Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/11/04/te-plains-pas-cest-pas-lusine/
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Cet article a été publié originellement (octobre 2020) dans le journal et webmédia Camarade ! des Jeunes FGTB. Il a été publié sur le site de la revuePolitique en janvier 2021. Nous le republions à l’occasion du débat organisé avec les autrices du livre, Lily Zalzett et Stella Fihn.
Quelle travailleuse* de l’associatif ne se l’est pas déjà dit en son for intérieur ? « Après tout, c’est moins pire que le privé », « bon, il y a des problèmes mais c’est pour la bonne cause… » ou encore « on ne va pas se plaindre, avec la chance qu’on a ! ». Celles qui travaillent dans ce secteur aux frontières assez floues (ne faut-il pas y inclure, surtout en Belgique, les syndicats, les mutuelles et les ONG ?) sont priées de croire que leur activité, parce qu’elle a une vocation sociale, n’est pas prise, comme les autres, dans un rapport de force entre un patron et ses employé·es. Par extension, elles doivent accepter des formes de sur-travail sous prétexte qu’elles s’inscrivent dans un cadre éthique.
« Te plains pas, c’est pas l’usine ». L’exploitation en milieu associatif sorti en mars dernier chez niet ! Éditions et écrit par Lily Zalzett et Stella Fihn revient sur leur situation. C’est un petit livre qui fait du bien, parce qu’il décrit simplement mais avec une grande précision la manière dont les travailleuses associatives sont utilisées par l’État pour privatiser à moindre frais une partie de ses activités, en particulier dans les domaines sociaux, culturels et sportifs. S’il s’inscrit dans un contexte français, il n’en demeure pas moins que ces observations sociologiques s’appliquent parfaitement, parfois de manière effrayantes, au cas belge. Le passage d’une subsidiation structurelle à une subsidiation par projet est, par exemple, un problème qui ne connaît pas de frontière et qui précarise fortement celles qui travaillent pour des associations.
C’est, surtout, en se basant sur des témoignages et des récits de vie que les deux autrices présentent les ressorts psychologiques de l’exploitation associative : la travailleuse n’est pas vraiment une travailleuse, mais une bénévole défrayée ou une militante dévouée. Certes, elle a contrat de travail mais il est accessoire (souvent, d’ailleurs, mal ficelé et contraire à ses intérêts). On lui précise bien, quand elle rentre dans cet univers, qu’elle devra s’investir personnellement, qu’ici ce n’est pas « métro-boulot-dodo »… on aide les gens, alors il faut que ce soit une vocation et que, parfois, on se donne à 120%. Cette situation est triplement problématique. D’abord et avant tout parce que le « patron » existe bel et bien. S’il délègue ses charges sur une autre travailleuse (une coordinatrice ou une secrétaire générale), c’est bien le Conseil d’administration, souvent composé de personne plus âgées et mieux dotées en capitaux divers, qui détient le vrai pouvoir de décision. Or, les autrices constatent que les desideratas des CA sont souvent mis en œuvre sans prendre en considération les équipes de travailleuses ; celles-ci sont régulièrement conçues comme des exécutantes et certaines associations leur refusent même ouvertement une place dans les AG, où le système de la cooptation prévaut.
Ensuite, les « autorités associatives » ont tendance à nier l’existence des rapports de force. Cette stratégie est courante dans les entreprises mais elle se double ici d’un discours sur le travail-vocation et la pratique-éthique pour discréditer toute lecture d’éventuels conflits d’intérêt entre l’association, son CA et ses travailleuses. La syndication y est également peu prônée, à la fois à cause de la petite taille de nombreuses structures, de la précarité des contrats proposés et du turn-over afférant mais aussi parce que la défense de ses intérêts doit se faire individuellement, par la discussion et le compromis. Cela marche parfois… mais souvent, c’est un calque du rapport de force entre l’association et les salariées qui établit que celles-ci obéissent et acceptent des conditions de travail défavorables qui se mettent en place. Même si cette question n’est pas posée dans le livre, il nous faut s’interroger sur des pratiques aussi problématiques que celles qui consistent à manifester sur son temps de travail ou sur la situation particulière des travailleuses syndicales, elles aussi prises dans des logiques conflictuelles.
Enfin, et c’est une dimension trop peu considérée, les autrices insistent sur les dégâts psychologiques des injonctions contradictoires inhérentes au monde associatif. Comme n’importe quel travail, la qualité de vie « au bureau » ou « sur le terrain » dépend de facteurs en partie incontrôlables – le caractère des unes et des autres, le stress lié à la précarité du financement, les changements de politique administrative qui peuvent ruiner des associations, etc. – or, quand on gagne son pain, on peut faire la distinction entre son job et sa vie, sa famille, ses amours. Dans l’associatif, cette frontière n’a pas lieu d’être, les collègues sont des copines et l’activité est accomplissante puisqu’elle sert les autres. On doit se forcer à penser ainsi. Et cela occasionne parfois de violents déchirements quand la réalité se confronte au voile des idées hors-sol. Le burn-out en milieu associatif n’est plus une exception et l’épuisement professionnel est presque la règle.
Les autrices font très bien le parallèle avec l’idéologie du néo-management et son principe d’une travailleuse soit disant positive, autonome et libre ; alors que, paradoxalement, on la fait crouler sous les auto-évaluations, les formations, la polyvalence la plus absolue possible… Alors que le monde associatif se considère généralement comme critique des techniques de management, il lui arrive régulièrement de développer des pratiques très proches. Il est à la fois contaminé par un imaginaire largement diffusé dans la société et en fortement influencé par le statut sociologique des membres de ses CA qui sont en général déjà parvenu et sont donc astreint par certaines règles et relations mondaines.
Mais Lily Zalzett et Stella Fihn parlent aussi des mouvements qui agitent parfois les travailleuses associatives, les tentatives d’organisations et d’actions. Elles notent que celles-ci sont fortement liées aux politiques macro-économiques (par exemple, en France, quand Macron a fortement limité les emplois aidés… avant de les « réinventer » devant l’ampleur des crises sociales et sanitaires). Si on ne peut pas dire que la lecture du livre laisse la lectrice dans un état d’espérance profonde, il faut lui laisser un grand pouvoir : celui de la reconnaissance. En effet, il donne aux travailleuses associatives un aperçu de leurs liens d’exploitées et parfois de révoltées, avec d’autres femmes et d’autres hommes exploités comme elles. Cette conscience de faire partie d’une même « classe », d’être dans le même bateau et d’avoir tout intérêt à lutter collectivement, fait la réussite du livre.
*Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.
Lily Zalzett et Stella Fihn : Te plains pas, c’est pas l’usine. L’exploitation en milieu associatif, Niet ! Éditions, Le Mas-d’Azil, 2020, 112 pages, 7 euros
https://niet-editions.fr/catalogue/te-plains-pas-cest-pas-lusine/
Thibault Scohier
https://www.revuepolitique.be/te-plains-pas-cest-pas-lusine/
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