Après l’annonce qu’un neurochirurgien de Toronto venait d’être accusé de meurtre de son épouse, une semaine seulement après que celle-ci ait déposé une requête de divorce, nous avons eu droit à des refrains semblables :
« Pensez au type le plus sympathique de votre milieu de travail, et puis imaginez que cette personne a été accusée de tuer sa conjointe », a déclaré Derek Smith, un avocat de Toronto qui avait rencontré Mohammed Shamji à titre de patient. Smith a ajouté : « Il est gentil avec ses assistants, a ajouté Smith, gentil avec ses résidents, gentil avec les infirmières praticiennes. »
Un Torontois, Joe Grossman, a déclaré au réseau CBC être « complètement stupéfait et incapable de croire » les allégations formulées au sujet de Shamji :
« Cela n’a absolument aucun sens. C’est un homme à qui je dois littéralement ma vie et un homme dont je croyais vraiment que c’était un héros. »
En ce qui concerne la victime de Shamji, la Dre Elana Fric-Shamji, Larry Erlick, chef du service de médecine familiale de l’hôpital de Scarborough où celle-ci travaillait, a déclaré :
« Elle se confiait beaucoup à moi… Je ne veux pas en dire trop. Il existait des problèmes … Personne ne s’attend jamais à quelque chose comme cela. »
Erlick a déclaré au Globe and Mail avoir toujours su que « malgré la personnalité enjouée de la victime, il y avait des problèmes dans sa vie. »
Comme tant d’autres relations de couple qui se terminent par un féminicide, l’image publique du couple a été décrite comme « en contradiction » avec la « tragédie » qui s’est produite. Les déclarations publiques d’amour et de respect qu’expriment les hommes sur les médias sociaux semblent mystifier la société quand il s’avère qu’un homme est apparemment différent derrière des portes closes.
La CBC a rappelé que « il y a encore une semaine, Shamji, un neurochirurgien torontois de 40 ans, affirmait sur Twitter son admiration pour le travail de sa femme avec l’Association médicale de l’Ontario ».
Un ami du couple, Mike Sullivan, a qualifié Shamji d’être « incroyablement intelligent » et de « type formidable ». Il a dit aux médias, « J’ai souvent dit à ma femme en plaisantant que j’aimerais avoir le genre de mariage qu’ils avaient, le genre de la relation qu’ils avaient, la façon dont ils se regardaient l’un l’autre ».
Néanmoins, jeudi dernier, le cadavre de Mme Fric-Shamji a été retrouvé dans une valise près d’un passage souterrain à Vaughan, en Ontario. Selon les médias, elle avait été étranglée et battue à mort.
En août, une autre femme, Megan Short, a été tuée par son mari le jour où elle avait planifié de le quitter. Mark Short s’était également livré à des proclamations excessives de son amour sur Internet. Les médias ont cité des connaissances de Mark confirmant que c’était un « bon gars ». Le 6 août, le jour du déménagement de Megan Short, elle, ses trois enfants et leur chien ont été abattus par ce « bon gars ».
Le Reader Eagle a écrit : « Sur Facebook, Mark et Megan partageaient des dizaines de photos de leurs enfants avec leurs amis et leur famille. La photo de couverture de Mark le montre à côté de sa femme. » Mark avait commenté en bas de vignette : « C’est toujours la plus belle fille que j’aie jamais rencontré. Je suis le type le plus chanceux au monde de l’avoir pour épouse et comme mère de mes trois fantastiques enfants ! »
En décembre dernier, Robert Giblin a poignardé à sept reprises sa partenaire enceinte, Precious Charbonneau, avant de la jeter d’un balcon. Les médias ont rapporté ce meurtre comme une mystérieuse « chute de 21 étages », ajoutant que Giblin était lui-même « tombé » vers sa mort peu de temps après.
Giblin avait, comme tous ces autres hommes qui tuent leurs conjointes, affiché en ligne des preuves publiques de leur « amour ». « Les deux … se sont adressé sur Facebook des messages d’amour explicites au cours des derniers mois », a écrit le National Post, notant également que les deux s’étaient récemment mariés, et que Giblin avait « mis en ligne une photo du couple s’échangeant des câlins vers 1h18 dimanche matin, environ 17 heures avant que la police soit appelée à leur appartement ».
