En Grande-Bretagne, la décision de l’instance dirigeante du parti travailliste, le National Executive Committee (NEC), d’adopter une définition dite « complète » de l’antisémitisme – celle de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) avec des exemples dont certains très contentieux (1) – constitue un sérieux revers pour la gauche de transformation sociale, antiraciste et solidaire. C’est aussi un échec politique pour Jeremy Corbyn
Ce vote représente par la même occasion une victoire pour l’Etat colonial et raciste d’Israël et ses soutiens internationaux et une défaite pour le mouvement de solidarité avec la Palestine. Et elle ne fera rien pour lutter contre la réelle menace de l’antisémitisme véhiculé notamment par l’extrême-droite dans plusieurs pays européens. D’ailleurs, ceux et celles qui ont été les plus actifs sur le thème de « l’antisémitisme galopant » dans le parti travailliste sont notoirement absents des mobilisations qui ont lieu hebdomadairement contre les agissements violents des véritables fascistes de l’English Defence League, Britain First ou la Football Lads Alliance.
.Le ‘problème’ de l’antisémitisme au sein du parti travailliste a, en réalité, été largement fabriqué de toutes pièces par les anti-Corbyn et certains groupes de pression pro-israéliens. Inutile de préciser que ces accusations souvent fantaisistes ont été relayées et amplifiées par la presse de droite, et jusqu’au prestigieux journal de ‘centre-gauche’, The Guardian. La BBC, comme toujours la voix authentique de la classe dirigeante britannique, y a joué un rôle particulièrement néfaste et malhonnête.
POLEMIQUE
Le vote du NEC est censé mettre fin à la polémique – c’est au moins ce qu’espère une partie de la gauche – mais ce ne sera pas le cas, car les objectifs des ennemis de Corbyn et des ‘amis d’Israël’ sont ailleurs. Ils ne veulent rien de moins que sa démission et de réduire le mouvement de solidarité avec la Palestine au silence. D’ailleurs, leur victoire à peine acquise qu’ils commencent à critiquer la décision sous prétexte de l’addition d’un caveat disant que la définition ne doit pas être considérée comme limitant la liberté d’expression au sujet de l’Etat d’Israël ou des droits des Palestiniens. Ils reviendront donc à la charge aussi souvent qu’ils l’estiment nécessaire.
La présidente du principal organisme dit ‘représentatif’ des Juifs a dit, quant à elle, que le vote doit être suivi d’« actions », c’est-à-dire de l’exclusion rapide de militants ayant enfreint la nouvelle définition et que le problème des fréquentations et des actions « antérieures » de Jeremy Corbyn doit être « adressé ».
L’offensive ne s’arrêtera donc pas là. Elle ne peut être contrée par davantage de concessions.
L’ampleur et la nature de la campagne de calomnies dirigée contre Jeremy Corbyn et ses partisans, qu’on peut sans dramatiser assimiler à une chasse aux sorcières, n’a rien à voir avec la réalité de l’antisémitisme qui existe marginalement – personne ne le nie – parmi les sympathisants et même chez certains militants du parti. Celui-ci compte quand même un demi-million d’adhérents et d’adhérentes, et est aujourd’hui le plus grand parti politique d’Europe – grâce à … l’effet Corbyn.
L’étendue de cet antisémitisme n’est pas mesurable, mais elle est certainement moindre que celui qui existe parmi les sympathisants de droite et bien sûr chez les voyous d’extrême-droite qui eux aussi participent à la campagne anti-Corbyn, qu’ils traitent de « communiste », d’« ami des terroristes irlandais et islamistes » et d’« islamiste ». Pour les fachos, pouvoir en plus traiter Corbyn d’ « antisémite » est une façon de rajouter habilement à la confusion et de faire diversion. Bien entendu, les ennemis de droite ou de « gauche » de Corbyn ne s’intéressent absolument pas à l’antisémitisme de ces gens-là.
Pour certains, Corbyn lui-même serait un antisémite patenté, voire même un « révisionniste », et ses partisans et alliés (à l’extrême-gauche notamment) animés par une « soif de vengeance » contre les Juifs. Le mensonge est énorme et doit être dénoncé pour ce qu’il est. Corbyn doit être défendu sans ambiguïté, quelques soient les critiques qu’on peut formuler à son égard par ailleurs.
REVANCHARDE
Le vote du NEC est donc une victoire pour la droite revancharde du parti, particulièrement puissante et même largement majoritaire dans le groupe parlementaire. Cette droite n’a jamais accepté le résultat du vote des militants qui a conduit Corbyn à la tête du parti. Elle cherche une stratégie, entre ceux-celles qui prônent ouvertement une scission pour former un nouveau parti centriste et d’autres qui préfèrent travailler en sous-marin à mettre des bâtons dans les roues du leader et de son équipe (les deux ne sont pas incompatibles, d’ailleurs, car tout est une question de timing et de rapport de forces).
