Cher Yanis Varoufakis,
Suite à votre article, « La Gauche Européenne après le Brexit », paru le 5 septembre 2016 sur Mediapart, nous avons souhaité engager une discussion avec vous en publiant à notre tour sur ce même média un article intitulé, « Désobéir à l’Union européenne : nous sommes d’accord avec vous Yanis Varoufakis », dans lequel nous vous posions un certain nombre de questions. Vous avez accepté de poursuivre ces échanges, ce dont nous vous remercions, en publiant toujours sur Mediapart un nouvel article, « Pourquoi j’ai signé l’accord du 20 février 2015 avec l’Eurogroup ? Quelle est la stratégie de Diem25 pour démocratiser l’Europe » en réponse aux questions que nous vous avions adressées.
Votre analyse appelle de notre part de nouveaux développements car nous pensons que cette discussion au sujet du bilan de premier gouvernement Syriza – dont vous avez été le ministre des finances jusqu’au 6 juillet 2015 – et particulièrement de la séquence qui a conduit de l’élection à la capitulation du 13 juillet, est d’une importance cruciale pour la mise en œuvre d’une politique alternative au néolibéralisme, et la sortie des peuples européens de la cage de fer de l’austérité.
C’est pourquoi nous répondons à notre tour à votre réponse et vous invitons à poursuivre ce débat autour de deux questions qui nous semblent essentielles : l’accord du 20 février 2015 et les alternatives possibles à cette époque pour le gouvernement.
1) L’accord du 20 février était-il un bon accord ?
Dans votre dernière contribution |1|, vous défendez notamment que l’accord du 20 février 2015 signé par les créanciers et le gouvernement grec, dont vous étiez alors ministre des finances, était un bon accord, et qu’il ne conduisait pas nécessairement à la capitulation du 13 juillet. Nous ne partageons pas cette analyse.
Pour vous, la signature de cet accord était une bonne chose pour deux raisons. D’une part, elle permettait de prolonger l’accord de prêt existant de quelques mois, ce qui témoignait que votre camp négociait de manière constructive et de bonne foi tout en vous permettant dans le même temps de préparer la rupture que la troïka était en train d’orchestrer. D’autre part, cette signature avait pour effet de détacher cet accord du Mémorandum et de « ses terribles conditions », pour reprendre vos propres mots, et vous donnait la possibilité de proposer votre propre liste de réformes. Vous prenez soin de souligner que vous n’aviez « pas pour mandat d’orchestrer un affrontement prématuré avec l’UE, avant d’avoir la possibilité d’obtenir un accord viable ». Enfin, vous insistez sur le fait que votre gouvernement n’avait pas non plus pour mandat de faire du Grexit son objectif mais de négocier un « new deal » pour la Grèce et, si ces négociations échouaient, d’être prêts à tout faire pour assurer la souveraineté démocratique de votre pays, « y compris accepter – s’il fallait en arriver là – que la Grèce soit poussée hors de la zone euro. »
Il ressort de vos propos que l’accord du 20 février n’était en réalité qu’un « affichage ». Le gouvernement de Tsipras pensait gagner quelques mois de répit pour préparer un affrontement avec l’UE qui vous paraissait inévitable et dont les institutions européennes avaient déjà posé les premiers jalons avec la BCE notamment.
En ce qui nous concerne, nous pensons que les autorités grecques n’auraient pas dû signer cet accord mais opter pour une autre position politique.
