Édition du 19 novembre 2024

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WikiLeaks

A Guantanamo, des adolescents victimes de machinations

Sur les 779 détenus qui ont séjourné à Guantanamo, plusieurs dizaines étaient encore adolescents à leur arrivée. Les rapports d’interrogatoire révélés par WikiLeaks et consultés par Le Monde révèlent que beaucoup de ces jeunes ne comprenaient pas ce qu’ils faisaient là, et que dans certains cas, leurs interrogateurs étaient du même avis.

Lorsque Mohammed Omar est transféré à Guantanamo en juillet 2002, il déclare avoir 15 ou 16ans – il n’est pas très sûr. Peu après, les autorités du camp lui font subir des examens radiologiques pour déterminer sa densité osseuse, et donc son âge réel. Les médecins affirment qu’il a achevé sa croissance, ce qui fait de lui "un adulte au sens anatomique", et calculent qu’il avait sans doute 16 ans et 9 mois à son arrivée.

Patiemment, les interrogateurs ont reconstitué son histoire. Né au Pakistan, Mohammed Omar a été envoyé en Afghanistan fin 2001 par un de ses camarades de classe, qui lui avait simplement parlé d’un séjour dans une école d’arts martiaux. Une fois sur place, Mohammed se retrouve interné dans un camp d’entraînement militaire taliban. En fait, il ne reçoit aucune formation, car dès son arrivée, la zone est bombardée en permanence par l’aviation américaine. Il décide alors de s’enfuir pour rentrer au Pakistan. En chemin, il est pris en charge par des Afghans qui prétendent l’aider, mais qui le font prisonnier et le livrent aux Américains.

Il reste incarcéré en Afghanistan pendant six mois, puis il est envoyé à Guantanamo, à cause de sa connaissance supposée du fonctionnement du fameux camp d’entraînement.

Dès juillet 2003, les interrogateurs américains estiment qu’il doit être libéré, car il ne détient aucun renseignement utile, n’est "ni membre d’Al-Qaida ni chef taliban" et n’a "jamais exprimé de pensées violentes ni de menaces envers les Etats-Unis". Il ne connaît même pas la signification du mot "djihad". Pourtant, Mohammed ne sera renvoyé dans son pays qu’un an et demi plus tard, à cause des pesanteurs bureaucratiques et des allers-retours de son dossier entre Guantanamo et le CITF – Criminal Investigative Task Force, la commission d’enquête criminelle du Pentagone.

Un ton presque compassionnel

Dans les rapports, les récits similaires se succèdent. Lorsque les interrogateurs racontent les mésaventures de certains jeunes détenus, ils adoptent parfois un ton presque compassionnel. Naqib Ullah, originaire d’un petit village afghan, n’a que 14 ans quand il arrive à Guantanamo en janvier 2003. Au fil des interrogatoires, on découvre que le jeune garçon a d’abord été kidnappé par une bande d’une douzaine d’hommes, qui l’ont violé sous la menace d’une arme, puis l’ont obligé à travailler pour eux.

Quand des soldats américains s’approchent du camp où Naqib est prisonnier, ses ravisseurs lui donnent un fusil et lui ordonnent de se battre contre les assaillants, puis ils s’enfuient. L’adolescent est capturé alors qu’il tient à la main une arme n’ayant jamais servi. Il est quand même envoyé à Guantanamo, car "il a peut-être connaissance des actions de résistance des talibans locaux et de leurs leaders".

Après huit mois d’interrogatoire, les auteurs du rapport en arrivent à la conclusion que Naqib détient peut-être quelques renseignements intéressants, mais qu’il n’a jamais été un "combattant ennemi", loin de là. Ils le classent officiellement dans la catégorie des "victimes d’enlèvement et enrôlés de force".

Il faut donc avant tout "retirer ce garçon de son environnement actuel, et lui donner une chance de s’affranchir de l’extrémisme auquel il a été soumis, puis de devenir un membre productif de sa société". Ils recommandent de le confier à une association caritative, le temps qu’il se reconstruise. En fait, Naqib sera renvoyé en Afghanistan après un an de détention.

Une série de méprises et d’incompétences

Dans certains cas, les interrogateurs semblent convaincus que des adolescents afghans ont été raflés au hasard dans le chaos de la guerre et envoyés à Guantanamo à la suite d’une série de méprises et d’incompétences.

Fin 2001, Mohammed Ismail, âgé de 14 ans, errait de village en village, avec un oncle et un cousin, dans l’espoir de trouver du travail sur un chantier. Un jour, près d’un canal d’irrigation en construction, il rencontre un soldat, qui lui propose de travailler pour les talibans, mais il s’agissait d’une ruse : dès qu’il accepte, il est livré à un commandant antitaliban, qui l’emprisonne. Croyant naïvement obtenir sa libération s’il passe aux aveux, il se dénonce comme taliban. Il est aussitôt interné dans un camp américain, puis transféré à Guantanamo.

Dès juin 2003, les interrogateurs recommandent sa libération, car son transfert à Guantanamo ne repose sur aucune raison sérieuse. Mais un mois plus tard, le CITF décide de son maintien en détention, car "son cas n’a pas été entièrement évalué". Il sera finalement relâché début 2004.

De même, Hezbullah Abd Jalil Andar, un paysan de 18 ans, réquisitionné dans son champ de luzerne par des soldats américains qui avaient besoin d’un guide, a ensuite été confondu avec un prisonnier par une unité de la police militaire venant d’arriver sur les lieux. Apparemment, la décision de l’envoyer à Guantanamo ne repose sur aucun élément précis.

Parfois, les enquêteurs croient même deviner que quelques-uns des jeunes échoués à Guantanamo ont été victimes d’une machination : des talibans, auteurs d’attaques contre des soldats de la coalition, auraient ensuite réussi à se faire passer auprès des Américains pour des miliciens proches de l’Alliance du Nord. Puis, afin de détourner les soupçons, ils leur auraient livré des jeunes pris au hasard, affirmant qu’il s’agissait des coupables.

Yves Eudes

Le Monde

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