Pourquoi assiste-t-on au retour des famines en Afrique orientale ?
Près de 20 millions de personnes menacées par la faim, 1,4 million d’enfants en danger de mort, et des milliards de dollars à dégoter pour répondre à l’urgence. Depuis la fin février, plusieurs représentants onusiens, dont le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), António Guterres, tentent d’alerter au sujet de la famine qui frappe le Soudan du Sud et inquiète trois autres pays : la Somalie, le Nigeria et le Yémen. Dernière déclaration en date, un appel à une mobilisation pour « éviter le pire » en Somalie où la moitié de la population a besoin d’une aide humanitaire d’urgence. « Nous avons besoin d’un soutien massif de la part de la communauté internationale pour éviter une répétition des événements tragiques de 2011 », a ainsi alerté ce mardi António Guterres, après s’être entretenu à Mogadiscio avec le nouveau président somalien, Mohamed Abdullahi Mohamed.
« Nous sommes confrontés à une tragédie. Nous devons éviter qu’elle ne se transforme en catastrophe. Cela peut être évité si la communauté internationale prend des mesures décisives », avait par ailleurs averti le diplomate lors d’une conférence de presse à New York le 22 février. La veille, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) ainsi que le Programme alimentaire mondial (Pam) déclaraient en effet l’état de famine dans deux comtés de la région d’Unité dans le nord du Soudan du Sud. Selon ces deux agences, dans ces deux zones, « l’insécurité alimentaire s’est aggravée pour atteindre des niveaux sans précédent », affectant directement 100 000 personnes. Au total, 4,9 millions de Sud-Soudanais – soit bientôt la moitié de la population – ont également de graves difficultés à s’approvisionner en nourriture, a précisé la FAO. Une situation que l’on n’avait plus vue depuis la famine de l’été 2011 en Somalie, causé par une importante sécheresse.
C’est quoi, une famine ?
Comment expliquer la récurrence d’un tel fléau, notamment dans cette région du monde ? Selon le Larousse, une famine s’entend comme le « manque presque total de ressources alimentaires dans un pays, une région, aboutissant à la mort ou à la souffrance de la population ». Qu’elles qu’en soient les causes, l’histoire (antique, médiévale, moderne ou contemporaine) regorge d’épisodes de disettes plus ou moins mortelles. Il y a bien sûr la grande famine de 1693 due aux intempéries (1 300 000 morts en France selon l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie), la grande famine irlandaise de 1845 à 1849 due à un parasite sur les pommes de terre,l’Holodomor soviétiquede 1932 et 1933 pour affamer les Ukrainiens (6 à 8 millions de morts) ou la famine darwiniste en Corée du Nord entre 1995 et 1999.
Dans nos temps plus contemporains, la famine est le niveau ultime de l’échelle IPC (cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire) établie par les Nations unies. Cependant, cette situation dite de « catastrophe » alimentaire n’est pas à confondre avec des problèmes plus généraux de sous-nutrition qui touchent 795 millions d’individus dans le monde selon les derniers chiffres, en recul, du Programme alimentaire mondial. « La différence ici, c’est qu’on est dans une urgence pour laquelle il faut agir rapidement, explique Serge Breysse, directeur du département expertise et plaidoyer d’Action contre la faim. Néanmoins, ces pays [le Soudan du Sud et la Somalie, ndlr] connaissent des crises alimentaires depuis très longtemps. »
Selon l’humanitaire, les raisons qui ont pu conduire à l’état actuel de famine ou de quasi-famine dans la corne de l’Afrique, au Yémen et au Nigeria sont « multiples ». Il pointe en premier lieu les fortes inégalités sociales et la pauvreté, « responsables de la malnutrition aiguë », des systèmes de santé défaillants ensuite, les conséquences d’El Niño (et sa petite sœur La Niña) sur les récoltes, le changement climatique, l’avancée de la désertification, la mauvaise gouvernance agricole, les déplacements de population, des Etats fragiles et déstructurés, les conflits armés, etc. « En Somalie, il n’y a plus d’Etat fonctionnel depuis 1991 tandis qu’au Yémen, on est entré dans la deuxième année du conflit, en plus d’un embargo sur les armes qui condamne le pays a importé 90% des biens alimentaires. Cela met le pays dans une situation de dépendance et d’urgence », déplore le médecin d’Action contre la faim.
