisme, l’enquête Ipsos déjà citée montre que les sympathisants de la France insoumise et du Parti communiste sont à la fois les plus critiques vis-à-vis de la politique d’Israël ET les plus empathiques envers les juifs de France. « Au niveau individuel, conclut l’enquête sur ce point, il n’y a pas de relation évidente entre l’antisémitisme et l’antisionisme ». Et d’ajouter que l’un comme l’autre « sont des attitudes cohérentes entre elles, mais qui concernent le plus souvent des individus différents ». Conclusion de Brice Teinturier, qui présente l’enquête sur le site Akadem : « On ne peut pas, rapidement et un peu caricaturalement, dire que l’un dissimulerait l’autre. »

Au-delà du contresens qu’elle implique, la petite phrase du Vel d’Hiv comporte surtout — politiquement — un grave danger pour la liberté de pensée et d’expression. La manœuvre des dirigeants israéliens et de leurs inconditionnels français est cousue de fil blanc : ils tentent de criminaliser toute critique de leur politique parce qu’ils se savent isolés. À preuve la reconnaissance croissante de l’État de Palestine, entré successivement à l’Unesco (2011), puis à l’Assemblée générale des Nations unies (2012) et même à la Cour pénale internationale (2015). Il y a quelques semaines, l’Assemblée générale de l’ONU a voté en faveur de l’autodétermination du peuple palestinien par 176 voix pour, 7 contre (Canada, États-Unis, Israël, Îles Marshall, États fédérés de Micronésie, Nauru et Palaos) et 4 abstentions (Cameroun, Honduras, Togo, Tonga).

En contradiction avec la déclaration d’indépendance

Et cet isolement ne risque pas de se réduire. La droite et l’extrême droite au pouvoir à Tel-Aviv sont en effet engagées dans un inquiétant processus de radicalisation, voire à certains égards de fascisation. Profitant du soutien de l’administration Trump et de leur alliance avec l’Arabie saoudite contre l’Iran, elles veulent passer de la colonisation, qu’elles accélèrent, à l’annexion. Plusieurs lois ont été ou vont être votées par le Parlement israélien en ce sens. À terme, Tel-Aviv enterrera la solution dite « des deux États » au profit d’un seul État, où les Palestiniens annexés avec leurs terres ne jouiraient pas du droit de vote : un État d’apartheid.

La nouvelle loi fondamentale en cours d’adoption symbolise ce tournant. Celle de 1992 définissait Israël comme un « État juif et démocratique » ; le nouveau texte voté parle d’« État-nation du peuple juif ». Et il précise : « Le droit à exercer l’autodétermination nationale au sein de l’État d’Israël appartient au seul peuple juif. » De surcroît, il prive l’arabe de son statut de « langue de l’État » réservé à l’hébreu. Bref, il renie explicitement la Déclaration d’indépendance qui, le 14 mai 1948, promettait que le nouvel État « développera le pays au bénéfice de tous ses habitants ; il sera fondé sur les principes de liberté, de justice et de paix enseignés par les prophètes d’Israël ; il assurera une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ; il garantira la pleine liberté de conscience, de culte, d’éducation et de culture ».

Il ne s’agit hélas pas seulement de la fuite en avant de dirigeants hors-sol : selon un sondage de l’Institut de la démocratie israélienne (IDI) du 8 février 2017, la moitié des sondés n’estiment « pas sage » de poursuivre la colonisation de la Cisjordanie, et 53 % s’opposent à son annexion. Mais seuls 24 % estiment que les Palestiniens devraient, en cas d’annexion, jouir du droit de vote, 30 % envisageant un statut de « résident ». Ce passage de la colonisation à l’annexion n’améliorera évidemment pas l’image d’Israël dans l’opinion mondiale.

Réhabiliter le délit d’opinion

Voilà pourquoi l’extrême droite israélienne et ses relais français voudraient interdire toute contestation. Premier objectif de l’opération : la condamnation de la campagne Boycott-Désinvestissement-Sanction (BDS). Aucune loi ne l’interdisant, ses censeurs s’appuient sur une circulaire ministérielle, signée de l’ex-ministre de la justice Michèle Alliot-Marie en février 2010, que de rares parquets ont suivie. Et sur un arrêt de la Cour de cassation, que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) peut néanmoins encore retoquer. D’autant que la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité Federica Mogherini ne cesse de répéter : « L’Union européenne se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux, qui est applicable au territoire des États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS menées sur ce territoire5. »

D’où un second objectif, auquel le propos d’Emmanuel Macron risquerait d’ouvrir la voie : l’interdiction de l’antisionisme proprement dit. En novembre dernier, Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), exigeait que la « définition (de l’International Holocaust Remembrance Alliance - IHRA), qui prend en compte l’antisionisme comme forme nouvelle de l’antisémitisme, soit transposée dans l’arsenal législatif français »… Élaborée par l’IHRA le 26 mai 2016 à Budapest, cette définition présente l’antisémitisme comme « une certaine perception des juifs, qui peut s’exprimer comme de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques d’antisémitisme visent des individus juifs ou non juifs ou leurs biens, des institutions et des lieux de culte juifs ».