Giblin avait écrit « Voilà le bonheur » comme légende de cette photographie.
Même si certains journalistes ont fait allusion à la possibilité que Giblin ait souffert de troubles de stress post-traumatique, personne n’a osé imprimer les mots « violence conjugale » ou « violence masculine contre les femmes ». On n’a posé aucune des questions évidentes, comme l’a souligné Elizabeth Sheehy :
« Aucune mention dans les médias, des études révélant que la grossesse de sa partenaire agit souvent comme déclencheur des violences du conjoint. Rien non plus sur l’escalade démontrée des violences masculines durant la saison de Noël. Aucune question non plus sur la possibilité qu’elle ait annoncé son intention de quitter Giblin ? Celui-ci avait-il un rival réel ou imaginaire ? Nous savons en effet que la grande majorité des féminicides sont le fait de partenaires intimes, d’hommes motivés par la jalousie sexuelle ou la perspective d’une séparation. Et quel rôle l’origine ethnique de madame Charbonneau a-t-elle joué dans la dynamique de pouvoir au sein de leur relation ? Leur différence d’âge est un autre facteur de risque reconnu dans ces féminicides, comme l’est aussi le contrôle coercitif – Giblin avait-il eu de tels comportements ? L’isolement social de la victime constitue également un signal d’alerte important : Charbonneau était-elle aussi isolée que ce que suggèrent les très minces comptes rendus publiés ? »
Parce qu’il y a 27 ans, un homme est entré dans une classe de l’École Polytechnique de Montréal, a séparé les femmes des hommes et a abattu 14 femmes, aujourd’hui est la Journée nationale de commémoration et d’action contre la violence faite aux femmes. Pourtant, en tant que société, nous nous accrochons à un sentiment d’amnésie collective.
« Comment de telles choses peuvent-elles arriver ? », a demandé Sullivan à propos de ses amis.
Arrive-t-il que nous ne posions PAS cette question à la lumière d’un nouvel incident de violence masculine extrême ?
Chaque année, aux États-Unis, 1,3 million de femmes sont agressées physiquement par leurs partenaires. Une victime d’homicide féminine sur trois est tuée par un partenaire actuel ou précédent. La violence conjugale est la principale cause de décès et de blessures chez les femmes. Les hommes sont le plus grand danger que courent les femmes. Pourtant, nous ne posons toujours pas les questions évidentes, nous ne parlons toujours pas de la violence au foyer, et nous refusons toujours de nommer la misogynie pour ce qu’elle est.
Le mois dernier, un militant torontois a été accusé d’agression conjugale. Alors qu’il était considéré comme un ami et un allié par une bonne partie du milieu progressiste canadien, la communauté s’est enfermée dans le silence. Un tel silence que quelques personnes l’ont remarqué – mais le silence a gagné la bataille et Andray Domise, l’homme accusé, a été protégé par ses pairs.
La violence et l’oppression systémiques font constamment l’objet de dénonciations vertueuses de la part de gens qui ne semblent toutefois pas considérer la violence des hommes à l’égard des femmes comme systémique ou relevant d’une oppression de classe. Pour la gauche, le sexisme n’est rien de plus qu’une idée abstraite qui leur sert surtout à « signaler leur vertu », une occasion pratique d’acquérir une crédibilité progressiste, mais sans jamais avoir à prendre de risque ou à faire quoi que ce soit pour appuyer les femmes et s’opposer à la misogynie.
La gauche, en dépit de son goût pour les hashtags et la rectitude morale, a un problème de misogynie tout aussi grave que celui de la droite. Non seulement y ferme-t-on constamment les yeux sur les hommes misogynes, mais ils ont droit à des promotions et du soutien, tandis que les femmes qui s’expriment, nomment le problème et soutiennent directement les femmes victimes sont vilipendées, ostracisées, diffamées et réduites au silence. Les agresseurs ont droit à de la sympathie, alors que les victimes sont abandonnées.
