La question n’est pas aisée tant règne la confusion dans l’opinion publique, les médias et même chez nombre de politiques. Prédominent en effet des visions subjectives. A en croire les médias du Nord qui donnent généralement le la, on a adoré le « printemps arabe » en général et la « révolution du jasmin » en particulier, avant de brûler « l’hiver islamiste » qui leur a succédé. L’impressionnisme domine car les outils d’analyse politique sont superbement ignorés. Cela empêche d’appréhender objectivement la situation, de déceler les contradictions à l’œuvre, d’apprécier leur nature, leur importance et leur combinaison. Les événements sont la plupart du temps perçus de façon figée, instantanée et non pas de manière dynamique, évolutive.
La Tunisie connaît un processus révolutionnaire
Notre voisin de l’Est, à l’instar de l’Egypte, du Yémen, du Bahreïn et de nombre d’Etats du monde arabe est entré, à compter de la fin 2010, dans un processus révolutionnaire. Quelle signification peut-on accorder à cette affirmation ?
En Tunisie, Ben Ali n’a pas démissionné. Ni l’armée ni la police n’ont pris le pouvoirà la suite d’un coup d’Etat. Le dictateur a été poussé dehors par un mouvement populaire initié par de jeunes chômeurs (diplômés ou non) des régions intérieures abandonnées à leur triste sort par le régime en place. Ce mouvement s’est étendu à la jeunesse scolarisée (lycéens, collégiens…) ainsi qu’aux travailleurs (ouvriers, employés…) et aux classes moyennes (avocats, médecins, universitaires…). Le soulèvement populaire extra-institutionnel a emprunté la voie classique des explosions révolutionnaires : grèves, manifestations… La répression policière n’a pu en venir à bout.
La puissance de ce mouvement a attisé les contradictions au sein de la dynamique bourgeoisie tunisienne dont les secteurs écartés du partage du gâteau par le clan Ben Ali-Trabelsi ont refusé de porter secours à la dictature à défaut d’avoir participé directement à son renversement. Cette participation passive de ces secteurs exclus de la bourgeoisie à la révolution s’est exprimée, politiquement, dans le refus de la haute hiérarchie militaire de faire intervenir la troupe contre le mouvement populaire.
Il s’agit en même temps d’un processus, car la révolution lancée à la suite de la mort de Mohamed Bouazizi ne s’est pas achevée avec la chute de Ben Ali. Visant non seulement le départ du dictateur, mais aussi et surtout la chute du régime dictatorial lui-même, elle se poursuit au contraire et se poursuivra jusqu’à ce qu’elle ait réalisé toutes ses tâches ou, à l’inverse, qu’elle ait échoué sous les coups d’une contre-révolution militaro-policière, théocratique ou d’une intervention impérialiste. Mais même en cas d’échec, le processus révolutionnaire tunisien se relèvera et finira par repartir de l’avant car les causes qui lui ont donné naissance sont objectives. Elles sont arrivées à maturité et aucune des forces dominantes ne pourra désormais les étouffer. Il s’avère donc tout à fait naturel que ce processus révolutionnaire soit long et chaotique. Mais de quelle nature est-il ?
Une révolution nationale, démocratique et sociale
La révolution qui a éclaté en décembre 2010 fut dirigée contre la dictature qui étouffait, depuis des décennies déjà, le peuple tunisien. Il était naturel qu’elle cible le président Ben Ali qui incarnait cette dictature implacable interdisant toute liberté d’expression, toute revendication et qui harcelant tout opposant avant de l’emprisonner ou de le forcer à l’exil. Cette révolution populaire a révélé le refus du peuple tunisien d’accepter plus longtemps l’oppression, sa soif de liberté et son aspiration dominante à vivre sous un régime démocratique.
Ce caractère démocratique de la révolution tunisienne ne doit pas masquer son soubassement économique et social. Ce n’est pas pour rien que le mouvement est parti des zones les plus délaissées et enclavées du pays, celles de l’intérieur qui n’ont jamais profité des bienfaits du « miracle tunisien » tant vanté par les politiques, institutions financières et médias des puissances du Nord amis de la dictature. Et ce n’est pas tout à fait par hasard si elle fut provoquée par l’immolation d’un jeune vendeur ambulant issu d’une famille dont les terres avaient été hypothéquées. Ce sont d’ailleurs les jeunes des couches défavorisées qui se soulèveront en premier et qui continuent d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui à se révolter régulièrement comme on a pu l’observer il y a quelques mois encore à Séliana, Sidi Bouzid, Gafsa… contre la poursuite des politiques néolibérales qui les frappent durement.
