Le 23 juin 2010, les leaders des centrales syndicales bombaient le torse en annonçant la conclusion de l’entente de principe avec le gouvernement Charest sur les matières de table centrale. Ces quatre dernières années, les bilans critiques de cette entente furent publiés à l’extérieur des rangs syndicaux [2] ou dans certains journaux syndicaux locaux [3], les centrales préférant pour leur part que les publications nationales continuent de diffuser la seule analyse concevable à leurs yeux : celle voulant que cette entente était la meilleure possible dans les circonstances. Aucune autocritique sérieuse n’ayant été faite, tout indique aujourd’hui qu’en 2015 les élites syndicales voudront reproduire ce qu’elles considèrent encore être le soi-disant succès de 2010.
Pourquoi un « succès » ? Parce que, plusieurs le diront, les organisations syndicales avaient retrouvé le droit de négocier avec le gouvernement québécois. En 2010, on faisait référence au décret obligeant les travailleurs et les travailleuses du secteur public à accepter une échelle salariale honteuse en 2005. Mais parler de retrouver le droit de négocier n’est que poudre aux yeux puisque l’entente de 2010 n’a jamais amélioré les conditions économiques des travailleurs-ses du secteur public ; elle se distinguait à peine des offres patronales initiales.
La raison d’État
Les intentions gouvernementales dévoilées dans la foulée du budget Leitao de juin dernier sont on ne peut plus claires quant à l’ampleur des compressions qui seront imposées aux services publics et à la masse salariale. En décrétant le gel de l’embauche, le gouvernement empêche que 15 000 postes laissés par les départs à la retraite soient comblés. Le président du Conseil du trésor, Martin Coiteux, a de plus annoncé qu’un projet de loi sera déposé cet automne l’autorisant à prendre le plein contrôle de l’embauche dans les réseaux de la santé et de l’éducation. Avec cet outil puissant, Québec se donne les grands moyens pour juguler la croissance de la masse salariale, aux dépens des services publics (par attrition ou par non-renouvellement de contrats, notamment) [4].
Les annonces de suppression de postes se multiplient depuis le dépôt du budget Leitaio, tant dans les commissions scolaires, dans les CSSS et dans d’autres services, réduisant l’aide aux élèves, le soutien aux personnes vulnérables et l’accès aux soins pour les malades. Ces annonces ne sont que les signes avant-coureurs d’un régime-minceur tous azimuts par réduction du nombre d’emplois. Avec ces politiques d’austérité, le gouvernement Couillard montre aux marchés qu’il se conforme aux dogmes néolibéraux en vigueur. Non seulement met-il le cap sur le déficit zéro, mais aussi assortit-il cet objectif de la poursuite de l’implantation d’une fiscalité régressive : réduction relative de la part fiscale des entreprises, valorisation de la tarification, répugnance à prélever des dividendes sur les ressources ou à augmenter les impôts des plus riches... Tout est fait pour affaiblir les capacités budgétaires de l’État.
La raison de l’appareil syndical
En diffusant aux membres le cahier des demandes de table centrale, en juin, les organisations syndicales ont fait savoir qu’encore une fois l’accent serait mis fortement sur les salaires plutôt que sur le nombre d’emplois du secteur public ou sur les mesures fiscales requises pour sauvegarder ces emplois. Le document publié par le Front commun [5] est explicite à cet égard : la négociation collective ne portera ni sur un plancher d’emplois à l’échelle du secteur public, ni sur la création d’emplois. Telle que formulée, la demande du Front commun sert à protéger les salaires des individus qui auront encore un emploi une fois les mesures d’austérité mises en oeuvre ; la demande syndicale ne vise pas à bloquer ces mesures.
Il faudrait chercher ici à comprendre la raison de l’appareil syndical. L’hypothèse a déjà été posée à l’effet que les mouvements sociaux (incluant le mouvement ouvrier) aient deux options lorsqu’ils sont soumis à une offensive néolibérale : soit les mouvements luttent d’une manière ouverte et radicale au risque même de voir leurs organisations affectées par ces luttes, soit les mouvements s’enlisent dans une logique de reproduction, c’est-à-dire que le fait pour l’organisation de demeurer en place suite aux attaques néolibérales est conçu comme une victoire en soi. Dans ce dernier cas, la lutte n’aura pas été menée mais les appareils sont demeurés intacts, préservant toutes les ressources dont ils disposaient jusque-là. Depuis plusieurs années, le mouvement syndical a choisi l’option de la reproduction de son appareil.
La culture prédominante en est ainsi venue à bannir peu à peu du vocabulaire syndical les mots suivants : grève générale, combat, épreuve de force, affrontement, bras de fer, antagonisme, confrontation... Les directions syndicales et leur entourage privilégient une représentation douce du syndicalisme du secteur public, insistant sur le fait que les salariéEs se distinguent par leur gentillesse et que de la négo procède essentiellement d’un besoin de reconnaissance de leur part.
La nouvelle règle d’or du syndicalisme semble devenir celle-ci : plus les syndicats sont respectueux envers l’employeur et aux yeux de l’opinion publique, meilleur sera le règlement à la table de négociation. Or, l’expérience des dernières négos montre exactement le contraire : la pusillanimité syndicale conduit à un appauvrissement des salariéEs. Les membres voient bien qu’avec le bon ententisme des directions syndicales, leurs conditions de travail se dégradent.
