Depuis la fin de la monarchie absolue en 1932 et l’instauration d’un régime parlementaire, la bataille pour le pouvoir fait rage au sein des élites thaïlandaises. Longtemps-les militaires et les hauts fonctionnaires participaient à ses affrontements, arbitrés de loin par le roi. Mais peu à peu, les premiers se sont mis en réserve et la bureaucratie s’est professionnalisée à partir des années 1970. Résultat : ce sont surtout des élites du monde des affaires qui par la suite ont rivalisé sur la scène électorale. Des élites presque uniquement issues de Bangkok, région où la richesse par habitant est huit à neuf fois supérieure aux zones pauvres du nord et du nord-est du pays. Le monopole de la capitale a commencé à être battu en brèche dans les années 1980 avec l’émergence de personnalités économico-politiques installées en province.
Mais c’est l’arrivée au pouvoir, en 2001, du magnat sino-thaïlandais, Thaksin Shinawatra, basé à Chiang Mai (nord), et de son parti, le Thai Rak Thai, qui a vraiment incarné le changement, favorisé par l’adoption d’une Constitution plus démocratique en 1997. Aux yeux de ses adversaires, Thaksin Shinawatra est un populiste. Sans doute. Mais il a tenu ses promesses électorales et appliqué son programme en faveur des plus défavorisés des campagnes et des villes. Des défavorisés qui pour les élites traditionnelles mais aussi pour les nouvelles classes moyennes de la capitale, ne sont que des "buffles d’eau" : de braves gens, mais dotés d’une faible intelligence et "dépourvus du sens de la démocratie". Bien que Thaksin Shinawatra ait utilisé son poste de Premier ministre pour faire fructifier, parfois de manière illicite, son empire économique, ses électeurs populaires lui ont assuré une nouvelle victoire dans les urnes en 2005. Une de trop pour les élites de Bangkok qui grâce à l’intervention de l’armée, l’ont renversé lors du coup d’État de septembre 2006.
Le parti a eu beau changer de nom après l’exil forcé de Thaksin et remporter de nouveau des élections en 2007, ses dirigeants ont été de nouveau été chassés du pouvoir sous la pression des chemises jaunes (opposants à Thaksin). Exaspérées, les chemises rouges (supporters de Thaksin) ont occupé le centre de Bangkok en mars 2010, mais ont été violemment réprimées (90 morts). Soucieuse d’améliorer son image, l’armée s’est alors retirée du jeu. En juillet 2011, la soeur de Thaksin a emporté les élections et pris la direction du gouvernement. Mais elle se heurte depuis plusieurs mois à des manifestations qui réclament son départ. Le roi, qui aurait pu servir d’arbitre, est désormais trop âgé (86 ans). De plus, la famille royale semble divisée (l’impopulaire Prince héritier est considéré comme trop proche de Thaksin) et donc condamnée à une posture de neutralité. Yingluck Shinawatra a fini par accepter l’organisation d’élections législatives anticipées le 2 février dernier. Mais elles ont été boycottées par le Parti démocrate, principale force d’opposition. Dans 11 % des circonscriptions, le scrutin n’a pas pu avoir lieu du fait du mouvement antigouvernemental. Les 475 députés nécessaires pour convoquer le Parlement ne sont donc pas atteints.
Le conflit s’est alors déplacé sur le plan juridique. L’opposition a saisi la Cour constitutionnelle, la Commission électorale et la Commission nationale anticorruption pour tenter de faire tomber le gouvernement. Celui-ci menace d’arrêter des chefs de l’opposition pour sédition et, en déclarant l’État d’urgence le 21 janvier, il s’est donné de nouveaux moyens de pression. On est loin désormais d’une simple lutte de pouvoir entre élites. Le processus démocratique et la notion même de représentation, bases du contrat social, sont remis en cause. En effet, l’opposition, dirigée par Suthep Thaugsuban, ancien vice-Premier ministre, souhaite l’instauration d’un Parlement et d’un gouvernement nommés (sans préciser par qui). Et non plus élus.
David Camroux, maître de conférences à Sciences Po Paris
Alternatives Internationales n° 062 - mars 2014