Démocratique et sociale, la révolution tunisienne possède aussi un caractère national en ce sens qu’elle remet en cause un régime antinational qui s’imposait à son peuple grâce au soutien des grandes puissances étrangères (UE, Etats-Unis). Un régime qui appliquait à la lettre les politiques de régression sociale néolibérale élaborées par ces instruments de pillage et d’exploitation des peuples que sont le FMI, la Banque mondiale, l’OMC… Le soutien indéfectible dont bénéficiait le régime Ben Ali de la part des Etats impérialistes résultait surtout de sa modération vis-à-vis de l’Etat colonial, raciste et expansionniste israélien.
Ce triple caractère national, démocratique et social de la révolution tunisienne, triple caractère que l’on retrouve dans les processus révolutionnaire d’autres pays du monde arabe, ne se déduit pas mécaniquement de mots d’ordre et de programmes explicites avancés formellement par les partis, syndicats, mouvements… Il n’apparaît pas toujours clairement aux yeux de ceux qui participent à ces révolutions. Mais il ressort indubitablement de l’analyse des causes de l’explosion populaire et de l’aspiration générale que celle-ci révèle : aspiration à vivre libre et à jouir de la justice sociale dans un Etat réellement souverain car défendant les intérêts de son peuple.
Le fait que ces trois éléments soient indissolublement liés n’empêche pas l’un ou l’autre de dominer à un moment donné avant de céder la place à un autre, en fonction de la conjoncture. L’accent a d’abord porté sur la question démocratique avant de se concentrer de plus en plus, au fil du temps, sur les questions sociales. La question démocratique peut revenir au devant de la scène à la faveur de la résistance à l’offensive salafiste. De même que la question nationale peut devenir prédominante à propos de l’imposition par le FMI de politiques antipopulaires ou de l’alignement, fortement contesté, du pouvoir sur la politique du Qatar en Libye et en Syrie par exemple…
Les phases de la révolution tunisienne
Il existe donc des phases et des tournants dans ce processus, des avancées, des reculs entrecoupés de moments de stagnation. Au cours de ces différents moments de lutte, les forces politiques et sociales se liguent pour atteindre un objectif particulier, des alliances se font et se défont, des hégémonies entrent en crise, certains se perdant alors que d’autres, à l’inverse, se forgent et se conquièrent.
C’est ainsi que la révolution a ciblé dans une première phase le dictateur en chef afin de faire sauter le verrou de la dictature. Elle a dans une seconde phase ciblé le deuxième gouvernement de Mohamed Ghannouchi formé le 27 janvier 2011 sous la présidence de Fouad Mebazaa (nommé par le Conseil constitutionnel en remplacement de Ben Ali). Les manifestations populaires désormais emmenées par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) feront tomber un mois plus tard le cabinet Ghannouchi dans lequel le parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), détenait pas moins de huit ministères ! Cette chute mettait fin au rêve caressé par les partisans de l’ancien président d’une dictature de Ben Ali sans Ben Ali.
Une troisième phase s’ouvrira alors avec la formation du gouvernement dirigé par Caïd Essebsi accompagnée de la dissolution formelle du bras politique de la dictature, le RCD. Elle sera essentiellement consacrée à préparer l’élection d’une Assemblée constituante. Elle révèlera un certain équilibre entre les forces désireuses d’en finir avec l’ensemble du régime de Ben Ali et celles qui, derrière Caïd Essebsi, vieux politicien averti, tenteront de freiner les ardeurs révolutionnaires. Cette phase sera principalement marquée par l’entrée en scène du mouvement islamiste qui n’avait pas participé initialement à la révolution. Bien organisé, légitimé par la répression subie sous Bel Ali par ses militants et dirigeants emprisonnés, torturés ou exilés et soutenu par le Qatar et l’Arabie saoudite, Ennahdha va rapidement devenir la première force politique du pays.
