Il faut faire attention à ne pas adopter une perspective réductrice des participants mobilisés à travers le convoi de la liberté. Certes, la perspective de l’extrême droite est emblématique du mouvement, mais on y retrouve aussi d’autres perspectives certaines aussi extrémistes gauchistes (anarchistes pour la justice sociale) et d’autres issus d’une vision plus personnelle.
Cela dit, force m’est de constater qu’il devient beaucoup plus difficile d’avoir une perspective nuancée et d’entretenir des débats de profondeur sur les questions sociales qui nous touchent dans un climat politique polarisé. Nous devons être pour ou contre, choisir son camp. Pour ou contre la science ? Pour ou contre les mesures de protection de l’environnement ? Pour ou contre la protection de la santé des plus vulnérables de la société ? Pour ou contre la liberté individuelle ? Ces questions sont absurdes et en l’absence de débats publics, on choisit son camp.
Face à cette crise politique, il est d’autant plus important de se doter de repères, de cadres, afin de comprendre les enjeux dominants et sous-jacents qui propulsent de l’avant les mouvements sociaux, qu’ils soient ceux menés par la gauche ou la droite. Dans ce commentaire, je vais illustrer les enjeux dominants de deux mouvements sociaux récents et toujours au combat : le mouvement éco-anarchiste en Colombie-Britannique et sa posture face à la coupe des forêts anciennes et le Convoi de la liberté.
Le mouvement éco-anarchiste en Colombie-Britannique
Alors que du point de vue des valeurs constitutives, les deux mouvements ne peuvent être plus opposés l’un face à l’autre, ils partagent certains attributs. Par exemple, les deux mouvements adoptent une posture anti-gouvernementale, d’une part anarchiste et d’autre part libertaire. De façon marquante, les deux mouvements ont aussi su capter l’imaginaire de citoyens autrement modérés - élément clé des mouvements sociaux d’envergure. Alors que les résultats demeurent en suspens, les tactiques extrémistes, dans les deux cas, ont suscité des réactions rapides de la classe politique.
La bataille la plus récente contre l’industrie forestière en Colombie-Britannique se joue (encore) à 45 minutes de chez-moi. L’occupation des routes forestière à proximité de Fairy Creek a débuté en septembre 20201. Ce mouvement contre la coupe de la forêt pluviale ancienne du bassin versant de Fairy Creek a débuté avec quelques membres des défenseurs des terres (traduction libre) autochtones locaux et d’un groupe nommé Rainforest Flying Squad formé d’éco-anarchistes anti-État. Graduellement, ce mouvement a pris de l’ampleur et a su mobiliser des militants contre le néolibéralisme, des jeunes en quête d’aventure et aussi des environnementalistes, plutôt réformistes, en plus de militants des droits ancestraux autochtones qui tous sont en faveur de la protection des forêts anciennes.
Le regroupement Rainforest Flying Squad a mobilisé des milliers de personnes qui se sont investis à faire la garde des chemins forestiers afin de bloquer l’accès aux travailleurs forestiers et à se faire arrêter par la police. Malgré que la bataille n’est pas achevée à leurs yeux, leur action a mené à un moratoire de 2 ans imposé sur la coupe des forêts anciennes en Colombie-Britannique. Les divers théoriciens des mouvements sociaux nous disent qu’afin de mobiliser des gens, il faut d’abord mobiliser les coeurs (pensez au bébé phoque de Greenpeace à titre d’exemple) et la campagne de Fairy Creek n’a pas fait exception2.
Tournons-nous sur le Convoi de la liberté.
Celui-ci se voit représenter des idéaux de l’extrême droite libertarienne qui vont bien au-delà des griefs liés à la pandémie. À la fois, d’autres participants au convoi sont anarchistes mais avec des idéaux qui se veulent liés à une justice sociale, une vision qui préconise un état corrompu et incapable de produire autre chose que des règlements qui ne font que renforcer l’oppression du peuple. Au même titre, il y a monsieur et madame tout le monde qui en a ras le bol de tout ça : qu’on en finisse avec ces restrictions.
Les valeurs en présence au Convoi de la liberté nous permettent de discerner que les partisans semblent s’entendre sur l’importance de la réduction du rôle de l’État (voir son élimination), le droit à la vie privée et à l’exercice de ses libertés individuelles. Dans l’immédiat, cette requête s’applique à l’élimination des mesures sanitaires. Alors que l’extrême droite et les anarchistes ne définissent pas le problème de la même façon en temps normal, dans le contexte des mesures sanitaires, ils l’identifient clairement comme étant l’oppression de l’État par l’imposition des mesures sanitaires. La solution est simple : éliminer les mesures sanitaires établies. L’attrait du mouvement est qu’il valorise l’idée de la liberté et du droit individuel et pour certains une reconnaissance de droits acquis (un constat d’avoir perdu quelque chose, par exemple le privilège de l’homme blanc). Dans un contexte économique d’endettement généralisé, ce sentiment peut résonner chez plusieurs.
