S’inspirant des Temps modernes sartriens, la NLR est depuis 50 ans une revue de gauche radicale, ouverte au monde, attentive aux mouvements politiques et sociaux, mais aussi à la culture, surtout depuis sa refonte en 2000.
« … il y a une erreur de perspective à vouloir analyser avec les lunettes de Jürgen Habermas et de John Rawls une époque qui a produit Ernst Jünger et Antonio Gramsci, Carl Schmitt et Léon Trotski. » Enzo Traverso, 1914-1945. La guerre civile européenne.
Le renouveau de l’édition critique que l’on constate en France à l’heure actuelle a eu son équivalent dans la Grande-Bretagne des années 1960. Les éditions Amsterdam, Prairies ordinaires, Agone, la Fabrique, Zones ou Lignes (parmi d’autres), occupent dans le champ intellectuel français contemporain une position analogue à celle de la New Left Review (NLR) lors de sa fondation, il y a de cela cinquante ans. Prenant acte de la médiocrité de la production intellectuelle nationale, ces éditeurs indépendants ont entrepris depuis quelques années une vaste opération de traductions de courants critiques étrangers. Et ainsi porté à l’attention du public français des auteurs de l’importance de Fredric Jameson, David Harvey, Mike Davis, Franco Moretti, Giorgio Agamben, Judith Butler, Slavoj Zizek, ou encore les subalternistes indiens. La France avait été pendant les trois premiers quarts du 20e siècle un pays novateur en matière de pensée critique (marxisme inclus). Dès la seconde moitié des années 1970, elle devient un centre mondial de la réaction, à la faveur de ce que l’historien étatsunien Michael Scott Christofferson a nommé le « moment antitotalitaire » [1]. La vague de traductions en cours conduira sans doute à terme à l’émergence de nouvelles générations d’intellectuels critiques basés en France, nourris de ces références venues de l’étranger. Comme le montre l’histoire de la NLR, celles-ci subiront d’importantes mutations au contact de l’environnement dans lequel elles arrivent, jusqu’à donner lieu à des courants de pensée sui generis.
Naissance de la New Left Review
La NLR naît en 1960 de la fusion des rédactions de The New Reasoner et de la Universities and Left Review. Ces publications relèvent de la « first New Left », qui apparaît autour de 1956. Cette année est celle de la crise de Suez, de l’écrasement de l’insurrection de Budapest par les chars soviétiques, et du rapport Khroutchev sur les crimes de Staline. La « première » nouvelle gauche est composée d’intellectuels souvent membres du parti communiste britannique, mais qui rompent avec lui à cette occasion. La critique du stalinisme et plus généralement du « vieux » mouvement ouvrier (communiste et social-démocrate) en est une marque distinctive. Parmi les figures de la NLR des commencements, on trouve ainsi E.P. Thompson, Raymond Williams, Stuart Hall, Ralph Miliband, C. Wright Mills, Charles Taylor et Alasdair MacIntyre. La fine fleur de l’intelligentsia anglo-américaine de l’époque, en somme, des fondateurs des cultural studies que sont Williams et Hall à l’historien de la classe ouvrière anglaise Thompson, en passant par les futurs philosophes politiques « communautariens » Taylor et MacIntyre. La défense d’un socialisme « humaniste » aux accents romantiques - caractéristique commune de la nouvelle gauche mondiale - est la bannière sous laquelle se placent ces penseurs.
Une équipe plus jeune prend le relai dès 1962. C’est peu ou prou la même qui, cinq décennies plus tard, continue à impulser à la revue ses principales orientations. Elle inclut Tariq Ali, Robin Blackburn - qui dirigera la revue de 1983 à 1999 -, Gareth Stedman Jones, Alexander Cockburn, Tom Nairn, Fred Halliday, ainsi que celui qui en prend la direction pour deux décennies, et auquel l’histoire de la NLR est le plus étroitement liée, Perry Anderson [2]. Le modèle dont s’inspire la nouvelle équipe est Les Temps modernes, fondés par Sartre et Beauvoir au sortir de la seconde guerre mondiale. Il s’agit de faire vivre une revue socialiste - à certaines périodes révolutionnaire - en un sens large mais radical, en prise avec les mouvements politiques et sociaux, mais résolument indépendante. Une caractéristique de la NLR qui la rapproche de son illustre modèle (certes aujourd’hui méconnaissable) est l’idée que la lutte des classes se livre autant dans la théorie et la culture que dans le champ politique proprement dit. C’est ainsi que depuis les origines, et sans doute davantage encore depuis les années 2000, les articles consacrés à la littérature (Franco Moretti, Roberto Schwarz), au cinéma (Peter Wollen, Fredric Jameson), ou à l’art moderne et contemporain (Hal Foster, T.J. Clark), y figurent en bonne place. La création d’un « nouveau sens commun », selon l’expression d’un Gramsci dont les animateurs de la revue sont de fins connaisseurs, implique d’aborder l’analyse de la culture comme on aborde celle de la politique : en stratège.