À ce texte s’ajoute une sorte de « mode d’emploi » l’explicitant, ajoutant notamment : « Ces manifestations peuvent inclure le fait de cibler l’État d’Israël, conçu comme collectivité juive. » Mais l’annexe ajoute : « Toutefois, la critique d’Israël similaire à celle émise contre tout autre pays ne peut être considérée comme antisémite. » Cette notion de similarité pose un problème évident : comment traiter également des États qui ne violent ni le droit international ni les droits humains et ceux qui, comme Israël, violent ouvertement les uns et les autres ? L’occupation et la colonisation des territoires palestiniens depuis un demi-siècle bafouent en effet les Conventions de Genève comme les résolutions de l’ONU… Reste que le Parlement européen a adopté ladite résolution le 1er juin 2017.

Si cette tentative pour interdire l’antisionisme ne constituait pas une manœuvre aussi grave, on pourrait presque en rire. Imagine-t-on les communistes demander l’interdiction de l’anticommunisme, les gaullistes celle de l’anti-gaullisme, les néolibéraux celle de l’altermondialisme ? La prétention des ultrasionistes relève ici d’une pensée qu’il faut bien qualifier de totalitaire.

Au cas où ce projet prendrait corps, le Conseil constitutionnel le bloquerait sans doute en route. Sinon, ce serait la première fois, depuis la guerre d’Algérie, que la France réinstaurerait le délit d’opinion.

Or l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 affirme : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » Quant à la Constitution de la Ve République, son article premier assure que la France « respecte toutes les croyances ». Et, pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme stipule dans son article 9 : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé. »

Ce débat, on le voit, dépasse donc les questions liées au conflit israélo-palestinien. Il pourrait même menacer nos libertés. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’exécutif semble reculer. Au dîner du CRIF, le 7 mars 2018, Emmanuel Macron n’a pas repris son amalgame entre antisionisme et antisémitisme. De même le premier ministre Édouard Philippe, qui l’avait fait sien en octobre 2017, l’a abandonné le 19 mars 2018, en présentant le plan annuel du gouvernement contre le racisme et l’antisémitisme.

Faut-il en conclure que la lutte paie ? Pour l’affirmer et supprimer le point d’interrogation, il faudra sans doute encore poursuivre cette bataille avec détermination et sang froid.

Dominique Vidal

Notes

1- Enquête en ligne en octobre 2017 auprès d’un échantillon de 1001 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.

2- Cette loi interdit la négation de crimes contre l’humanité tels que définis par le Tribunal international de Nuremberg réuni pour juger les crimes nazis. Cette loi a été contestée par de nombreux politiques (Jacques Chirac, Simone Veil, Jacques Toubon, etc.) et historiens, dont Pierre Vidal-Naquet, Pierre Nora, Madeleine Rébérioux, etc.)

3- NDLR. Lire Les lois antiracistes, Publications du ministère de la justice.

4- Enquête menée en mai 2018 auprès d’un échantillon de 1007 personnes représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.

5- Réponse à une question posée lors d’une séance au Parlement européen en septembre 2016.

Dominique Vidal

Né en 1950, Dominique Vidal a étudié la philosophie et l’histoire. Journaliste depuis 1968, professionnel depuis 1973, il a notamment travaillé dans les rédactions des hebdomadaires "France Nouvelle" et "Révolution", puis du quotidien "La Croix". Après avoir coordonné les activités internationales du Centre de formation et de perfectionnement des journalistes (CFPJ), il a fait partie, de 1995 à 2010, de l’équipe permanente du "Monde diplomatique", dont il a en particulier créé le réseau d’éditions internationales et coordonné les Atlas. Spécialisé dans les questions internationales et notamment le Proche-Orient, il vient de publier "Antisionisme = antisémitisme ? Réponse à Emmanuel Macron" (Libertalia, 2018). Auparavant, il avait sorti "Comment Israël expulsa les Palestiniens 1947-1949" (Éditions de l’Atelier, 2007, avec une postface de Sébastien Boussois) ; "Israël, une société bousculée. Vingt-cinq années de reportage" (Editions du Cygne, 2007) ; et "Le Mal-être juif" (Agone, 2003). Dominique Vidal a écrit en collaboration avec Alain Gresh : "Les 100 Clés du Proche-Orient" (dernière édition avec Emmanuelle Pauly chez Fayard, 2011) ; ; "Palestine 47 : un partage avorté" (dernière édition chez André Versaille, 2007) ; "Golfe : clefs pour une guerre annoncée" (Le Monde Éditions, 1991) ; et "Proche-Orient : une guerre de cent ans" (Messidor, 1984). Depuis 2010, il dirige avec Bertrand Badie l’annuel collectif "L’état du monde", chez La Découverte. Le dernier en date, paru en 2018, s’intitule "Le Retour des populisme". Autres ouvrages : "L’Opinion, ça se travaille… Les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo" (Agone, Marseille, dernière édition 2015 avec Serge Halimi, Henri Maler et Mathias Reymond) ; "Le Proche-Orient, les banlieues et nous" ( Éditions de l’Atelier, 2006 avec Leila Shahid, Michel Warschawski et Isabelle Avran) ; "Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation" (Agone, 2005 avec Karim Bourtel) ; "Les historiens allemands relisent la Shoah" (Complexe, 2002) ; " Promenades historiques dans Paris" (Liana Levi, 1991 et 1994, avec Christine Queralt) ; "Portraits de China Town, le ghetto imaginaire" (Autrement, 1987, avec Éric Venturini). Chez Sindbad/Actes Sud, Dominique Vidal a coordonné "Palestine-Israël : un Etat, deux Etats ?" (2011) et "Palestine : le jeu des puissants" (2014). Chez Demopolis, il vient de diriger "Les Nationalistes à l’assaut de l’Europe".

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