Ainsi, on a vu la semaine dernière, la BC Federation of Labour (BCFED) a appuyé une politique de mise en liste noire du centre d’aide aux victimes de viol le plus ancien au Canada, la collective Vancouver Rape Relief (VRR). On peut lire dans le compte rendu du congrès 2016 de la BCFED :
« En réponse à des enjeux soulevés à plusieurs reprises par des activistes syndicaux au sujet d’une organisation connue pour exclure les personnes trans*, le Comité des droits humains a piloté la rédaction d’une politique stipulant que la BCFED ne fera pas de dons aux organisations excluant les trans*, et que la Fédération encouragera ses affiliés à adopter la même politique et à faire don de leur argent ailleurs … » »
En d’autres termes, la politique et ceux qui l’ont rédigée visent expressément à couper les vivres à VRR simplement parce que cette organisation appuie nommément les femmes victimes de la violence masculine. La BCFED n’a pas approché VRR ou tenté de discuter avec elle de cette politique, qui était en préparation depuis quelque temps, de sorte que les membres de la collective ont entrepris elles-mêmes de tenter de renseigner les délégué·e·s sur leur point de vue, leur travail et leur analyse politique de la violence masculine en distribuant des circulaires le mardi 29 novembre, lors du congrès.
Ce texte explique que l’oppression des femmes existe comme élément d’un « système où les hommes et les femmes naissent dans un ordre social où les hommes dominent les femmes ». Les violences perpétrées par les hommes contre les femmes dans ce système sont des violences sexistes, « perpétuées et acceptées dans notre société en raison de cet ordre social ». VRR explique que parce que leur refuge fonctionne sur un modèle de counseling par les paires, cela signifie que les personnes aident d’autres personnes en tant qu’égales et sur la base d’une expérience commune. Elles écrivent :
« Notre counseling par les paires est basé sur notre expérience de vie partagée d’être nées femmes dans la classe opprimée, celle des femmes, et d’avoir été subordonnées toute notre vie, de la condition de fillette à celle de femme adulte. »
Malgré des décennies d’alliance de VRR avec le mouvement ouvrier et avec les syndicats, la BCFED a ciblé un groupe de femmes qui ont travaillé sans relâche, jour après jour, pour aider des femmes à échapper à la violence masculine, pur la simple raison que VRR comprend que l’oppression des femmes est systémique.
À la fin des années 60, le mouvement féministe radical est apparu en réponse à une gauche misogyne qui non seulement refusait de prendre au sérieux les problèmes des femmes, mais qui perpétuait activement le sexisme et les agressions sexistes. La Nouvelle-Gauche, comme l’a déclaré Shulamith Firestone, avait « échoué à se montrer à la hauteur de sa rhétorique révolutionnaire ».
Quarante ans plus tard, nous n’avons pas progressé. Les femmes continuent d’être maltraitées, violées et tuées par des hommes situés d’un bout à l’autre du spectre politique. Et la société continue à se dire stupéfaite : « Comment de telles choses peuvent-elles arriver ? »
Elles arrivent parce que la violence des hommes n’est pas fortuite. Elle n’est pas aléatoire. Les femmes ne sont pas tuées par les hommes parce qu’elles portent des robes et elles ne sont pas violées parce qu’elles sont trop passives. Les femmes sont retrouvées mortes dans des valises, jetées de balcons, abattues dans leurs maisons et dans leurs écoles parce que nous vivons dans un monde qui dit que les femmes sont les possessions des hommes. Et tant que nous accepterons que les hommes aient droit au corps des femmes, tant que nous présentons l’autre joue quand nos « frères » gauchistes s’engagent dans un comportement sexiste ou violentent nos sœurs, tant que nous attaquons les femmes qui nomment le problème plutôt que les hommes qui SONT le problème, des femmes continueront à mourir. C’est un fait dont on ne peut se permettre de se cacher.
Meghan Murphy, le 6 décembre 2016, d’abord publié sur FeministCurrent.com
Version originale : http://www.feministcurrent.com/2016/12/06/27-years-montreal-massacre-misogynist-violence-remains-norm/
Traduction : TRADFEM