Édition du 17 décembre 2024

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Monde du travail et syndicalisme

Entretien

Renaud Bécot : « Il existe une histoire écologiste propre au mouvement syndical »

Si l’écologie est devenue pour beaucoup un « marqueur de classe » des populations les plus aisées, instillant l’idée sous-jacente que les classes populaires mépriseraient la question environnementale, les organisations syndicales françaises se sont dès le 19e siècle mobilisées autour de préoccupations environnementales, portées par les travailleurs et les travailleuses comme par les riverains des installations industrielles.

20 février 2023 | tiré de mediapart.fr

Dans les années 1960 et 1970, de nombreuses alliances entre syndicats et mouvements écologistes se sont tissées autour de luttes contre les pollutions des industries pétrochimiques et nucléaires. Une histoire sociale oubliée qui résonne avec l’impératif actuel, en pleine lutte contre la réforme des retraites, de mieux articuler la question du travail à l’urgence climatique. Entretien avec Renaud Bécot, maître de conférences à Sciences Po Grenoble, qui travaille au croisement de l’histoire environnementale et de l’histoire sociale des mondes du travail.

Mediapart : Nous sommes en plein mouvement contre la réforme des retraites, et l’écologie semble complètement absente des discours syndicalistes, alors que l’on sait que travailler moins est bénéfique pour les travailleurs et les travailleuses comme pour la planète. Pourquoi, en pleine urgence climatique, cette dichotomie entre question sociale et question écologiste persiste encore dans le mouvement social ?

Renaud Bécot : Dans les marges du mouvement syndical, depuis le début de la mobilisation, quelques économistes proches d’Attac, comme Jean-Marie Harribey, ont essayé d’apporter des réflexions sur comment la lutte contre la réforme des retraites pouvait donner des points d’appui au mouvement écologiste.

On a vu aussi dans certains départements, notamment en Isère, des tracts qui assènent une critique écologiste de la réforme et des organisations comme Solidaires qui portent une partie de leur discours sur ce thème-là, même si ça reste relativement marginal et limité.

Mais le point commun de toutes ces expressions est que ce sont des discours ancrés dans le monde du travail et pas forcément codés comme écologistes. Ils citent la question de l’espérance de vie en bonne santé, qui a tendance à stagner et qui est notamment liée à des facteurs environnementaux. Ces discours parlent aussi de fiscalité et in fine de la nécessité de se délester de la logique de croissance, ou encore du sens du travail, une notion qui rejoint la question de la viabilité écologique de ce que l’on produit.

Le discours syndical majoritaire fait plutôt appel à des réflexes anciens qui reviennent sur comment se sont construits historiquement les systèmes de retraites. Ici, il est important de convoquer Bruno Trentin, syndicaliste italien dirigeant de la Confédération générale italienne du travail de 1988 à 1994, qui dans son ouvrage La Cité du travail, explique que le mouvement ouvrier en Europe occidentale s’est retrouvé pris au piège de ce qu’il appelle « l’horizon distributif du socialisme ».

Selon lui, après la Seconde Guerre mondiale, les syndicats ont simplement négocié la redistribution des points de croissance et invisibilisé dans ce cadre la question écologique, puisqu’il s’agissait davantage de compenser financièrement les préjudices environnementaux plutôt que de proposer des mesures de protection de l’environnement en soi.

La façon dont les systèmes de retraite ont été façonnés s’est largement moulée dans cette logique d’horizon distributif du socialisme. Et en période de crise, les organisations syndicales ont tendance à réactiver les discours les plus rodés sur la répartition des richesses.

Pourtant, vous dites que la volonté d’une convergence entre « fin du monde » et « fin du mois », entre justice environnementale et justice sociale, n’est pas une expérience récente dans l’histoire des mouvements sociaux et écologistes…

Il faut remettre en cause l’idée même de convergence, car elle instille l’idée de deux mouvement séparés. Or, dans des courants de pensée qui vont être fondateurs pour le mouvement ouvrier, les questions qu’on qualifierait aujourd’hui d’écologistes et de sociales sont étroitement liées.

C’est le cas de certaines parties du mouvement chartiste en Grande-Bretagne dans les années 1840, ou aussi des socialistes utopiques en France, chez qui il existe une réflexion sur la manière dont la production pourrait être développée de façon plus harmonieuse avec les équilibres naturels d’un territoire et libérée de l’aliénation du travail industriel.

Au 20e siècle, il y a eu toute une série de conflits contre des implantations industrielles qui ont transformé les sociabilités et les économies locales et qui ont été portés par les classes populaires. Dès 1810, des industries se sont implantées sur les rives de l’étang de Berre (Bouches-du-Rhône), troublant la pêche locale et occasionnant des plaintes des habitants du territoire.

Cela se poursuivra jusqu’à l’installation des premières raffineries de pétrole, au début des années 1930, qui donnera lieu de nouveau à des soulèvements des pêcheurs de ce territoire. Dans leurs discours, social et écologie sont intimement attelés car l’écosystème est transformé par l’industrie, entrainant des conséquences sur leurs activités de subsistance.