Un tropisme continental caractérise la NLR des premières décennies. Un constat fondateur qu’effectuent ses membres est que le marxisme britannique est sous-développé. Nulle trace dans la Grande-Bretagne du milieu du 20e siècle - et le monde anglo-saxon plus en général - de courants de l’importance de l’Ecole de Francfort, des marxismes italiens (Gramsci, Della Volpe, l’opéraïsme), de l’existentialisme sartrien, ou du structuralisme althussérien. Les origines de ce sous-développement théorique remontent au seuil de l’époque moderne. Perry Anderson et Tom Nairn ont développé l’idée - passée à la postérité sous le nom de « thèse d’Anderson-Nairn » - selon laquelle la Grande-Bretagne a connu une révolution prématurée au XVIIe siècle. Les éléments bourgeois étant quasiment absents de la société de l’époque, elle fut pour l’essentiel menée par l’aristocratie terrienne. Terrifiée par les conséquences de la révolution française, et par la puissance de son propre prolétariat - expérimentée à l’occasion du chartisme - la bourgeoisie anglaise n’a pas joué un rôle moteur sur le plan économique et culturel. N’ayant jamais réalisé un changement social radical, elle n’a pas non plus eu à le théoriser. C’est pourquoi la pensée sociologique, fille des révolutions des 18e et 19e siècles, n’a pas trouvé en Grande-Bretagne un terreau fertile. La France, l’Allemagne et l’Italie ont quant à elles généré d’importantes théories du changement et des fondements de l’ordre social, dont les œuvres de Durkheim, Weber et Pareto (respectivement) sont les points hauts. Ceci a donné lieu par contrecoup à l’émergence dans ces pays de puissants courants marxistes, versants prolétariens de la sociologie (bourgeoise). En Grande-Bretagne, les causes qui expliquent l’absence de la sociologie expliquent aussi celle du marxisme.
La NLR se donne pour objectif de remédier à cette situation, en important et traduisant massivement les courants critiques continentaux. Les nombreuses variantes de marxisme sont bien sûr à l’honneur, mais le structuralisme ou certains courants de la psychanalyse traversent également la Manche par son entremise. La NLR et New Left Books, la maison d’édition liée à la revue - aujourd’hui Verso -, ont ainsi constitué la principale sinon seule voie d’entrée vers le monde anglo-saxon d’Antonio Gramsci, Theodor Adorno, André Gorz, Louis Althusser, Lucio Colletti, Galvano Della Volpe, Walter Benjamin, Henri Lefebvre, Nicos Poulantzas, Georg Lukacs, Karl Korsch, Paul Feyerabend, Ernest Mandel, ou Mikhaïl Bakhtine… Au début des années 1980, Perry Anderson constate que la greffe entamée deux décennies plus tôt a pris [3] . Le centre de gravité du marxisme bascule dans le dernier quart du 20e siècle dans le monde anglo-saxon. La NLR n’est certes pas le seul acteur éditorial à pouvoir se prévaloir de ce succès. D’autres revues (para)marxistes y ont contribué, parmi lesquelles Semiotext(e), Telos, New German Critique, Theory and Society, Radical Philosophy, Economy and Society et Critical Inquiry. Le marxisme a en outre été littéralement expulsé d’Europe de l’Ouest, et particulièrement de France lors de la « grande catastrophe » des années 1980. L’éradication du marxisme continental a fait ressortir a contrario l’existence de marxismes dynamiques dans ces terres d’adoption. Mais l’on peut souhaiter aux éditeurs français qui traduisent aujourd’hui des auteurs anglo-saxons eux-mêmes produits d’une vague antérieure de traductions de penseurs continentaux vers l’anglais de rencontrer une fortune similaire.
