Édition du 19 novembre 2024

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Crise économique

Grèce

Politique, bureaucratie et « état d’urgence »

Le premier argument rhétorique desdits « responsables politiques » est celui précisément de « l’état d’exception » : l’urgence et la radicalité des réformes exige impérativement, d’après eux, la mise sous tutelle de tous les mécanismes délibératifs et de négociations – qui risquent de retarder ou d’entraver l’application des réformes – au profit de la seule « décision souveraine » qui appartient à la sphère de l’exécutif, ce qui revient à déclarer explicitement le pays en « état de siège ».

Depuis les travaux pionniers de Max Weber, la bureaucratie a fait l’objet d’innombrables recherches en tant qu’institution moderne rationnelle – rationalité bureaucratique. Sans revenir sur cette vaste thématique qui préoccupe la sociologie et la politologie, retenons, parmi d’autres paramètres, deux de principales caractéristiques de l’institution bureaucratique : 1) la séparation radicale qu’elle opère entre les « moyens » et les « fins » et 2) son irrésistible propension à traduire/réduire tout problème social, politique ou économique en une question purement technique à résoudre.

Autrement dit, indifférente aux finalités et aux conséquences des décisions qu’elle exécute docilement, elle n’a de cesse que de désocialiser et de dépolitiser en permanence les enjeux des rapports sociaux afin de les ramener à sa propre sphère : celle de « moyens » – la rationalité instrumentale. Elle ne peut voir le « monde » et la « société » que comme une « classe de problèmes techniques » à résoudre.

De ce dispositif tout aussi structurel que mental, découle bien évidemment l’irresponsabilité sociale et politique de l’institution elle-même et du bureaucrate en tant qu’individu. Et cette irresponsabilité est légitimée, aussi bien au niveau de la conscience qu’au niveau politique, par la prétendue « neutralité axiologique » des moyens mis en œuvre dans tout calcul rationnel. Aussi, l’unique critère pour la pleine satisfaction du bureaucrate parfait, du bureaucrate heureux, est celui du « travail bien fait ».

Cette réduction de soi (du bureaucrate) au statut d’un pur moyen n’est possible que par réduction de l’ « autre » à ce même statut : le bureaucrate ne peut voir l’autre, ici l’usager, devenu à présent simple « client », qu’à travers son propre miroir : pur moyen pour atteindre un but. Il n’est pas nécessaire d’être philosophe ou sociologue pour voir dans cette configuration institutionnelle le paroxysme de la réification de l’homme et de la société. Rien n’est plus étranger à la bureaucratie que la maxime morale qui nous oblige à « ne jamais considérer soi-même et les autres comme un pur moyen, mais seulement et toujours comme une fin ».

Les théoriciens classiques de l’Etat moderne – Etat de droit fondé sur le principe démocratique – étaient conscients de cette spécificité de la bureaucratie et de ses dangereuses potentialités. Aussi, avaient-ils pris soin, au moins sur le plan théorique, à séparer la sphère « Bureaucratique » (administration réglementée et dépersonnalisée des rapports entre citoyens et autorités) de la sphère « Politique » (lieu de délibérations sur les finalités du vivre ensemble).
Nous savons toutefois que sur le plan de l’évolution concrète de nos sociétés, non seulement cette séparation et cet équilibre « théoriques » n’ont jamais été respectés mais qu’au contraire, une tendance lourde, liée à la logique même du système, poussait irrésistiblement à rendre les frontières entre ces deux sphères particulièrement poreuses jusqu’à leur confusion, si ce n’est, parfois, leur fusion intégrale.

Nombre de phénomènes des trois dernières décennies témoignent de ce processus de réduction drastique de la sphère politique à la sphère bureaucratique, réduction qui a comme conséquence inévitable la transformation tout aussi drastique du « personnel politique » – issu pourtant des urnes – en une élite de « fonctionnaires » et de « bureaucrates » zélés. La déferlante du néolibéralisme, et singulièrement la vaste et brutale politique d’austérité mise en œuvre actuellement dans tous les pays, poussent à son paroxysme ce double mouvement structurel. En dehors des dégâts et des coûts humains que provoque la sauvagerie néolibérale, ce processus de transformations institutionnelles ne peut qu’affecter, à terme, les fondements mêmes du système démocratique et de l’Etat de droit.