Les voix d’extrême droite du Convoi de la liberté, dans leur paternalisme, aux teintes racistes et leur appropriation de la terminologie liée au choix par rapport à la maternité - pensons aux pancartes qui proclament “Freedom to choose” - a fait des gains de cause impressionnant en quelques jours seulement. Les provinces éliminent pour la plupart les restrictions sanitaires.
Que conclure ?
Que conclure de tout cela ? D’abord, alors qu’il existe un parallèle à établir avec l’emploi des mesures extrêmes afin de susciter une action de l’État, il est injuste et inapproprié de comparer les requêtes d’équité environnementale des éco-anarchistes au racisme de l’extrême droite. Là où le parallèle est intéressant est par rapport aux tactiques employées. Les militants n’ont pas espoir que l’État les entendra sans usées de celles-ci. Qu’est-ce que cela indique par rapport à la perception citoyenne de la disposition de l’État par rapport à l’écoute de ses besoins ? Cette situation illustre la précarité de la notion d’État et de démocratie. Ces notions doivent évoluer si l’on désire qu’elles nous servent adéquatement comme citoyen. De mon côté ? J’ai fait tous les efforts possibles afin de soutenir ma collectivité durant cette pandémie. Maintenant ? J’ai soif d’une discussion approfondie avec une perspective à long terme loin des rhétoriques extrêmes et polarisantes.
Pascale Knoglinger,
24 février 2022
Ditiida, en Territoire Pacheedaht (Colombie-Britannique)
Notes
1. https://www.cbc.ca/news/canada/british-columbia/fairy-creek-blockade-election-1.6161196
2.Creed, W.E.D, Scully, M., Austin, J. (2002). The tailoring of legitimating accounts and the social construction of identity. Organization Science. 13(5). Pages 475-496.
Réaction
À nous aussi de vous remercier, Pascale Knoglinger, d’avoir partagé vos commentaires qui permettent d’apprécier les nuances que vous apportez avec doigté dans votre article intitulé « Réflexion critique sur l’engagement citoyen et la polarisation socio-politique actuelle ». Votre démarche démontre à quel point un même débat peut favoriser la mise en commun d’idées en provenance de différents horizons. Vous avez raison de critiquer la bipolarisation coutumière, car la diversité des points de vue rend caduque ce type de classification. Au fond, tout n’est pas entièrement noir ni complètement blanc ; des nuances persistent dans l’interprétation des mêmes idéaux, des mêmes valeurs, et cela fait penser à cette citation soutirée de l’ouvrage La Mésentente de Jacques Rancière (1995, p. 12) : « La mésentente n’est pas le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de blancheur ». Et oui, l’État et la démocratie, tels qu’ils sont connus, reçoivent leur part de reproches, justement parce qu’ils ne représentent pas totalement le monde d’aujourd’hui et suscitent des ambiguïtés sur leur « blancheur ». Dans tout régime s’expose toutefois une idéologie qui aspire à préserver sa place, sans renoncer à quelques adaptations pour y parvenir. Voilà à quel point vous avez aussi raison lorsque vous exprimez votre « soif », dans le sens du besoin « d’une discussion approfondie avec une perspective à long terme loin des rhétoriques extrêmes et polarisantes » ; autrement dit, voilà aussi pourquoi vous n’êtes pas seule à avoir « soif ». Or, si l’État est un outil, devons-nous absolument envisager de le re-fabriquer entièrement ou serait-il préférable de remettre en question, du moins au départ, la manière dont il est utilisé, à savoir la conception à partir de laquelle on en fait usage de cette façon ? Car il ne suffit pas de remplacer des dirigeant.e.s par des adeptes du prétexte voulant que la seule véritable et valable utilisation de l’outil-État soit celle de leurs prédécesseur.e.s. Approfondir la discussion, comme vous le suggérez, revient effectivement à redéfinir nos conceptions du « vivre ensemble », ce qui suppose aussi de vouloir changer l’utilisation de l’outil-État, et ce, en espérant atteindre une meilleure équité. Alors, soyez assurée que nous apprécierons participer à cette discussion.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
27 février 2022
11h20
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