Des zones inaccessibles aux humanitaires
Mais attention à ne pas généraliser, prévient Pierre Mendiharat, directeur des opérations pour Médecins sans frontières (MSF), une ONG créée initialement pour apporter l’aide aux populations affamées du Biafra en 1971. « Ici, on parle d’une zone très hétérogène, en réalité ce sont quatre zones très différentes », observe-t-il. Pour l’humanitaire de MSF, si cette « crise est liée à une conjonction de facteurs », elle touche d’abord des zones de conflit où, qui plus est, « il est difficile de travailler pour les ONG de secours » « Le Yémen, la Somalie, le Soudan du Sud : ce sont des pays en guerre depuis longtemps. Au Borno [nord du Nigeria, ndlr] par exemple, les guérillas comme les forces gouvernementales vivent des prédations auprès des populations avec le blanc-seing des autorités », observe Pierre Mendiharat.
« Ces crises ne sont pas sorties de terre du jour au lendemain », rappelle Laura Garel, porte-parole d’Oxfam France pour le bassin du lac Tchad. L’humanitaire rappelle que, depuis 2014, le conflit entre l’armée régulière et Boko Haram s’est intensifié, plongeant la région dans la violence et l’insécurité,une situation que MSF qualifiait cet été de « catastrophe humanitaire ». « Le problème principal, c’est l’accès des humanitaires à ces zones au bord de la famine. Dans le nord-est du Nigeria, en raison de la présence de Boko Haram, certaines zones sont inaccessibles », poursuit Laura Garel. Résultat, selon l’ONG, 400 000 personnes vivraient dans des conditions de famine – des chiffres qui pourraient doubler d’ici à l’été. Par ailleurs, le conflit s’est étendu aux pays voisins au Niger, au Tchad et au Cameroun, où plus de 2,6 millions de personnes, dont 1,5 million d’enfants, ont quitté leur foyer en quête de sécurité, rajoutant de l’urgence à l’urgence.
« C’était archi-évitable »
Ces nouvelles catastrophes de la faim auraient-elles pu être évitées ? A cette question, réponse en chœur des humanitaires : pas de fatalité. Pour Laura Garel par exemple, « la communauté internationale a mis du temps à réagir à cette crise ». La représentante d’Oxfam souligne en revanche que les promesses de financements de l’aide humanitaire annoncées à laconférence humanitaire d’Oslo fin février, quoique insuffisantes, « montrent un regain d’intérêt » global sur la question de la faim. « Dans un monde mondialisé, si vous n’avez pas de conflit ; vous n’avez pas de famine. De plus, dans aucun de ces quatre conflits où les belligérants sont jusqu’au-boutiste, il n’y a eu de négociations de paix. C’était donc archi-évitable », plaide, lui, Pierre Mendiharat, de Médecins sans frontières.
« Sans nier l’impact du climat, quand on laisse une pénurie s’installer, c’est toujours parce que le processus d’assistance a été enrayé », affirme pour sa part Sylvie Brunel (1), géographe à Paris-IV, spécialiste des politiques de développement. L’auteur de Famines et politique soutient que « certains mouvements ou gouvernements ont laissé pourrir la situation » contrairement à d’autres Etats mieux « organisés et capables de gérer » comme cette fois-ci le Kenya ou l’Ethiopie. Des raisons politiques et géopolitiques à ce nouvel épisode de famine, en somme. Et de citer, pour conclure, le Prix Nobel d’économie indien Amartya Sen (2) : [« La prévention des famines met en jeu des mesures si faciles que la véritable énigme tient à ce qu’elles continuent de sévir. »
(1) Plaidoyer pour nos agriculteurs. Il faudra demain nourrir le monde (éd. Buchet Chastel ; 2017).
(2) Un nouveau modèle économique. Développement, justice, liberté (éd. Odile Jacob ; 2000