Contretemps
31 janvier 2021
Par Vanessa Codaccioni
Extrait de : Vanessa Codaccioni, La Société de vigilance. Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires, Paris, Éditions Textuel, 2021.
Présentation du livre
Prolongeant ses travaux sur la répression, Vanessa Codaccioni retrace l’avènement de ce phénomène. Elle montre comment de nombreux dispositifs tendent à utiliser les populations à des fins sécuritaires, à impulser des comportements policiers, espions ou guerriers en leur sein et à institutionnaliser la surveillance mutuelle et la délation. Ces injonctions sécuritaires visent à obtenir l’obéissance citoyenne et à légitimer la répression.
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Extrait – Vigilance, profilage et racisme
À propos de cette forme de répression invisible qui vise principalement les Noirs aux États-Unis, le chercheur Alvaro Bedoya évoque une « couleur de la surveillance[1] », exprimant ainsi la différenciation et la racialisation des rôles « surveillants »/« surveillés » dans le cadre des politiques de lutte contre la délinquance ou la criminalité. La gestion américaine des « Black Panthers » est à ce titre éclairante puisque considérés comme « la menace numéro un pour la sécurité américaine » par le directeur du FBI Edgard Hoover, ses membres ont subi une répression multiforme au sein de laquelle la surveillance fut prédominante : une section « intelligence raciale » a même été spécifiquement créée au sein des services de renseignements dans les années 1960[2]. Celle-ci s’inscrit d’ailleurs dans une histoire longue de la surveillance du mouvement pour les droits civiques et de leur leader tels W.E.B Dubois ou Martin Luther King, qui se poursuit aujourd’hui avec une focalisation des services de renseignement sur le mouvement de lutte contre les violences policières et le racisme Black Lives Matter[3]. Ce ciblage racial n’est pas spécifique à « la population noire rebelle[4] » : il s’ancre dans un système politico-répressif qui a fait de la population afro-américaine une « population à problème »[5]. Traditionnelle en ce qui concerne les forces de l’ordre et les agents des institutions de répression, cette assimilation des minorités racisées à des potentielles menaces devant être a minima « gardées à l’œil » peut aussi l’être pour les particuliers, et notamment pour les tenants de l’autodéfense sécuritaire, qu’ils soient armés ou non armés. Le meurtre de Trayvor Martin, tué par un « voisin vigilant »[6], ne fait ainsi que refléter cette focalisation sur « le danger noir » quand, en France, à tout le moins dans les années 70, 80 et 90, les principales victimes des homicides sécuritaires commis par des Français en arme étaient ceux que l’on nommait encore « nord-africains ». Les crimes racistes, et ils étaient nombreux, étaient d’ailleurs le plus souvent « maquillés » en cas de légitime défense et impunis, selon un ensemble de logiques à la fois politique, médiatique, judiciaire et policière qui faisait de « l’arabe » non seulement un agresseur potentiel et un suspect, mais un ennemi tuable par arme à feux[7]. Désignés par un ensemble d’experts, de groupes médiatiques, d’entreprises ou d’acteurs comme les principaux responsables de l’insécurité, ce sont eux – les corps racisés – qui sont au cœur du panoptique et du synoptique sécuritaires.
Les dispositifs antiterroristes plus contemporains ne font que poursuivre et amplifier le processus, tout en réorientant plus spécifiquement le regard de l’ensemble des « surveillants » (agents répressifs ou citoyens) vers les présumés musulmanes et musulmans, tant en ce qui concerne la gestion immédiate de la sécurité publique post-attentat que sur le temps plus long de la prévention de la radicalisation. Dans ces contextes, au moins trois modalités de ciblage ethnique et racial tendent à diriger la surveillance latérale punitive de la population contre ces derniers : les discours et les dispositifs visant spécifiquement les musulmanes et les musulmans ; ceux qui assimilent terrorisme et islam et font du « terrorisme islamiste » une priorité de l’action répressive ; et enfin l’ensemble des programmes de prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violent.