La première des raisons est que cet accord était manifestement incompatible avec le vote majoritaire des électeurs grecs du 25 janvier 2015 qui avait porté votre gouvernement au pouvoir |2|. Il était par exemple incompatible avec les engagements du « programme de Thessalonique » – qui avait constitué les mois précédents la principale référence politique de Syriza dans le discours adressé aux électeurs. Ce dernier affirmait que « nous nous engageons, face au peuple grec, à remplacer dès les premiers jours du nouveau gouvernement – et indépendamment des résultats attendus de notre négociation – le mémorandum par un Plan national de reconstruction, rigoureusement élaboré, et chiffré avec précision », et comportait des « mesures pour remédier à la crise humanitaire », des « mesures prioritaires pour la relance de l’économie », un « plan national de lutte contre le chômage et d’amélioration de la situation du marché du travail » et un « rétablissement institutionnel et démocratique du système politique ». Or aucune de ces mesures n’a été possible dans le cadre de cet accord, qui contredisait explicitement ces engagements, par exemple en acceptant que « Les autorités grecques s’engagent à s’abstenir de tout démantèlement des mesures et de changement unilatéraux des politiques et des réformes structurelles qui auraient un impact négatif sur les objectifs budgétaires, la reprise économique ou la stabilité financière, tels qu’évalués par les institutions ». Autrement dit, contrairement au sens manifeste du vote du 25 janvier 2015, cet accord du 20 février continuait de faire dépendre les mesures prises par le gouvernement non pas de la volonté du peuple grec, mais de celle des créanciers.
Le contenu de cet accord explicite les obligations de la Grèce à l’égard de la Troïka : en effet, le communiqué du 20 février mentionne à huit reprises des « engagements » de la Grèce. Par contre, les prescriptions sont quasi-inexistantes pour l’Eurogroupe, lequel « réitère son appréciation positive… », « prend acte de la demande des autorités grecques… », « se félicite de l’engagement pris par les autorités grecques… ». Les seuls engagements pris par l’Eurogroupe sont soit assortis de conditions draconiennes – par exemple les fonds de la réserve du Fonds hellénique de stabilité financière resteront disponibles mais ne pourront être utilisés « que pour la recapitalisation et le sauvetage des banques » – soit dénuées de caractère contraignant lorsqu’il est indiqué que « les institutions fourniront un premier avis… ». L’accord passé le 20 février 2015 était bien un accord inégalitaire qui laissait à la Grèce l’essentiel des obligations et qui a surtout permis de vérifier par la suite l’impasse d’une stratégie positive à tout prix dans le cadre de l’euro pour obtenir un accord viable et de l’illusion de croire pouvoir « négocier de bonne foi » avec la troïka. D’une part, comme vous avez pu amèrement le vérifier, vous n’aviez pas en face de vous des interlocuteurs loyaux et de bonne foi. D’autre part, le souci de gagner du temps a été surtout bénéfique aux riches familles grecques et aux grandes entreprises qui en ont profité pour faire sortir du pays des sommes considérables |3| ; ce qui a contribué à assécher les banques, d’autant que dans le même temps la BCE avait fermé ses robinets de liquidités.
L’accord du 20 février fut une défaite pour le gouvernement de la Grèce et sa population. Le reconnaître aurait été, et constitue toujours, une condition nécessaire pour tirer les leçons de cette expérience, et ne pas recommencer les mêmes erreurs.
2) Dès février 2015, il y avait des alternatives !
D’autres choix étaient possibles, selon nous. Ils n’étaient pas faciles mais nous pensons qu’ils pouvaient donner des moyens à la Grèce d’engager une première rupture avec les politiques d’austérité qui lui étaient imposées depuis des années et que l’accord du 20 février ne remettait pas en cause et qu’au contraire il reconduisait. Nous pensons que trois mesures d’urgence, fondées en droit et justifiées d’un point de vue démocratique, auraient pu et dû être décidées dès la mise en place du nouveau gouvernement.
a) Contrôler la circulation des capitaux
La première mesure consistait à mettre en œuvre un contrôle strict de la circulation des capitaux pour pallier les sorties d’argent considérables qui n’étaient pas justifiées par des échanges économiques. Mise en place seulement le 28 juin 2015, cette mesure aurait dû appliquée dès l’arrivée de Syriza au gouvernement, comme l’a reconnu James K. Galbraith |4|, mais Alexis Tsipras s’y est refusé car il considérait que cela constituait un premier pas irréversible vers la sortie de l’euro.