Alors qu’elle avait été jusque-là importatrice nette de théories, la NLR commence alors à en exporter. Dès la fin des années 1960, plus de la moitié de son lectorat se trouve déjà à l’extérieur de la Grande-Bretagne. La NLR est la première revue-monde, c’est-à-dire la première revue - toute tendance politique confondue - dont le théâtre des opérations est d’emblée mondial. Les Etats-Unis concentrent une part grandissante du lectorat, et font l’objet d’une attention de plus en plus soutenue de la part de la rédaction. Le tropisme continental des premiers temps se transforme ainsi, à partir de la seconde moitié des années 1970, en tropisme étatsunien. C’est à ce moment-là que certaines célébrités américaines qui font la réputation de la revue jusqu’à ce jour, comme Mike Davis ou Robert Brenner, intègrent son comité éditorial. Fredric Jameson, qui y publie en 1984 son essai classique sur le postmodernisme [4] , fait également son apparition. Perry Anderson lui-même s’américanise à cette époque, puisque quittant ses bureaux londoniens, il occupe désormais une chaire d’histoire à l’université de Los Angeles en Californie (UCLA). Ce mouvement vers l’Ouest ne semble pas prêt de s’arrêter. L’Asie en général, et la Chine en particulier, sont l’objet d’un nombre croissant d’articles au cours des années récentes. S’agit-il des signes annonciateurs d’un troisième tropisme dans l’histoire de la NLR, à savoir un tropisme chinois ? Quoiqu’il en soit, on chercherait en vain une région du monde, si reculée soit-elle, à laquelle la revue n’ait pas consacré un article, et souvent plusieurs. Que la NLR s’exprime dans la lingua franca de notre temps lui confère bien sûr un avantage comparatif sur d’autres revues, en termes de diversité nationale des contributeurs aussi bien que de volume du lectorat (10’000 exemplaires de chaque numéro vendus à l’heure actuelle).
La NLR s’est caractérisée pendant un demi-siècle par un refus de la spécialisation. Non pas naturellement que les articles soient écrits par des incompétents, mais le type de division du travail disciplinaire qui a cours dans le monde universitaire a toujours été activement combattu par la revue. Le refus de la spécialisation n’est pas une coquetterie d’intellectuels aspirant à formuler un avis sur tout. Du point de vue marxiste, il a un fondement précis. Le capitalisme est une totalité (contradictoire), dont la logique s’impose à tous les secteurs de la vie sociale. Afin de le combattre, il est indispensable de situer la critique au niveau même où opère le capital, c’est-à-dire celui de la totalité. La lutte contre la fragmentation des savoirs est de ce fait un enjeu politique de première importance [5]. Elle est cependant d’autant plus difficile que la division du travail intellectuel s’accentue avec le temps, condition d’un système basé sur l’augmentation constante de la productivité. La réponse socialiste à ce défi capitaliste est l’élaboration collective - le general intellect -, seule à même de défragmenter le savoir, et de l’élever au niveau de la totalité.
Les mains sales ?
Une revue socialiste indépendante n’est pas loin d’être une contradiction dans les termes. Le refus de séparer la théorie de la pratique est une condition du marxisme, comment une publication s’en réclamant pourrait-elle se passer de liens organiques avec des partis et syndicats ouvriers ? Cette contradiction a hanté la NLR depuis les origines, comme elle a hanté de nombreux collectifs intellectuels - Socialisme ou barbarie en est un autre - dans la seconde moitié du 20e siècle. Perry Anderson a consacré des pages lumineuses à ce problème. La rupture entre la théorie et la pratique se trouve au fondement du marxisme « occidental », dont les représentants ne se trouvent plus, contrairement aux marxistes « classiques », à la tête d’organisations ouvrières [6]. En établissant cette distinction dans les années 1970, Anderson appelle au dépassement de cette contradiction dans le cas de la NLR elle-même. La défaite historique du mouvement ouvrier dans les années 1990 a diminué l’acuité du problème. L’indépendance de la NLR était en effet plus difficilement défendable lorsque des organisations de masse existaient. Aujourd’hui, l’urgence est ailleurs, et sans doute avant tout dans le sauvetage d’un héritage critique enseveli sous les décombres du mouvement ouvrier.