Les discours ciblant officiellement et directement les musulmanes et les musulmans, surtout dans les heures ou les jours qui suivent des attentats, sont à la fois rares et légion. Légion chez les islamophobes et les racistes notoires ou les trolls anonymes d’internet et des réseaux sociaux, plus rares en ce qui concerne les gouvernants et les chefs d’État qui se drapent le plus souvent derrière des discours rassembleurs et antidiscriminatoires. Il s’agit, à chaque fois, de « rassurer » la communauté musulmane et de l’assurer de l’intransigeance des gouvernements quant aux actes islamophobes qui se produisent après chaque attentat. Ainsi après ceux du 11 septembre, Georges Bush a organisé plusieurs réunions avec des représentants des communautés musulmane et sikh et dénoncé fermement toutes les agressions visant leurs membres. Le titre I du Patriot Act, l’une des législations d’exception les plus liberticides en matière antiterroriste, condamne aussi explicitement ces actes de violence, en déclarant que « les droits civils et les libertés civiles de tous les Américains, y compris les Arabo-Américains, les Américains musulmans et les Américains d’Asie du Sud, doivent être protégés, et que tous les efforts doivent être faits pour préserver leur sécurité » ». A ces discours de façade qui tendent à occulter la mise en « infériorité juridique » de ces derniers dans le contexte des états d’exception s’ajoutent ceux, plus nombreux, renvoyant à un « problème musulman » – il y a en France un « problème de l’Islam » et un « problème des musulmans » [8] disaient récemment l’ancien Premier ministre français Manuel Valls -, à savoir une multitude de propos sous-tendus par une idéologie ou des préjugés islamophobes.
Mais l’on trouve aussi des politiques ciblant publiquement la communauté musulmane, à l’instar d’Hazel Blears, ministre de l’Intérieur du Royaume-Unis au moment des attentats de Londres en 2005 et pour lequel les musulmans britanniques devaient accepter d’une part que les personnes « d’apparence islamique » soient plus susceptibles d’être l’objet d’arrestation et de fouilles, et d’autre part que des « musulmans innocents soient ciblés en raison de la recherche d’extrémistes islamistes »[9]. Choquants et dénoncés pour leur islamophobie, les propos du ministre ne font en réalité que décrire l’une des dérives de l’antiterrorisme tel qu’il se pratique au moins depuis les années 1990 en France, à savoir par le biais de larges « coups de filets[10] » destinés à arrêter le plus grand nombre de musulmanes et de musulmans pour pouvoir ensuite « trier » les coupables, les innocents et les suspects devant ensuite être l’objet d’un suivi des services de renseignement. C’est exactement ce qu’il s’est passé suite aux attentats du 13 novembre 2015 qui ont donné lieu, en quelques semaines, à une répression aux chiffres impressionnants : 2700 perquisitions, 360 assignations à résidence, et 334 interpellations dont 287 gardes à vue. Or, non seulement ces mesures ont donné lieu à de très rares procédures judiciaires[11], montrant leur inefficacité si ce n’est du point de vue disciplinaire, mais elles ont visé pour la plupart des personnes qui n’avaient aucun lien avec des réseaux djihadistes. L’état d’urgence a ainsi été utilisé pour vérifier le degré de dangerosité d’individus déjà surveillés par les services de renseignement ou qui, à défaut d’être liées au terrorisme international, étaient considérée comme ayant une « pratique rigoriste de l’Islam ». Pendant deux ans, jusqu’à la fin officielle de l’état d’urgence, la permanence juridique du Collectif contre l’Islamophobie en France a d’ailleurs été saisie de plus de quatre cent plaintes pour discrimination[12].
L’antiterrorisme opère ainsi une double gestion discriminatoire des populations : d’une part en séparant les supposés musulmans et les supposés non-musulmans, et en soumettant les premiers à des mesures d’exception ; et d’autre part en isolant, au sein même de cette communauté musulmane, celles et ceux dits « islamistes » ou « d’apparence islamistes » pour les réprimer en priorité. Trois catégories de la population émergent alors : les non-musulmans, les « bons musulmans » (les musulmans dits « modérés ») et les « musulmans suspects », les plus nombreux, et ce d’autant plus qu’ils peuvent se dissimuler parmi les seconds voire les premiers. Des médias aux tribunaux en passant par les discours d’experts ou de politiques, la focalisation sur celles et ceux qui dissimulent volontairement leur pensée ou leur pratique religieuse pour cacher leur appartenance aux organisations terroristes (« taqîya ») ou qui se convertissent avant de passer à l’acte tend à brouiller les frontières de ces catégories politico-sécuritaires et, témoignant d’une menace endogène et d’une impossibilité de séparer les « bons » et les « mauvais », fonctionne comme un appel à une vigilance citoyenne accrue.
