Le face à face épique entre Syriza et la Troïka dure depuis 5 mois. Au terme de cette phase initiale d’affrontement riche en péripéties, la partie grecque a incontestablement remporté une manche. En dépit d’une disproportion considérable de forces, David tient toujours la dragée haute à Goliath. Esquives, touches agiles, reculades partielles, contre-attaques, l’inventivité tactique de l’équipe Tsipras force l’admiration. Elle a su jouer en finesse de toutes les subtilités technico-politiques pour prolonger et publiciser au maximum le bras de fer qui l’oppose aux institutions, empêchant le nœud coulant financier d’étouffer dans l’œuf la première alternative gouvernementale au néolibéralisme sur le vieux continent.
En permanence sur le fil, le gouvernement grec est parvenu à préserver un semblant de normalité dans le service de ses obligations financières, sans renoncer à l’esprit du programme qui l’a porté au pouvoir : défendre un attachement principiel au projet européen tout en croisant le fer pour desserrer l’étau de l’austérité. Ce positionnement aux limites lui a permis d’engranger un soutien populaire croissant. Et c’est là une seconde victoire. Loin de l’asphyxier sur le plan politique, l’attitude combative du gouvernement Syriza a transformé l’affrontement avec les institutions en un carburant politique interne lui permettant de renforcer son assise. Les sondages donnent aujourd’hui une confortable avance au parti de la gauche radicale par rapport à ses compétiteurs conservateurs de la Nouvelle Démocratie et d’un parti socialiste (PASOK) réduit à une présence résiduelle.
La troisième victoire de Syriza tient à l’échec de ses adversaires. En dépit de leur acharnement, les créanciers – Merkel, Hollande et Lagarde en tête – n’ont pas réussi à faire de Syriza un exemple du There is no alternative. Les résultats électoraux en Espagne et en Italie sont à l’unisson des sondages qui indiquent une poussée des forces hostiles aux politiques coordonnées à Bruxelles. Ils signalent l’épuisement de la logique de grande coalition qui préside au consensus austéritaire appliqué avec le même enthousiasme par Manuel Valls, Matteo Renzi ou Mariano Rajoy. En regard de ce délitement de l’extrême centre – qui touche d’abord les courants sociaux-démocrates –, l’idée que d’autres politiques sont possibles fait son chemin dans les consciences des européens. Et, pour l’instant, grâce à Syriza, c’est la gauche radicale – et non l’extrême droite - qui occupe le terrain de l’alternative effective.
Rien ne serait cependant plus dangereux que de se laisser éblouir par ces débuts éclatants. Les tactiques d’évitement, aussi habiles soient elles, ne sauraient se substituer aux décisions stratégiques qui doivent maintenant être tranchées. Pour amadouer les créanciers, la partie grecque a déjà consenti à des concessions substantielles par rapport à son programme, acceptant notamment le principe de privatisations massives (3,2 milliards d’euros en 2015-2016, 15 milliards d’ici 2022), d’un recul progressif de l’âge de départ à la retraite et d’objectifs d’excédent primaire proches de ceux exigés par la Troïka (0,6% en 2015 ; 3,5% en 2018). Les lignes rouges que Tsipras avait lui-même fixées sont déjà franchies et, comme le résume Yanis Varoufakis, l’objectif se réduit désormais à tenter d’obtenir une restructuration de la dette en échange de l’acceptation des réformes structurelles honnies. On pourrait à bon droit qualifier la dernière offre du gouvernement grec comme un reniement des engagements de Syriza… Et pourtant, de leur côté, les créanciers n’ont amendé qu’à la marge leurs projections irréalistes concernant les niveaux d’excédents primaires, tout en réaffirmant leur exigence de voir réduit un état providence déjà exsangue et parachevée la libéralisation de la relation salariale.
La démonstration politique de l’autisme néolibéral de l’UE est faite. Si la perspective périlleuse d’une sortie de l’euro de la Grèce se précise, la faute en est à l’acharnement des créanciers, et singulièrement à la France et à l’Allemagne. Reculer davantage ferait perdre toute consistance politique au gouvernement Syriza et affaiblirait durablement l’alternative de gauche au néolibéralisme dans toute l’Europe. Seuls un moratoire sur le règlement de la dette et l’instauration d’un contrôle des capitaux peuvent désormais lui permettre de reprendre l’initiative.
Si la Grèce, suivie peut-être d’une Espagne où Podemos aura pris le pouvoir lors des élections législatives de novembre, venait à rompre avec les politiques d’austérité, la France sera placée devant une alternative : ou bien persévérer dans l’erreur, et voir son taux de chômage continuer sa tragique envolée, ou alors rejoindre ces pays du sud dans un projet de refondation progressiste et démocratique de l’Europe. La décision, à vrai dire, ne sera pas tant prise par le pouvoir en place que par les mouvements sociaux et syndicaux, qui auront l’occasion dès le 20 juin prochain de démontrer dans la rue leur solidarité avec la voie choisie par le peuple grec.