Son indépendance de principe n’a pas empêché la NLR de céder aux enthousiasmes successifs d’une époque riche en événements politiques. Dans les années 1960, la position dominante au sein du comité éditorial est favorable au modèle « polycentrique » du parti communiste italien. Le PCI offre l’avantage par rapport à ses homologues français et britannique d’admettre en son sein des courants oppositionnels, tout en étant un authentique parti de masse. La figure tutélaire est alors Antonio Gramsci, que la NLR contribue à faire connaître dans le monde anglo-saxon (on sait que les cultural studies en feront grand usage). Perry Anderson consacrera ultérieurement un ouvrage à l’auteur des Cahiers de prisons, à une époque où il aura toutefois pris quelques distances avec lui [7] . Au cours de cette première période, la revue défend des idées proches de ce qui deviendra par la suite l’ « eurocommunisme », et particulièrement des versions de gauche de ce courant, élaborée par exemple par Nicos Poulantzas. La Grande-Bretagne n’étant pas l’Italie, la NLR place quelques espoirs - rapidement déçus - dans le premier gouvernement travailliste d’Harold Wilson (1964). La revue est également partie prenante de la Campagne pour le désarmement nucléaire (CND). Son intérêt pour la question de l’armement nucléaire ne se démenti pas au fil des ans, puisqu’au cours des années 1980, elle accueille les réflexions d’ E.P. Thompson consacrée à l’ « extérminisme » comme stade terminal de la civilisation [8].
Dans les années 1970, la NLR se déporte vers la gauche, et se rapproche de conceptions plus classiquement léninistes de la lutte des classes. Elle traverse d’abord un bref épisode maoïste et althussérien, qui sera l’occasion d’une polémique homérique entre Perry Anderson et E.P. Thompson sur le rôle de la « théorie » dans l’analyse historique et la politique révolutionnaire [9]. L’impact combiné des mouvements étudiants en Occident et des luttes de libération dans le tiers-monde - le guévarisme et la révolution vietnamienne notamment - conduit la revue à se rapprocher du trotskisme, en particulier de la IVe Internationale et de son théoricien belge Ernest Mandel. L’influence plus ancienne de l’historien Isaac Deutscher, collaborateur de Trotski réfugié en Angleterre, puis devenu son biographe, continue également à opérer. Certains membres de la NLR, parmi lesquels Tariq Ali, adhèrent à la IVe Internationale et y exercent pour un temps des fonctions de direction. Même si elle ouvrira largement ses colonnes à Mandel et d’autres figures du trotskisme, la revue conserve son autonomie. Avec l’émergence de mouvements de masse après 1968, l’espoir s’installe de voir la coupure entre la théorie et la pratique enfin se résorber. Il sera comme on sait de courte durée. Alors que le thatchérisme bat son plein, la NLR se rapproche de la gauche du parti travailliste, réunie autour de Tony Benn. La résistance à l’émergence de la « troisième voie » blairiste se soldera elle aussi par un échec. Certains membres de la NLR participent à cette époque à des initiatives visant à doter la Grande-Bretagne d’une constitution, ou d’y instaurer un scrutin proportionnel. La revue prend également position, sous la plume de Perry Anderson, en faveur de l’adhésion de la Grande-Bretagne à l’Europe, et défend la nécessité de faire émerger une Europe fédérale, dans laquelle pourraient se reconstituer les solidarités ouvrières.
Radicaliser le réalisme
Un abîme sépare le monde actuel de celui dans lequel est né la NLR. Comme le dit Perry Anderson dans un éditorial paru à l’occasion du quarantenaire de la revue, tout l’arrière-plan de références théoriques sur lequel elle reposait dans les années 1960 et 1970 a été balayé par la contre-révolution néolibérale. Qui aujourd’hui sait encore situer avec tant soit peu de précision l’un ou l’autre des penseurs traduits et commentés par la NLR à l’époque ? A supposer même que les jeunes générations s’y intéressent, elles auraient le plus grand mal à se procurer leurs ouvrages mêmes les plus connus. (Que le lecteur essaie seulement de mettre la main sur un exemplaire d’Histoire et conscience de classe, l’un des livres les débattus autour de 1968.) L’effacement de cette culture marxiste, qui avait pénétré le sens commun de secteurs non négligeables de la population, s’est accompagné de la montée en puissance, à l’intérieur même des pensées critiques, de courants non-marxistes : poststructuralisme (Foucault, Deleuze, Derrida), sociologie critique de Bourdieu, deuxième (Habermas, Apel) et troisième (Honneth, Fraser) Ecoles de Francfort, études postcoloniales… L’hégémonie dans l’ordre des théories critiques dont a joui le marxisme pendant près d’un siècle n’est plus. Que l’on se réjouisse de ce fait ou qu’on le déplore, il crée une situation nouvelle, dont les implications doivent être pensées. Célébrer un pluralisme enfin (re)trouvé est un peu court, car après tout, c’est sur ses effets politiques réels qu’une théorie critique doit être évaluée.