Une analyse tronquée de la situation du secteur privé
Le document présentant les demandes du Front commun déploie de grands efforts à suggérer que le danger actuel dans le secteur public est l’exode des ressources humaines vers le secteur privé. L’argumentation syndicale établit que l’enjeu de la présente négo est de permettre aux salariéEs du secteur public de faire un rattrapage les amenant (peut-on présumer) à rejoindre les conditions de leurs confrères et consoeurs du privé. En voici un extrait :
« Nous entrons donc dans une période où les employeurs seront en forte compétition pour attirer la main-d’oeuvre dans leur secteur respectif, qu’il soit privé ou public (...). Si le secteur public québécois n’est pas en mesure d’offrir des conditions de travail intéressantes, qui voudra encore travailler dans le secteur public provincial ? Sans travailleuses et travailleurs, c’est la pérennité de nos services publics qui est directement menacée. (...) Comme organisations syndicales, nous partageons avec le gouvernement cette responsabilité de nous assurer que les conditions de travail dans le secteur public demeurent attrayantes. Et en ce sens, un sérieux coup de barre doit être donné dès maintenant. Voilà pourquoi nous croyons qu’au cours des prochaines négociations, les (...) objectifs suivants doivent être poursuivis afin d’améliorer les capacités d’attraction et de rétention de la main-d’oeuvre du secteur public... » [6]
Au lieu de chercher à faire croire à une pénurie de main d’oeuvre dans le secteur public, pourquoi ne pas donner l’heure juste aux membres à propos de l’affrontement impitoyable qui se joue actuellement dans le secteur privé entre le capital et le travail ? Pourquoi ne pas dire aux membres la brutalité des attaques patronales contre le droit à la syndicalisation et contre le droit de négocier ? Pourquoi taire l’énorme pression à la baisse des conditions de travail s’exerçant aujourd’hui dans le secteur privé ? Pourquoi ne pas clarifier ceci avec les syndiquéEs : le néolibéralisme mène une lutte sans merci contre les salariéEs dans la construction, dans les télécommunications, dans le commerce de détail, dans l’industrie... Et cette pression s’exerce ensuite sur l’État pour qu’il fasse de même avec sa propre masse salariale, afin de soulager le capital.
L’expérience des conflits de travail du secteur privé ces dernières années devrait inciter les apparatchiks syndicaux à communiquer une lecture lucide de la conjoncture actuelle du marché du travail, où règne ni plus ni moins que la guerre. Ils devraient avoir le courage de dire franchement aux membres que la seule réponse possible aux mesures d’austérité, c’est de lutter contre celles-ci. Pour de vrai.
Syndicalisme de combat et renouveau syndical
De plus en plus, émergent de la base des analyses et des modes d’organisation contestant les orientations des directions syndicales et proposant un renouvellement des façons de faire. Déjà en 2012, l’expérience des Profs contre la hausse avait indiqué les stimulantes avenues ouvertes par une reprise en main par la base des visées et de l’action syndicales [7]. De nouvelles alliances syndicales-populaires sont aussi envisageables et doivent être tentées.
Depuis mars 2014, le réseau Offensive syndicale s’est mis sur pied dans cet esprit [8]. De plus en plus de membres questionnent la stratégie syndicale et voient bien qu’elle ne cherche pas à affronter directement les politiques d’austérité ; l’obsession salariale du Front commun ne donne pas aux membres les outils pour contester frontalement la fiscalité régressive, l’élimination d’emplois et la réduction de l’offre de services publics.
En 2012, le succès de la grève des carrés rouges reposait justement sur la capacité du mouvement de proposer à ses membres (et à la société québécoise) deux éléments judicieux. D’abord, un contre-discours mettant en évidence la vacuité des prétentions gouvernementales à l’effet que l’État n’avait plus les moyens de financer les universités et que les étudiantEs devaient faire leur juste part. La demande du Front commun ne parvient aucunement à articuler un tel contrediscours, se contentant de plaider pour l’importance de la rétention du personnel par des hausses de salaires. Ensuite, les carrés rouges visaient la croissance du pouvoir des membres à la base, par des pratiques associatives horizontales, la démocratie directe, ainsi qu’une grande perméabilité à la créativité et à la spontanéité, grâce aux réseaux sociaux et aux initiatives citoyennes.
Malheureusement, les centrales restent fortement attachées à leur conception verticale et dirigiste du syndicalisme. De la part des appareils syndicaux, il n’y a actuellement aucune préparation des membres à l’éventualité d’affronter une loi spéciale ; au contraire, l’ambition syndicale est d’éviter celle-ci quel qu’en soit le prix. À la limite, les directions syndicales pourraient vouloir signer des ententes qui tout à la fois respectent les cibles budgétaires du gouvernement (déficit zéro), cautionnent la réduction de la taille de l’État et prévoient des hausses de salaires pour les employéEs restantEs. Voilà où peut mener la conception corporatiste des négos.
Il est possible d’éviter une telle issue en exposant clairement les enjeux aux membres et à la population. En outre, les débats doivent se faire en assemblée générale afin de soupeser d’autres options concernant les demandes de table centrale, comme le maintien du niveau des services publics, par une taxe sur le capital notamment, et par l’augmentation du nombre d’emplois dans ces services. Une telle stratégie alternative ouvre la porte à des moyens d’action menés conjointement avec des organismes ayant à coeur une véritable défense des services à la population. Par exemple, pourquoi le mouvement syndical n’inviterait-il pas ces organismes et les réseaux citoyens à tenir avec lui des États généraux sur l’avenir du secteur public, dans le cadre d’une lutte globale contre les mesures d’austérité ? Cessons de mener en vase clos la négo du secteur public ; donnons-lui de l’oxygène, pour qu’elle reprenne enfin son souffle !
Philippe Boudreau
René Charest
Militant syndical
Les auteurs sont salariés du secteur public et membres de la CSN.
Vers une réédition de 2010 ? - Revue À bâbord ! http://ababord.org/spip.php?article1849&var_mode=preview
5 sur 5 11juil.2014 16:35