L’opposition au régime noyée dans le sang
Des milliers de personnes s’étaient réunies pour participer au grand meeting pour « le travail, la paix et la démocratie » organisé par les confédérations syndicales KESK [Confédération des syndicats de fonctionnaires] et DISK [Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie], l’Union des médecins et l’Union des chambres des ingénieurs et des architectes, dans le but de protester contre la politique guerrière de l’AKP contre le peuple kurde et les dérives autoritaires du président de la République Recep Tayyip Erdogan.
Selon les derniers chiffres communiqués par le bureau de crise du HDP (Parti démocratique des peuples, réformiste de gauche lié au mouvement kurde), l’attentat kamikaze a causé la mort d’au moins 128 personnes. Alors que le nombre de blessés s’élève à 400, plus d’une trentaine de personne restent introuvables, portées disparues.
Le fruit pourri de la politique impérialiste régionale turque
Quel que soit le degré d’implication de l’Etat turc dans ce massacre, et même s’il n’a aucun rôle direct dans son organisation, il est indiscutable qu’il en est le premier responsable. Tout d’abord parce que les services de renseignement et la police, qui traquent ceux qui, dans la rue ou sur Internet, commettent le crime « d’insulter Erdogan », ont été incapable d’empêcher cet attentat… si bien sûr ils en avaient manifesté l’intention.
Mais, d’autre part, cet attentat est le résultat de la politique aveugle, interventionniste, « impérialiste régionale » du régime Erdogan vis-à-vis de la Syrie. C’est la conséquence de plusieurs années de soutien logistique, financier et militaire à maintes organisations djihadistes afin de les aider à renverser le régime d’El-Assad. C’est aussi l’aboutissement d’une obstination de la part de l’AKP au pouvoir d’empêcher par tous les moyens la consolidation d’une région autonome kurde (sous la direction du PKK-PYD), quitte à laisser Daech occuper ces terres…
Cet attentat s’inscrit aussi dans la suite des explosions du 5 juin dernier à Diyarbakir lors du meeting du HDP, et du 20 juillet à Suruç, où 34 jeunes révolutionnaires trouvèrent la mort alors qu’ils s’apprêtaient à se rendre à Kobané pour apporter leur aide et leur solidarité. Toutes ces explosions ont eu pour but de provoquer la reprise de la résistance armée par le mouvement kurde qui respectait un cessez-le-feu depuis plusieurs années.
Le mouvement kurde réprimé
Le peuple kurde a su – après de nombreuses attaques contre les locaux, les rassemblements et les activistes du HDP durant la période de campagne électorale – rester patient pour ne pas tomber dans le jeu de l’AKP et rentrer dans un nouvel engrenage de violence. Mais le massacre de Suruç a finalement été la goutte qui a fait déborder le vase, et les conflits armés ont repris depuis mi-juillet.
Erdogan n’a ainsi pas hésité à pousser le pays dans un état de guerre civile et d’état d’urgence pour mieux réprimer le mouvement kurde et son parti légal, le HDP, afin de rester au pouvoir. Il n’a pas hésité à pousser la société dans une division ethnique et culturelle-religieuse difficilement réparable pour consolider sa propre base. Enfin, il n’a pas non plus hésité à s’allier aux plus sombres acteurs politiques, tels que le Hezbollah de Turquie [organisation islamiste « pilotée » dans les années 1990 pour attaquer les membres du PKK] ou bien certaines forces de l’extrême droite fasciste. Ainsi, un jour avant le meeting d’Ankara, le mafieux-fasciste Sedat Peker, très populaire parmi l’extrême droite et notamment chez les « loups-gris », organisait dans la ville de Rize un rassemblement « contre le terrorisme » et en soutien à Erdogan, où il affirmait que « le sang allait couler à flot »…
C’est effectivement ce qui s’est passé, le sang, notre sang, celui de ceux qui combattent pour la paix et la liberté a coulé à flot, « tel un ruisseau » comme ils l’espéraient. Mais c’est aussi dans ce sang que vont se noyer toutes leurs sombres espérances à instaurer un régime dictatorial. (Istanbul, 15 octobre 2015)