L’instauration d’un contrôle des capitaux constituait une remise en cause des traités européens et de toutes les restrictions aux mouvements de capitaux et aux paiements entre les États membres, mais aussi celles entre les États membres et les pays tiers en vigueur depuis le 1er janvier 1994. Or le gouvernement grec aurait pu se prévaloir de l’exception prévue par l’article 65 alinéa 1, b du chapitre 4 du Titre IV du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui définit les modalités qui permet aux États membres « de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique ». Le gouvernement grec aurait pu également invoquer le précédent chypriote, lorsque le 28 mars 2013 fut décidé la mise en place d’un contrôle des capitaux pour tenter de parer à un bank run, un dispositif qui restera en vigueur deux ans. Même le FMI considérait dans une note du 14 novembre 2012 que « la libéralisation des mouvements de capitaux comportait des risques » |5|. Cette institution admettait également qu’ « il n’y a […] aucune présomption que la libéralisation totale soit un but approprié pour tous les pays à toutes les époques » |6|.
b) Suspendre le paiement de la dette et engager un audit
La seconde initiative résidait dans la mise en place d’un moratoire sur le paiement de la dette publique dans l’attente des conclusions d’un audit dont l’objet était d’identifier si une partie de cette dette n’était pas illégale, illégitime, odieuse ou insoutenable. Rappelons que le cadre de programme gouvernemental de Syriza prévoyait la « renégociation des contrats de prêts et de la dette […] avec pour objectifs […] l’annulation de la majeure partie de la valeur nominale de la dette publique, de sorte qu’elle devienne viable, dans le contexte d’une « Conférence sur la Dette Européenne », […], l’instauration d’une « clause de croissance » dans le remboursement de la part restante de la dette, de façon à ce qu’il soit financé par la croissance et non par le budget, […], que soit accordé un délai de grâce, c’est-à-dire un « moratorium » pour son paiement […]. »
Engagés le 4 avril 2015, les travaux de la Commission pour la Vérité sur la Dette Publique Grecque ont établi que la quasi-totalité de la dette était illégale, illégitime, odieuse et insoutenable, et à ce titre n’avait pas à être remboursée. Le Gouvernement pouvait appuyer sa décision sur un ensemble de textes de droit, notamment l’article 103 de la Charte des Nations Unies, les articles 25, 26, 46, 52, 53, 56 et 69 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, l’article 25 du projet d’articles de la Commission de droit international et les articles 28 et 36 de la Constitution grecque. Ainsi, sachant que la satisfaction des droits humains fondamentaux doit être assurée avant le paiement de la dette, la Grèce aurait pu en toute légalité suspendre le paiement de sa dette avant d’envisager sa répudiation.
c) Reprendre le contrôle du système bancaire en socialisant les banques
Enfin, un troisième acte fort aurait consisté à reprendre le contrôle des banques. Dès 2012, le programme de Syriza prévoyait la nationalisation des banques et dans les propositions annoncées par Alexis Tsipras dans son discours inaugural du 3 janvier 2015 figuraient la création d’une banque publique de développement et de banques spéciales pour les PME. Ces propositions n’ont pas été suivies d’effets, le gouvernement grec a préféré faire le choix de se plier aux injonctions de la troïka et venir en aide aux banques privées. Or, au lieu de procéder en pure perte à des recapitalisations successives à coup de dizaines de milliards d’euros avec de l’argent public, sans pour autant se voir accorder un pouvoir de décision au sein des conseils d’administrations des banques renflouées par des fonds publics, le gouvernement grec aurait dû engager un processus de faillite ordonnée. Comme vous le relevez à juste titre, « organiser un processus de faillite pour les banques aurait impliqué de les nationaliser. » Or, c’était la solution qui s’imposait.