Depuis quelques semaines les attaques contre Corbyn de la part de députés travaillistes de droite sont devenues de plus en plus hystériques. Ainsi, Frank Field a décidé de démissionner du groupe parlementaire pour protester contre le « racisme » qui gangrènerait le parti. Sauf que M. Field est depuis longtemps partisan d’un contrôle stricte de l’immigration et s’est vanté de son amitié avec le feu (et pas regretté) démagogue raciste et ancien ministre conservateur, Enoch Powell. La députée travailliste (et juive) Margaret Hodge a traité son leader de « putain de raciste et antisémite » (dans le texte « fucking racist ») et a comparé les quelques insultes qu’elle a reçues de militants travaillistes avec le traitement réservé à son père par les Nazis.
Gordon Brown, qui est intervenu dans le débat peu avant la réunion du NEC pour peser dans la balance, s’est distingué, alors qu’il était premier ministre, par son soutien au mot d’ordre de ‘British jobs for British workers’ (‘des emplois britanniques pour des salariés britanniques’). Quant à Tony Blair, aucun commentaire n’est vraiment nécessaire. Ces exemples donnent la mesure de l’hypocrisie des droitiers du parti et démontrent que leur vrai but n’est pas de combattre le racisme mais d’abattre Corbyn, et par la même occasion neutraliser, ou pourquoi pas criminaliser la solidarité avec la Palestine et notamment la campagne BDS.
La gauche est également divisée entre ceux-celles qui militent pour une ligne claire et audacieuse et sont souvent très actifs-ves sur le terrain des élections locales et, dans les meilleurs des cas, dans le mouvement social, d’une part, et d’autre part des ‘réalistes’ qui mettent l’unité du parti avant tout et sont prêt-e-s à faire des concessions face à l’offensive de la droite. Beaucoup de militants ‘ordinaires’ hésitent visiblement entre ces deux stratégies. Mais c’est la conversion au ‘réalisme’ de membres influents de la gauche, comme Jon Lansman, le fondateur de Momentum (un mouvement dynamique mais aux contours un peu « gazeux » formé pour faire élire puis soutenir Corbyn) ou John McDonnell, le porte-parole pour les affaires économiques, qui a fait pencher la balance. A contrario, des personnalités comme le cinéaste Ken Loach et l’auteur Tariq Ali, ainsi que les différentes forces de la gauche radicale extérieures au parti, comme le Socialist Workers Party (SWP) ou Counterfire, ont tenté jusqu’au dernier moment de tenir la ligne.
PRESSIONS
Les convictions personnelles de Corbyn lui-même sont claires mais en dernière analyse il considère, lui aussi, que l’unité du parti est la condition d’une prochaine victoire aux urnes. Représentant de la poussée des idées de gauche et de la soif de politique notamment parmi la jeunesse, tout comme Bernie Sanders aux Etats-Unis ou J-L Mélenchon en France, il reste avant tout un travailliste ‘traditionnel’ partisan de la voie parlementaire (mais très lié au mouvement social, ce qui a fait sa force dans un premier temps). La grande faiblesse de la gauche travailliste a toujours été de plier en dernière instance devant les pressions de la droite – certains se souviendront de la capitulation de l’idole de la gauche et grand ‘pacifiste’, Aneurin Bevan, dans les années 1950, quand il s’est converti à la force de dissuasion nucléaire britannique – et de rechercher la respectabilité aux yeux des grands patrons de la presse censés être capables de faire gagner ou perdre des élections.
Corbyn lui-même a dû, entre autres, accepter le renouvellement de la flotte de sous-marins nucléaires équipés de missiles Trident, alors que l’abandon de cette force de frappe faisait partie de son programme et était particulièrement populaire parmi les militants. Il a également été plus que frileux sur la question de l’indépendance de l’Ecosse. De toutes les façons, les pressions sur lui sont énormes, comme nous avons vu dernièrement quand, à quelques jours du vote du NEC, des dirigeants syndicaux et des poids lourds de la gauche du parti se sont prononcés pour l’adoption de la définition « complète » de l’IHRA.
L’isolement de Corbyn est tel que, lors de la réunion du NEC, son amendement pour défendre la liberté d’expression au sujet de la nature raciste de l’Etat d’Israël a été rejeté, ce qui signifie qu’il a été lâché par une partie de ses propres soutiens. A la base du parti, cependant, Corbyn reste extrêmement populaire et paradoxalement, malgré le flot continu d’articles, d’entretiens et de petites phrases assassines contre lui dans les médias, les sondages continuent à lui être relativement favorables, face il est vrai à une Theresa May maladroite et embourbée dans ses contradictions et les négociations sans fin sur le Brexit.
Quid, donc, de la « communauté juive » en Grande-Bretagne ? Elle est ancienne, mais majoritairement composée des descendants des réfugiés des pogroms de la fin du 19ème siècle dans la Russie tsariste et en Europe de l’Est. Il est évidemment impossible de généraliser, car elle ne forme pas un bloc homogène, que cela soit sur le plan politique, social ou religieux. Il est probable que certains Juifs aient été influencés par la campagne contre Corbyn et personne ne doit minimiser ni leurs peurs ni la réalité de l’antisémitisme. Mais quand un ancien Grand Rabbin, Jonathan (Lord) Sacks, un homme de droite, compare Corbyn – qu’il accuse d’être un ami du Hamas et de Hezbollah – à Enoch Powell, prétend que beaucoup de Juifs pensent quitter le pays et que les travaillistes risquent de provoquer une nouvelle vague d’antisémitisme, et dit qu’il ne connaît aucun moment depuis 1656 ( !) quand les Juifs s’inquiétaient autant pour leurs enfants, sa mauvaise foi saute aux yeux.