Plus récemment, dès la fin des années 1970, le mouvement pour la justice environnementale aux États-Unis s’est voulu d’emblée social et écologiste. Ce dernier déploie une critique des ONG environnementalistes dominantes à l’époque, à l’instar du Sierra Club, qui rassemblent les classes aisées blanches. Pour ce mouvement, la définition de l’environnement correspond non pas au besoin des Blancs et Blanches aisé·es d’avoir des espaces naturels vierges pour leurs loisirs, mais plutôt à ce les gens vivent au quotidien dans les quartiers populaires afro et latino-américains.

On le sait peu, mais si ce mouvement a une filiation avec les mobilisations des Noirs américains pour les droits civiques, il est aussi lié à des luttes syndicales dans les années 1960 et 1970 autour des pollutions de l’air et de l’eau causées par les raffineries de pétrole et les mines de charbon.

En France, dans les années 1960 et 1970, une partie du monde ouvrier s’est même mobilisée pour défendre une certaine forme de politique écologiste…

Il est en effet important de souligner qu’il existe une histoire écologiste propre au mouvement syndical, mais qui a été en grande partie oubliée.

Dans les années 1960, dans les réseaux du catholicisme social (la CFDT, la CFTC, les syndicalistes chrétiens adhérents à la CGT), émerge une réflexion qui deviendra le fondement du discours écologiste des organisations syndicales actuelles. Elle va s’articuler autour de la notion d’amélioration du « cadre de vie » qui va fédérer des syndicalistes, des membres de la Jeunesse ouvrière chrétienne, certains médecins et des associations populaires familiales.

Ce qu’ils entendent par cadre de vie est un environnementalisme populaire, et le terme est utilisé par la CFDT dès 1965 pour désigner l’émergence de formes d’urbanisme déshumanisant comme les grands ensembles, et qui débouchent sur des luttes populaires autour des quartiers ouvriers rasés et des pollutions industrielles.

Un événement particulièrement important pour le mouvement syndical est l’explosion de la nouvelle raffinerie de Feyzin en janvier 1966, au sud de Lyon. Cela se passe au moment où le pétrole devient l’énergie la plus consommée dans le mix énergétique français et où le futur quartier de grands ensembles des Minguettes, situé sur le plateau au-dessus de la raffinerie, est touché par les fumées toxiques.

Dès lors, les syndicalistes CFDT et CGT vont investir plus fortement les Comités d’hygiène et de sécurité des entreprises et y porter une critique forte de l’impact environnemental de l’industrie.

C’est sur ce socle du cadre de vie et de l’investissement syndical dans les Comités d’hygiène et de sécurité que vont s’opérer des jonctions entre mouvement écologiste et syndicats. Des ponts qui vont s’opérer localement avec des associations de riverains.

Comment se traduit alors dans les luttes cette jonction entre mouvement écologiste et syndicats ?

Une des luttes emblématiques est celle autour des implantations pétrochimiques au sud de Lyon, notamment sur le site de Pierre-Bénite, où il y a eu dans les années 1970 des explosions et des pollutions importantes qui vont conduire à des relations étroites entre syndicalistes et riverains.

Le discours porté collectivement est que l’avenir industriel du territoire doit être discuté par la population et que les substances produites dans les usines locales n’étant pas viables écologiquement, les travailleurs pourraient reconvertir ces productions. Cette lutte a été pionnière car elle a porté comme mot d’ordre la sanctuarisation de la santé des travailleurs et des riverains, une revendication qui refuse toute compensation financière des risques professionnels.

Deuxième exemple : la lutte des travailleurs immigrés des usines Peñarroya à Saint-Denis et à Lyon. Ces derniers manipulent du plomb et demandent dès 1971 le refus de toute compensation financière des préjudices en matière de santé. Cette mobilisation a été dans les années 1970 très popularisée, car elle a réussit à imposer une révision des protocoles de diagnostic des maladies professionnelles liées au plomb.

On peut aussi citer la question de l’amiante. On observe à l’époque plusieurs foyers de luttes synchrones comme celui de l’université de Jussieu à Paris en 1973 ou le combat des militants ouvriers de l’équipementier automobile Ferodo-Valeo à Condé-sur-Noireau (Calvados). Il y aussi la lutte des ouvrières de l’usine Amisol à Clermont-Ferrand, qui débouche sur les premiers collectifs autonomes de victimes, et celle des chantiers navals de Saint-Nazaire et de Nantes qui a fait évoluer la réglementation : en 1977, pour la première fois, dans le droit du travail, sont inscrites des valeurs limites d’exposition professionnelle à l’amiante.

Enfin, on peut citer le nucléaire. Après Mai-68, les ingénieurs du Commissariat de l’énergie atomique de Saclay ont obtenu le droit à une demi-journée banalisée pour permettre la discussion entre salariés. Pendant quelques années, des assemblées animées par des syndicalistes vont travailler la question des risques nucléaires et faire du lien avec les travailleurs de La Hague.