La doxa économique dominante refuse d’envisager cette éventualité qu’elle considère tout à la fois irréalisable et dangereuse. Pourtant, si l’on prend le seul exemple de la France, au 1er janvier 1946, le gouvernement nouvellement mis en place a procédé à la nationalisation des quatre grandes banques de dépôts et de la Banque de France. Plus près de nous, la loi de nationalisation du 13 février 1982 votée pendant le premier septennat de François Mitterrand plaça sous l’autorité de l’État 39 banques, ce à quoi il faut ajouter le transfert des actions de trois autres grandes banques au capital desquelles l’État ou des personnes morales de droit public étaient présents.
Or c’est précisément la mise en œuvre immédiate et simultanée de ces trois mesures qui aurait permis de mettre un premier coup d’arrêt aux politiques d’austérité dictées par la troïka au gouvernement grec. Le gouvernement grec n’était pas préparé à l’affrontement inévitable avec la troïka. Il a sous-estimé la déloyauté et de pugnacité des membres de celle-ci. Loin d’être une garantie pour lui, l’affirmation de son attachement inconditionnel à l’euro a été comprise comme la reconnaissance d’un asservissement et a fourni un moyen de chantage à ses adversaires. La capitulation du 13 juillet 2015 était déjà inscrite dans cette stratégie déficiente.
Enfin, dans la situation qui était celle de la Grèce au début de l’année 2015, le gouvernement d’Alexis Tsipras a commis l’erreur de s’isoler, de se couper de la population en privilégiant des réunions en comité restreint et des rencontres institutionnelles avec les représentants de la troïka. Le gouvernement chargé de mettre en œuvre une politique de gauche aurait dû rechercher activement, dès son élection et avant de signer quelque accord, l’appui de la population aussi bien en Grèce qu’en Europe ; ce qu’il na pas voulu faire. Il était pourtant nécessaire d’appeler à la mobilisation et à la solidarité, y compris pour peser face aux représentants de la troïka et des banques. En tant que ministre des finances de ce gouvernement, fort de l’aura qui était la vôtre, vous auriez pu, notamment, intervenir dans des rencontres publiques pour expliquer, relayer et intensifier cet appel à la mobilisation et à la solidarité, lesquelles auraient pu prendre une toute autre ampleur et qui auraient été de nature à initier une dynamique visant à changer les rapports de force en Grèce et en Europe.
Cher Yanis Varoufakis, il ne s’agit pas pour nous, vous l’aurez compris, de refaire l’histoire. Mais nous pensons que l’analyse de l’expérience grecque est d’une importance cruciale pour la réflexion stratégique des forces sociales et politique de la gauche en Europe. Ce qui est en question n’est rien moins que la possibilité d’une politique alternative au néolibéralisme et à l’austérité en Europe. Au vu d’un tel enjeu, nous estimons essentiel de poursuivre le débat que nous avons engagé en espérant que vous le souhaitiez aussi de votre côté.
Source : Blogue Mediapart
Notes
|1| http://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2015/02/150220-eurogroup-statement-greece/
|2| Du reste, cet accord a aussi marqué le coup d’arrêt des manifestations et mobilisations qui avaient repris début 2015 pour soutenir le gouvernement suite au coup de force de la BCE. Ce n’est que lors de la campagne pour le référendum du 5 juillet, qui a généré une grande ferveur populaire en suscitant de nouveaux espoirs, que les mobilisations ont ensuite repris. Sur cet aspect crucial pour évaluer les conséquences de cet accord, voir notamment en français : Stathis Kouvélakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale. Entretiens avec Alexis Cukier, Paris, La Dispute, 2015, p. 90 sq.
|3| On estime à plus de 50 milliards d’euros les sommes retirées des comptes en banque entre novembre 2014 et juin 2015.
|4| James Galbraith, Welcome to the Poisoned Chalice : The Destruction of Greece and the Future of Europe, New Haven, Yale University Press, 2016.
|5| FMI, « The liberalization and management of capital flows : an institution view », 14 novembre 2012, p. 11.
|6| FMI, « IMF Survey : IMF Adopts Institutional View on Capital Flows », 3 décembre 2012