L’appel public à la surveillance active des musulmans ne vient pas que des politiques mais peut aussi venir d’acteurs économiques, à l’image de Michael O’Leary, le PDG de la compagnie aérienne de Ryanair qui, en février 2020 et dans une interview au Times, réclamait que les contrôles dans les aéroports se concentrent sur les hommes musulmans et de préciser : « Qui sont les terroristes ? Ce seront des hommes célibataires voyageant seuls. On ne peut pas dire certaines choses, parce que c’est du racisme, mais ce sont généralement des hommes de confession musulmanes. Si c’est de là que vient la menace, traitez là [13] ». Au-delà d’une stratégie discursive islamophobe et raciste routinisée dans l’espace public qui se déploie sur le mode « on ne peut plus rien dire » et sur laquelle nous reviendrons, on voit bien la manière dont fonctionne le profilage en matière de sécurité : assimilation de la criminalité à un profil-type d’individus et incitations à réprimer l’ensemble des personnes correspondant ce profil-type. Toutes les études ont par ailleurs montré que dans les aéroports s’opère un tri social et racial qui discrimine les (supposés) musulmans : les scanners corporels, les fouilles et les « interrogatoires » se concentrent sur eux[14]. Les spécialistes des programmes d’attribution de « notes de risque terroriste » aux voyageurs traversant les frontières américaines estiment même que non seulement les algorithmes fonctionnent sur la base d’un profilage ethnique mais que les passagers venant d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient auraient des « scores » tellement élevés qu’ils ne pourraient échapper à une arrestation pour interrogatoire à dans les aéroports[15]. Ce genre d’interviews n’a donc pas tant pour objectif de renforcer la surveillance non-humaine des musulmans dans les lieux publics – déjà opératoire – mais, destiné à un lectorat autre que les experts en sécurité, d’insister sur la dangerosité de la menace musulmane et d’en appeler à la vigilance des usagères et usagers des aéroports voire de la population toute entière.
Aussi, le ciblage, le profilage et les pratiques répressives ou discriminatoires en découlant ont une fonction de stigmatisation et de visibilisation : ils tendent à visibiliser l’action répressive des autorités, manière de pallier les critiques sur l’incapacité de l’appareil répressif à empêcher les attentats et de gérer la peur citoyenne en découlant ; mais ils ont aussi pour objectif de visibiliser des coupables ou des suspects, et d’induire un doute sur le degré de dangerosité des personnes ainsi réprimées. Il en va ainsi par exemple des perquisitions qui peuvent être vues par le voisinage, et entraîner par la suite des formes d’exclusion ou des pratiques liées à la suspicion engendrée par l’action policière, celle-ci pouvant par ailleurs alimenter des préjugés racistes ou des doutes préexistants. Il en va encore des fouilles dans les aéroports, des contrôles d’identité ou des arrestations, ces dernières pouvant avoir de plus lourdes conséquences sur la sphère professionnelle ou privée. Ce type de dispositifs fonctionne alors sur le mode de l’interpellation policière dans un quartier – « hey toi, là » – qui, comme l’a montré la philosophe Sara Ahmed à partir des travaux d’Althusser, constitue déjà la personne interpellée en menace, l’assujettit à un discours sur la criminalité, et en fait un étranger au quartier ou à la communauté[16]. Mais elle fonctionne aussi sur le mode de l’interpellation raciste décrite par Frantz Fanon – « Tiens, un nègre »[17] – qui constitue le corps racisé par la peur et le circonscrit à la dangerosité[18]. Opérée à grande échelle, médiatisée et valorisée par les chefs d’État et gouvernants comme preuve d’une efficacité, cette répression ciblée et raciale a alors une fonction disciplinaire totalisante, qui touche tout autant les surveillants que les surveillés : elle insécurise et infériorise les cibles qui doivent se sentir épiées et l’objet d’une répression possiblement imminente, mais elle oriente aussi le regard des « bons citoyens » vigilants, eux aussi insécurisés par une menace décrite à la fois comme imminente et permanente.