La « sphère délibérative » (à la fois espace conflictuel et lieu d’élaboration de la volonté collective et des finalités de la maison commune) dépérit de plus en plus au profit de la seule « sphère décisionnelle » et de son outil par excellence, l’exécutif (gouvernement) et l’administration (bureaucratie). Elaborée par le juriste nazi Carl Schmitt dans les années 1920 et 1930, la théorie « décisionniste » d’après laquelle « est souverain celui qui décide de l’état d’exception », fait aujourd’hui retour aussi bien chez les intellectuels qu’au niveau de stratèges néolibéraux. Elle s’inscrit déjà à grands pas dans les réalités institutionnelles et politiques.

De fait, l’application du vaste programme de réformes néolibérales imposées par le FMI la BCE et la Commission européenne entraîne, dans tous les pays concernés, la déclaration de facto d’un « état d’urgence », d’un « état d’exception ». L’ « exception » devient ainsi la « règle ». On s’oriente à terme vers des systèmes et des régimes formellement démocratiques, autoritaires quant au fond, mis sous tutelle par les impératifs de la mondialisation néolibérale. Et ce mouvement s’observe aussi bien dans les « veilles démocraties » que dans les démocraties plus récentes.

Tous les pays européens sont confrontés, à de degrés variables, à cette tendance lourde, mais il y en a un qui excelle aujourd’hui par ses performances dans ce processus de réduction accélérée du « politique » au « bureaucratique » et, consécutivement, dans la transformation brutale de ses « responsables politiques » en simples « fonctionnaires » et « bureaucrates » zélés. C’est la Grèce, le maillon le plus faible précisément de la chaîne néolibérale [1]. Rien de plus révélateur à cet égard que le type de discours publics et de rhétorique des responsables gouvernementaux, socialistes de surcroît, pour « présenter », « expliquer » et « justifier » l’avalanche de réformes dictées par le FMI, la Banque Centrale Européenne et la Commission du même nom : réformes du système des pensions, de la Sécurité sociale, des Services publics, de la Santé, de l’Education, du réseau banquier, etc. [2]

Le premier argument rhétorique desdits « responsables politiques » est celui précisément de « l’état d’exception » : l’urgence et la radicalité des réformes exige impérativement, d’après eux, la mise sous tutelle de tous les mécanismes délibératifs et de négociations – qui risquent de retarder ou d’entraver l’application des réformes – au profit de la seule « décision souveraine » qui appartient à la sphère de l’exécutif, ce qui revient à déclarer explicitement le pays en « état de siège ».

Cette rhétorique catastrophiste et apocalyptique du parti socialiste au pouvoir a été adoptée aussi, sans délais, par le principal parti de l’opposition de droite ainsi que par le parti de l’extrême droite sans parler bien évidemment de la majeure partie des médias qui font leur beurre en cultivant peurs et paniques : « Le naufrage ou la soumission, il n’y a pas d’autres voies, choisissez », « l’apocalypse ou l’obéissance, il n’y a pas d’autres solutions, choisissez »… Le Premier ministre socialiste déclarait récemment à la presse grecque et étrangère : « Je suis triste de devoir prendre des mesures qui pénalisent tous ceux qui n’ont aucune responsabilité dans la crise actuelle, mais c’est ainsi, il y a de moments où des décisions dures et graves doivent être prises » !

Les discours des ministres du gouvernement précédent de droite – dont la politique sauvage a mis à sac l’économie du pays et ses finances publiques –, excellaient, il y a à peine quelques années, par leur cynisme brutal et l’arrogance abjecte des vainqueurs. S’ils ne relèvent pas de ce même cynisme – encore que…–, les discours du « socialiste » Papandréou et de ses ministres, relèvent en revanche, froidement, de la froideur du « fait accompli » et de la « décision souveraine » du Prince ! Il n’y a qu’à entendre les discours des ministres grecs les plus impliqués dans le train de réformes néolibérales en cours (ministres de l’économie, du travail, des finances, et de la santé), pour avoir littéralement froid au dos.

