La brutalité avec laquelle les forces de l’ordre ont mis fin à l’occupation le 28 janvier dernier de la place de la Kasbah devant le siège du gouvernement à Tunis a ravivé les souvenirs récents de la violence policière. Arrivés quatre jours plus tôt dans le cadre d’une « caravane de la dignité » issue de toutes les régions de l’intérieur du pays, les manifestants réclamaient le départ du Premier ministre M. Ghannouchi et la dissolution du parti au pouvoir le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Ces violences sont intervenues à l’issue de la mise en place du nouveau gouvernement « national » incarnant une sortie de la crise gouvernementale aiguë dans laquelle le pays a sombré depuis le départ de Zine el-Abidine Ben Ali. Formé de technocrates et adoubé par la centrale syndicale (l’Union générale tunisienne du travail-UGTT) qui a retrouvé son rôle historique de faiseur de roi, ce gouvernement d’« union nationale » est présenté comme le rempart contre le chaos décrétant dès lors la fin de la parenthèse révolutionnaire et renvoyant la population au verdict des urnes lors d’élections qui se tiendront dans l’année. Ce faisant, le gouvernement de M. Ghannouchi siffle la fin de la récré !
En construisant la légitimité de son gouvernement sur l’ordre retrouvé, en agitant les peurs du chaos et de l’anarchie, le Premier ministre M. Ghannouchi active ainsi un registre sur lequel la dictature de Ben Ali s’est appuyée vingt-trois années durant. La peur du « vide », du désordre, de l’insécurité, de la terreur semée par des milices qui sillonnent le pays. Mais également, la peur d’une débâcle de l’économie tunisienne avec l’arrêt du tourisme et la chute des investissements qui engendreraient une explosion du chômage. La peur de la répression a ainsi cédé la place aux urgences du quotidien et aux inquiétudes quant à la khobza, ce pain quotidien qui a aussi été au centre des protestations. De sorte que la réactivation de ces peurs par le gouvernement a ravivé les clivages sociaux et régionaux divisant une société tunisienne qui, jusque-là, a fait preuve d’une unité exemplaire. Si les classes populaires pauvres et les populations de l’intérieur continuent de réclamer des garanties sur la poursuite du processus révolutionnaire, les classes moyennes et la « bourgeoisie à crédit » semblent d’ores et déjà appréhender les incertitudes et préférer la stabilité aux aventures politiques. Dans un champ politique marqué par l’ambigüité des transactions et la complexité des enjeux et des conflits autour de la formation du gouvernement, par l’ambivalence de l’attitude de la centrale syndicale alternant les déclarations consensuelles et les appels à la grève et des mobilisations collectives contre ou en soutien au gouvernement, l’incertitude marque fondamentalement ce processus politique nous invitant à tenter de saisir ce qui se joue dans cette « transaction ».
Ce que la scène tunisienne donne à voir se sont moins des dynamiques de « transition démocratique » que de « restauration autoritaire » dans laquelle les élites politiques, celles du RCD et des appareils sécuritaires appuyées par l’armée, tentent de contrôler le processus en opérant un tri parmi les opposants. Elles cherchent ce faisant à sécuriser leurs positions, d’une part, en gérant le mécontentement populaire et les rapports de forces à l’intérieur du pays et, d’autre part, en cherchant l’appui de leurs partenaires étrangers. Ces élites politico-sécuritaires manœuvrent depuis le départ de Ben Ali pour empêcher la dissolution du RCD tant ce parti est au fondement de l’économie politique de la domination en Tunisie aussi bien par son enchâssement dans l’administration et les institutions de l’Etat que par son maillage de la société à travers les cellules locales, professionnelles et les réseaux clientélistes, véritables courroies de redistribution, d’ascension et d’accumulation pour une grande partie de la population. La participation des milices du parti dans l’infiltration des manifestations, des sit-in et des mobilisations reflète la collusion entre les institutions sécuritaires et le parti.
L’accueil triomphal qui a été réservé au Cheikh Rached Ghannouchi leader du mouvement islamiste ENNAHDA, à son retour en Tunisie le 30 janvier, après vingt-et-un ans d’exil traduit la capacité de mobilisation du mouvement qui demeure la principale force politique du pays en dépit de la terrible répression qu’il a subie sous Ben Ali.
Mais autant sinon plus que les sympathisants du Cheikh, les caciques du RCD semblent d’ores et déjà heureux d’accueillir leur meilleur ennemi tant le repoussoir islamiste incarne un atout important qu’ils pourront jouer, aussi bien sur la scène politique intérieure qu’à l’échelle internationale compte tenu du clivage que suscite l’islam politique. Le scénario du 7 novembre 1987 semble prêt à être réédité, aux seules différences que l’expérience du « changement » promis alors par Ben Ali est présente dans les esprits, que le peuple tient aujourd’hui à exister sur une scène politique dont il a été écarté et, surtout, que contrairement à 1987, il a payé son droit d’entrée. Le « changement » de 1987 dont l’éradication des islamistes fut présentée comme la condition indispensable, s’est mué en une dictature policière. La rue tient à sa « révolution » qui a commencé dans les « zones d’ombre » et s’est arrêtée aux portes du ministère de l’Intérieur et au siège du gouvernement à la Kasbah. Le départ de Ben Ali a sonné la fin du début d’une « révolution » qui demeure inachevée.
Tiré du site d’Alternatives économiques
http://www.alternatives-economiques.fr/tunisie---la-prise-de-la-kasbah-n-a_fr_art_630_53175.html