La quatrième phase commence avec la victoire incontestable mais relative du parti de Rached Ghannouchi au scrutin de la Constituante, l’élection à la présidence de la République de Moncef Marzouki (centre gauche) et la formation d’un gouvernement de coalition à dominance islamiste dirigé par Hamadi Jebali. Cette phase constituante, débutée en octobre 2011, s’éternisera cependant, les députés ne parvenant pas à trouver un accord sur un projet de Loi fondamentale. La politique de la coalition gouvernementale (Ennahda, Congrès pour la République et Ettakatol) se caractérisera en premier lieu par la poursuite de la politique économique néolibérale menée par Ben Ali et qui ne pouvait qu’accentuer le marasme social et la révolte populaire. Le second caractère de la politique du gouvernement tiendra dans son laxisme à l’égard de la mouvance salafiste qui travaille à terroriser la société en s’attaquant aux femmes, aux artistes et intellectuels aux militants des autres partis, aux syndicalistes et à tous ceux qui ne partagent pas leur projet politique réactionnaire. Enfin le troisième caractère résidera dans l’alignement ouvert de la Tunisie sur la politique du Qatar, de l’UE et des Etats-Unis. Ce sera le cas notamment avec la participation en pointe des autorités tunisiennes aux actions des « amis du peuple syrien » qui ne sont rien d’autre en réalité que ses ennemis.
La cinquième phase, celle que nous vivons, a débuté avec le meurtre de Chokri Belaïd en février 2013. Cet assassinat perpétré par des salafistes a entrainé la chute du cabinet de Hamadi Jebali et la formation, à la suite d’une longue crise qui a secoué Ennahdha soumis à une très forte pression politique, du gouvernement d’Ali Larayedh. Formé le 13 mars 2013, le nouveau cabinet a vu les islamistes d’Ennahdha perdre trois ministères de souveraineté : les Affaires étrangères, l’Intérieur et la Justice. Cette phase se caractérise par une fermeté croissante à l’égard du courant salafiste qui avait bénéficié d’une réelle tolérance sous le laxiste gouvernement précédent.
Le tournant actuel et ses enjeux
Comme tous les grands mouvements islamistes de la mouvance des Frères musulmans, Ennahdha est soumis à une pression contradictoire entre, d’un côté, la fidélité à son crédo historique – celui de l’Etat théocratique – et, de l’autre, son réalisme politique et l’intégration sociale croissante de ses élites qui l’amènent à lorgner vers une démarche de type démocrate-musulmane caractérisée par l’acceptation des institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise. Cette tendance à l’islam-démocratisation se trouve renforcée par les échecs successifs des partis islamistes dans le monde – à commencer par l’Algérie –, l’effet de plus en plus repoussoir des expériences de régimes théocratiques comme ceux du Soudan et de l’Iran et, à contrario, du succès même relatif de la voie suivie par Erdogan en Turquie. Cette décantation qui n’a rien de mécanique ni d’irréversible qui libère une place pour un courant de l’islamisme beaucoup plus radical : le salafisme.
Il est certain qu’une partie du mouvement et de la direction d’Ennahdha a tenté d’intégrer le courant salafiste à sa stratégie de prise du pouvoir. Le laxisme de Jebali et de Ghannouchi à l’égard de leurs « enfants salafistes » avait une signification politique. Il visait à laisser se développer le bras armé de l’islamisme afin de préparer un éventuel écrasement ultérieur de ses adversaires tout en n’assumant pas ouvertement cet aspect de leur stratégie.
Or, cette stratégie est précisément en train d’échouer sous nos yeux, ce qui constitue un tournant majeur à même, à certaines conditions, de faire positivement progresser la révolution tunisienne.
La conjonction de plusieurs facteurs internes et externes explique cet échec. Citons entre autre la résistance acharnée de la population de se laisser embrigader ou terroriser, la détermination de l’opposition non-islamiste – démocratique, progressiste et de l’ancien régime –, de l’UGTT… Il convient également de prendre en considération les pressions exercées par les grandes puissances occidentales – surtout après l’attaque de l’ambassade des Etats-Unis à Tunis, afin que le gouvernement rompe avec les djihadistes devenus incontrôlables en Libye et en Syrie et qui menacent les plans de Washington.
L’enjeu politique central
Or, l’enjeu politique central aujourd’hui réside dans la défaite de l’islamisme car il s’agit d’un courant porteur d’un projet antidémocratique, autoritaire, dictatorial. Un projet qui s’avère de surcroît antisocial, les islamistes appliquant sans état d’âme aucun les politiques d’ajustement structurels du FMI et de la Banque mondiale dont les peuples paient l’addition. Un projet qui s’intègre parfaitement par ailleurs à l’agenda des grandes puissances et d’Israël.