La NLR - aujourd’hui dirigée par Susan Watkins, première femme à exercer cette fonction - semble engagée depuis la chute du mur de Berlin dans un vaste inventaire de la situation actuelle. Celui-ci concerne aussi bien la géopolitique - l’émergence possible d’un « Beijing Consensus » à la place du « Washington Consensus » - que l’évolution du capitalisme et de ses crises, la culture contemporaine et son brouillage de la séparation entre culture « exigeante » et « populaire », aussi bien que les dynamiques urbaines à l’œuvre à l’échelle globale. L’analyse des mouvements sociaux n’est pas en reste, la question des acteurs concrets de l’émancipation étant posée par la revue aujourd’hui comme par le passé. Une série d’articles s’inscrivant dans le sillage des Forums sociaux mondiaux - intitulée A Movement of Movements - a entrepris de cartographier les foyers de résistance au néolibéralisme. Des entretiens avec le dirigeant « sans-terre » brésilien Joao Pedro Stedile, le théoricien de l’Empire et de la Multitude Michael Hardt, ou le représentant de la « nouvelle gauche chinoise » Wang Hui, apportent des éclairages sur les modalités de cette résistance. Quels rapports les mouvements sociaux actuels entretiennent-ils avec le mouvement ouvrier ? S’agit-il d’une continuation de ce dernier par d’autres moyens ? La centralité en leur sein des thématiques écologiques, féministes et postcoloniales laisse-t-elle au contraire présager que l’histoire du mouvement ouvrier est achevée, et que l’on assiste à l’émergence de mouvements d’un type nouveau ? Le rôle d’une revue comme la NLR - et quelques autres - n’est pas le même dans les deux cas. Dans le premier, elle tâchera de rendre cohérent l’ancien et le nouveau, c’est-à-dire plus précisément de montrer que l’ancien, contrairement aux apparences, est actuel. Dans le second, elle doit débarrasser le nouveau de la gangue de l’ancien - du poids des morts qui pèse sur l’esprit des vivants - afin qu’il exprime pleinement ce qui l’en différencie.
Selon Perry Anderson, un réalisme intransigeant est la principale vertu dont une revue critique doit faire preuve dans les circonstances présentes . Le réalisme doit être « intransigeant » parce qu’aucun accommodement avec l’ordre existant n’est concevable. Le capitalisme consiste plus que jamais en l’organisation de l’injustice, la critique de ses fondements ne saurait par conséquent connaître de répit. Le bilan de la NLR à cet égard est impeccable : cinq décennies jalonnées de défaites de grande ampleur n’ont pas entamé le tranchant de sa mise en cause de l’ordre établi. Mais l’intransigeance doit aussi être « réaliste ». Jusqu’à preuve du contraire, le mouvement ouvrier a échoué dans sa tentative d’instaurer une société socialiste, alors qu’en de nombreux endroits, l’émancipation a tourné au cauchemar. Le capitalisme traverse aujourd’hui l’une des plus graves crises de son histoire. Malgré l’éclosion ça et là de résistances aux politiques qui y ont conduit, aucune alternative globale ni de mouvement social capable de l’incarner ne se profile. Si le néolibéralisme est caduc en tant qu’idéologie de légitimation, les politiques qui s’en réclament sont encore largement implémentées à l’échelle mondiale. Ne pas se raconter d’histoire est dans ce contexte une condition de la reconstruction d’une perspective générale d’émancipation.
Publié par Mouvements, le 23 avril 2010. http://www.mouvements.info/Un-realisme-intransigeant-A-l.html