Corbyn est également critiqué par le Board of Deputies of British Jews, qui, comme le CRIF en France, prétend parler au nom de toute la « communauté ». En réalité, c’est un organisme qui représente uniquement des synagogues et pas plus de la moitié d’entre elles (d’autres courants religieux sont indépendants dont certains sont très hostiles à l’Etat d’Israël). Le Jewish Leadership Council, quant à lui, a rondement critiqué Corbyn après le vote du NEC pour l’amendement « honteux » qu’il a présenté sans succès, l’accusant de vouloir saboter la décision. Cet establishment juif très lié à celui de l’Etat d’Israël, à l’ambassade israélien et aux diverses officines sionistes (sans « complotisme » aucun), parle au mieux pour une partie de la population juive du pays – et probablement la partie la plus conservatrice.
MOUVEMENT ANTIFASCISTE
Il existe une toute autre tradition – celle des Juifs qui se sont battus contre l’antisémitisme qui s’est développé à la fin du 19ème siècle et a été encouragé notamment par l’aile droite impérialiste du parti conservateur. Beaucoup ont rejoint les rangs de la gauche et plus particulièrement du parti communiste, et beaucoup de leurs enfants militent aujourd’hui au parti travailliste ou à l’extrême-gauche. On se souvient toujours de la Bataille de Cable Street à Londres en 1936 quand une alliance de résidents juifs et non-juifs et de militants communistes a physiquement empêché les fascistes en chemises noires du mouvement d’Oswald Mosley de marcher dans le quartier juif. Cela reste un symbole et une fierté pour le mouvement antifasciste d’aujourd’hui.
Dans le mouvement ouvrier contemporain, il existe des associations ayant des positions diverses. Ainsi on en trouve qui sont hostiles à Corbyn et pro-israéliennes, comme le Jewish Labour Movement (fondé en 1903 sous le nom de Poale Zion) et d’autres franchement antisionistes et opposées à l’adoption de la définition « complète » de l’antisémitisme (Jewish Socialists’ Movement, Jewish Voice for Labour …). La devise du collectif Free Speech on Israel est « Des Juifs et des amis qui disent que l’antisionisme n’est pas l’antisémitisme ». Et bien sûr, comme en France et ailleurs, beaucoup de militants de la Palestine Solidarity Campaign et de la campagne BDS sont juifs. Quant aux Labour Friends of Israel, son nom ne laisse pas de place pour l’ambiguïté - il s’agit d’un groupe de parlementaires travaillistes, pour l’essentiel sionistes (juifs et non-juifs).
Ainsi, présenter la polémique actuelle comme s’il s’agissait de ‘Corbyn contre les Juifs’ et parler, comme l’a fait par exemple le journal Libération de la « communauté juive travailliste » est une véritable travestie des faits.
Enfin, il est important de souligner la portée internationale de cette confrontation. Dans de nombreux pays, dont la France, la campagne de boycott d’Israël est menacée d’interdiction. En Israël, Netanyahu et les sionistes d’extrême-droite n’ont pas hésité à soutenir publiquement la campagne honteuse contre Corbyn, alors que le groupe de députés arabes au Knesset a publié une excellente déclaration pour le soutenir. Si le résultat est un revers pour la gauche britannique, c’est un désastre de plus pour les Palestiniens.
La violence de l’attaque dans les médias et de la part des députés anti-Corbyn et le résultat qu’elle a obtenu a été un choc pour la gauche. Il est difficile de prédire la suite. Mais une chose est certaine : la gauche, et Corbyn lui-même, ne se redressera qu’à condition de ne rien céder sur la solidarité plus nécessaire que jamais avec la Palestine et le droit non seulement de ‘critiquer’ Israël mais de dire la vérité sur cet Etat colonial et raciste. Le NEC et plus encore le groupe parlementaire du Labour sont actuellement verrouillés à moins d’une révolte massive des sections locales contre les sortants et sortantes. Mais l’horizon de la gauche de transformation ne peut se limiter à ce qui se passe dans le parti travailliste. La riposte doit passer par un renouveau de l’activisme dans et en dehors du parti travailliste, dans les syndicats, dans les quartiers - et dans l’unité.
(1) Selon l’IHRA, des manifestations d’antisémitisme « pourraient » inclure le fait de « viser l’Etat d’Israël, conçu comme une collectivité juive ». Parmi les exemples on trouve :
« Nier au peuple juif leur droit à l’auto-détermination en prétendant, par exemple, que l’existence de l’Etat d’Israël est un projet raciste »
« Le deux-poids, deux mesures en exigeant à l’Etat d’Israël un comportement qu’on n’attend ou qu’on n’exige pas de toute autre nation démocratique »
« Etablir des comparaisons entre la politique israélienne contemporaine et celle des Nazis »
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