La poursuite et l’approfondissement du processus révolutionnaire visant à l’instauration d’une véritable démocratie à caractère national et social en Tunisie implique donc d’infliger une défaite irréversible aux salafistes. Une telle défaite priverait Ennhadha de son bras armé, ce qui l’affaiblirait encore davantage après l’échec de sa gestion économique et sociale gouvernementale. Elle favorisera incontestablement la décantation au sein du parti de Rached Ghannouchi en renforçant le camp modéré d’Ennahdha qui peut et aspire à se transformer en courant démocrate-musulman, courant conservateur, mais qui accepte le régime démocratique, donc le principe d’un Etat civil.
Le fait que le gouvernement et Ennahadha aient conjointement déclaré la guerre aux salafistes constitue une excellente nouvelle. Elle ne peut que contribuer à en finir avec ce courant extrémiste, à favoriser la montée des modérés d’Ennahadha ou une scission en son sein et à affaiblir les radicaux. L’empêchement du congrès salafiste et la lutte qui lui est désormais livrée constituent ainsi une grande victoire politique pour tous les partisans de la démocratie. Cela signifie qu’un des ennemis de cette dernière a subi une défaite et se trouve en difficulté, même s’il n’a pas encore été, loin de là, vaincu.
La victoire totale sur le salafisme est une condition sine qua non de la poursuite du processus révolutionnaire car ce courant représente l’un des visages d’une contre-révolution qui vise à empêcher le peuple tunisien d’accéder à la souveraineté. L’autre avantage d’une telle victoire réside dans l’accroissement des divisions au sein d’Ennahdha, dans son affaiblissement général et dans le renforcement des modérés en son sein.
Ne jamais oublier le coup d’après
Le danger salafiste en particulier, et islamiste en général, ne doit pas faire oublier un autre danger qui apparaîtra au grand jour ultérieurement et dont les contours et la force se jouent aujourd’hui. Pointe en effet une nouvelle contradiction que le mouvement populaire démocratique doit appréhender dès maintenant et gérer à sa manière.
Il existe en effet deux conceptions du combat contre le salafisme. La conception des dominants et la conception des dominés. La première tente de régler le problème par des moyens exclusivement sécuritaires. Le danger d’une telle option réside dans le fait que la police et nombre d’appareils d’Etat de l’ancien régime qui n’ont été ni épurés ni réformés confisquent la révolution à leur profit et l’empêchent ainsi d’aller jusqu’au bout, de réaliser toutes ses tâches. On assisterait alors à une contre-révolution laïque. Des forces politiques font justement l’amalgame entre les révoltes populaires des victimes du néolibéralisme (Séliana, Gafsa…) et les révoltes salafistes pour mieux écraser demain les premières.
La seconde option, celle des dominés, considère que l’écrasement du salafisme n’est pas du seul ressort de la police, mais relève également du combat populaire. Elle se prononce pour une mobilisation de la population contre le salafisme, mais également autour de ses revendications démocratiques (plus de libertés) et sociales (emploi, pouvoir d’achat, logement…). Elle se révèle par ailleurs extrêmement cohérente, contrairement à la politique du gouvernement et du président Marzouki, en combattant le salafisme en Tunisie mais aussi en Syrie… et en résistant aux ingérences et aux diktats des puissances impérialistes, de leurs institutions (FMI, Banque mondiale…) et de leurs relais qataris et saoudiens.
En cas de victoire sur le salafisme, ces deux camps se retrouveront inéluctablement face à face. La révolution tunisienne entrera alors dans sa deuxième étape. Afin que les dominés triomphent, il convient qu’ils n’abandonnent pas la lutte contre le salafisme et la direction de cette lutte aux forces dominantes (Gouvernement Larayedh, police…) comme les incitent à le faire les forces proches de l’ancien régime de Ben Ali (Nida Ettounes…) qui se placent sans condition derrière les forces de police pour casser le salafisme aujourd’hui, mais également pour casser tout mouvement populaire démocratique qui menacerait demain les intérêts des dominants qu’ils représentent.
La mobilisation de la population contre le salafisme possède ainsi le double avantage de hâter la victoire sur cet ennemi du peuple en l’empêchant de tromper ce dernier et d’empêcher les anti-islamistes autoritaires et partisans de l’ancien régime de s’abriter derrière le slogan du retour à l’ordre et du refus des manifestations pour briser l’élan révolutionnaire du peuple tunisien.
* Paru sur Algérie Confluences, jeudi 23 mai 2013.