Les politiques de lutte contre la radicalisation ne font qu’amplifier le phénomène en associant encore plus directement les populations aux activités de sécurisation de l’État, puisque l’objectif qui leur ait assigné n’est plus de « débusquer » des criminels ou des délinquants, mais de repérer individus dits radicalisés selon la logique « d’avant crime » dominante aujourd’hui en matière de répression. Plus encore, il s’agit de faire correspondre la surveillance citoyenne aux caractéristiques de l’antiterrorisme contemporain : préventive voire pro-active (recherchant ses propres cibles), peu soucieuse de la matérialité de la preuve ou, à tout le moins, fonctionnant sur la logique du doute et du soupçon, et reposant sur un profilage qui recoupe les cibles permanentes des institutions de répression. Pour ce faire, les autorités, aidées des agents répressifs et des experts en sécurité ou en (dé)radicalisation vont fournir des outils « clés en main » pour repérer les « personnes embrigadées », à savoir les listes des « signes d’alerte », des « facteurs de risque » et des « indicateurs » de radicalisation, que l’on retrouve dans la plupart des pays mettant en place des programmes de prévention de l’extrémisme violent, et qui vont de pratiques précises à des comportements ordinaires de la vie quotidienne. Il ne s’agit donc plus tant ici de prêter une attention sécuritaire à des signes matériels d’une activité criminelle (utilisation d’une fourgonnette suspecte, de plusieurs passeports multiples, de téléphones portables à carte prépayée etc.[19]), ou à des comportements faisant suspecter un passage à l’acte plus ou moins imminent (porter un sac anormalement lourd ou déformé par une arme, porter des protections de type gilets pare-balle, montrer des signes de nervosité[20]), mais de focaliser sur un profil-type d’individus : c’est le propre du profilage étatique, ici transposé à la vigilance populaire et imposé aux populations insécurisées par la peur des attentats. En ce sens, ces listes de signes, de facteurs ou d’indicateurs opèrent selon les mêmes procédés que les questions des sondages analysés par Pierre Bourdieu : elles imposent ce que l’on peut appeler « une problématique visuelle » en indiquant ce qu’il faut regarder, qui regarder et, peut-être surtout, comment regarder[21]. Elles fournissent alors une grille de lecture politique et policière de certains corps, comportements ou discours, et génèrent les questionnements soupçonneux que ces derniers doivent immédiatement susciter.
Notes
[1] Alvaro Bedoya, « The Color of Surveillance », Slate, 18 janvier 2016.
[2] Charles Jones, “The political Repression of The Black Panther Party 1966-1971”, Journal of Black Studies, 1988, n°4, p.415-416.
[3] George Joseph, « Feds Regularly Monitored Black Lives Matter Since Ferguson », The Intercept, 24 juillet 2015.
[4] Selon l’expression de Keeanga-Yamahtta Taylor : Black Lives Matter : Le renouveau de la révolte noire américaine, Marseille, Agone, 2017, p. 121.
[5] Idem., p. 125 et suivantes.
[6] Afro-américain de 17 ans, non armé, il a été tué en 2012 par Georges Zimmerman, alors chargé de la surveillance de voisinage dans une propriété de Sandford. Ce dernier a été acquitté en 2013 par un jury populaire qui a considéré qu’il était en situation de légitime défense.
[7] Vanessa Codaccioni, Légitime défense…, op.cit.
[8] L’Express, 22 novembre 2017.
[9] BBC News, « Muslim police stops more likely », 2 mars 2005.
[10] Laurent Bonelli, « Les caractéristiques de l’antiterrorisme français : parer les coups plutôt que panser les plaies », in Didier Bigo, Laurent Bonelli, Thomas Deltombe (dir.,), Au nom du 11 septembre. Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris, La Découverte, 2008, pp. 168-187.
[11] En décembre 2015, seules deux enquêtes préliminaires avaient été ouvertes par la section antiterroriste de Paris.
[12] Lila Charef, « Les conséquences de l’état d’urgence sur la société française », Colloque Etat d’urgence : usages contemporains et évolution des normes, Université Paris 8, 26 octobre 2017.
[13] “Les terroristes sont généralement musulmans”, Le Point, 22 février 2020.
[14] Dans les aéroports, comme aux frontières, les présumés musulmans, arabes et sud-asiatiques sont continuellement interrogés sur leurs convictions politiques, les associations qu’ils soutiennent ou leurs pratiques religieuses par les agents du ministère américain de la sécurité intérieure.
[15] Keith Guzik “Discrimination by Design : Data Mining in the United States ‘War on Terrorism”. Surveillance & Society, 2009, n°7, 1-17
[16] Sara Ahmed, Strange encounters.., op.cit.,, p. 23 et suivantes.
[17] Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Les Éditions du Seuil, 1952, p. 12.
[18] Judith Butler, « Endangered/Endangering : Schematic Racism and White Paranoia », in Robert Gooding-Williams (dir.,), Reading Rodney King, Reading Urban Uprising, New York, Routledge, 1993, pp. 15-22.
[19] Comme le demande la police londonienne à la population (Sebastian Larsson, « A First Line of Defence ?… », art.cité.
[20] Voir par exemple sur le site de l’Université Nice Sophia-Antipolis : « Prévention de passage à l’acte violents et signalement de comportements suspects ».
[21] Pierre Bourdieu a montré comment les sondages impose une problématique aux sondé.e.s, voire contraignent ces dernier à répondre à des questions qu’ils ne se seraient pas posés autrement (Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », in Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1984, pp. 222-235).
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