Cela est important pour comprendre pourquoi la CFDT va être une force déterminante à partir de 1974 pour nourrir la contestation du grand plan nucléaire civil de Pierre Messmer. Des relations se sont tissées alors entre la CFDT et les Amis de la Terre, jusqu’à organiser une grande campagne nationale contre le tout-nucléaire en 1977 qui a eu un retentissement médiatique très fort.

Pourquoi ces luttes syndicales écologistes se sont par la suite dénouées ?

En France, mais aussi dans d’autres pays industrialisés, le fait qu’il y ait eu une séquence importante de conflictualité au travail sur les questions de santé ouvrière a conduit une évolution de la réglementation de la santé au travail.

Mais paradoxalement, sur le cas de l’amiante par exemple, certains syndicalistes ont perçu dans le décret de 1977 instaurant des valeurs limites d’exposition professionnelle un mouvement de progrès qui pourrait amener à terme à la suppression de toutes les substances toxiques. Les syndicalistes ont alors passé énormément de temps, au détriment du travail syndical de base, à développer une contre-expertise pour montrer la dangerosité des produits, et à s’engager dans les commissions nationales qui définissent les contours des maladies professionnelles.

Un autre facteur est lié à l’avènement d’un gouvernement socialiste en 1981. Les syndicalistes CFDT ont alors été recrutés par la toute nouvelle Agence française pour la maîtrise de l’énergie (l’ancêtre de l’Ademe, l’actuelle agence de la transition écologique). Des gens comme Michel Rolland, numéro 2 de la CFDT dans les années 1970, se sont retrouvés dans cette organisation avec le sentiment qu’ils pourront depuis cet endroit infléchir le développement du nucléaire. Mais ils ont rapidement déchanté, l’exécutif socialiste réaffirmant vite la politique nucléaire de la France.

Enfin, les organisations patronales ont milité pour que les compétences environnementales ne puissent pas atterrir dans les Comités d’hygiène et sécurité des entreprises pour couper tout pont entre droit du travail et droit à l’environnement. Plus localement, dès 1978, les industriels ont renforcé leur communication auprès de la presse régionale, des élus locaux et des habitants, pour affirmer que sans leurs installations, leur territoire ne se serait pas modernisé. C’est une façon pour eux de gouverner la critique et de désamorcer tout discours protestataire.

Comment a émergé la question climat au sein des organisations syndicales ?

Le mouvement altermondialiste a joué un rôle important sur les syndicats pour appréhender la question climat, que ce soient ceux qui ont participé à la fondation d’Attac comme la CGT, Solidaires ou la FSU, ou ceux qui se sont engagés dans les Forums sociaux mondiaux ou européens, des lieux qui ont été des espaces d’échanges importants entre militants syndicalistes et ONG écologistes.

Un basculement s’est opéré à partir de 2006, année où une assemblée internationale a été convoquée par la Fédération internationale des syndicats et l’Organisation internationale du travail, et où l’on va commencer à parler d’« emplois verts ».

La mobilisation actuelle peut créer à la marge des espaces d’échanges entre écologistes et salariés des raffineries

De là, certains syndicalistes s’emparent de cette question écolo et s’engagent dans la préparation du contre-sommet climat de la COP15 de Copenhague en 2009. Cela va être un moment important pour des syndicalistes français qui vont investir la problématique du climat et que l’on va retrouver ensuite par exemple dans les mobilisations en soutien à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes.

L’autre moment charnière, c’est la COP21 de Paris en 2015, où des syndicalistes se sont investis dans l’organisation du contre-sommet et infusent, à l’intérieur de leur organisation syndicale, le fait qu’il pourrait y avoir des revendications environnementales à porter de façon de plus nette.

Depuis 2020, ce qui me semble transformer l’action syndicale sur les questions environnementales, c’est l’alliance Plus jamais ça ! qui regroupe syndicats et associations écolo autour de combats comme la sauvegarde de la seule usine de France à produire du papier recyclé, à Chapelle-Darblay, près de Rouen, ou le soutien à la grève menée par les raffineurs de TotalEnergies de Grandpuits (Seine-et-Marne) pour dénoncer le greenwashing et la casse sociale de l’entreprise.

Des alliances pourraient-elles selon vous se créer entre les travailleurs du pétrole et les écologistes dans le cadre du mouvement contre la réforme des retraites ?

Il y a un point important à souligner par rapport à ce qu’on a vu ces dernières années : les discours de mouvements écologistes sur les salariés des industries pétrolières ou les discours de travailleurs du pétrole sur les mouvement écolo sont souvent des projections de ce que voudraient les uns et les autres, mais il existe une réelle difficulté à ce qu’il y ait simplement dialogue entre les deux.򽖏
Ce moment actuel de mobilisation, et on l’a vu un peu durant le mouvement contre la réforme des retraites de 2010 ou lors des Gilets jaunes, peut créer à la marge des espaces d’échanges entre des écologistes et des salariés des raffineries.

On verra dans les semaines prochaines si sur les piquets de grève des raffineries les syndicats invitent les écologistes à venir discuter.

Mickaël Correia

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