Suivons leur « raisonnement » et leur « rhétorique ».

Premier temps : sourds aux tumultes de la rue, insensibles aux souffrances et aux sacrifices imposés à la majeure partie de la population grecque, et singulièrement aux plus démunis, ils entonnent la cascade de mesures et de décisions prises dans les termes de la plus plate rhétorique technocratique et gestionnaire : « La crise est », « c’est un fait ». « Le déficit public est », « c’est un fait », « la dette publique explose », « c’est un fait » « Il n’y a rien d’autre à faire que de réduire les salaires, les pensions, les dépenses publiques, augmenter la TVA etc., », « c’est un fait ». Ces quatre « faits » ont, dans la tête desdits responsables gouvernementaux, la puissance de « faits accomplis », mieux, de « faits naturels », au sens strict du terme, c’est-à-dire des « faits » indépendants de la volonté humaine et des choix qui peuvent faire l’objet de délibérations. Ils échappent par conséquent à toute discussion, à toute mise en question, à toute contestation possible.

Deuxième temps : tous ces « faits » qui se connectent avec une foule d’autres « faits » considérés tout aussi « naturels » que la rotation de la terre sur elle-même – orthodoxie monétaire, privatisations, dérégulation du marché et du travail, compétitivité, flexibilité, colonisation par le capital des secteurs d’activités qui lui échappaient jusqu’ici, marchandisation de la santé et de l’Education, économie et souverainetés étatiques mises à la disposition des aléas de la Bourse, agences de cotation, tests d’endurance du système bancaire, etc., –, tous ces « faits » posent des « problèmes », des problèmes immenses, qu’il faut résoudre toutes affaires cessantes. Il faut transformer les sociétés, vaincre leurs prétendues inerties et leurs réelles résistances afin de les « harmoniser » avec ces « faits naturels ». Pour ce faire, il faut des « décisions souveraines », des décisions en « état d’urgence ».

Troisième temps : « La mondialisation néolibérale est », « il n’y a rien à faire », « c’est un fait » – fait « naturel » lui aussi. Dans ces conditions, mondialisation néolibérale d’une part, « état d’urgence » de l’autre, la « décision souveraine » relève en tout premier lieu des instances supranationales, FMI, BCE et Commission européenne (CE). Inutile de préciser que les deux premières institutions ne disposent d’aucune légitimité démocratique-élective. Quant à la troisième, la Commission européenne, le simulacre du « contrôle » qu’exercerait sur elle le Parlement du même nom, n’est plus à démontrer. On l’a vu, entre autres, avec l’adoption du dernier Traité et lors de la deuxième nomination à sa tête de l’inénarrable Barroso, ce pitre du néolibéralisme.

Quatrième temps : les décisions ainsi dictées doivent être appliquées, exécutées sur le champ. C’est le sens du fameux « Mémorandum » signé il y a quelques mois entre le gouvernement grec d’une part, le FMI, la BCE et la CE de l’autre. Les parlements nationaux deviennent alors des simples « chambres d’enregistrement » – s’ils renâclent, on passe de force, s’il y a des manifestations et de mobilisations on fait la sourde oreille et/ou on réprime ; quant aux gouvernements nationaux, ils se comportent comme de dociles organes d’exécution.

Et c’est ici que l’ « homme politique » se mue purement et simplement en bureaucrate type, en technocrate, adoptant le fond et la forme de l’agir bureaucratique tel que nous l’avons décrit plus haut :
1) il sépare radicalement les « moyens » et les « fins » – en tant que bureaucrate, il est l’homme des seuls « moyens », les « fins » non seulement lui échappent, mais il se donne pour règle expresse de s’abstenir de toute évaluation les concernant et
2) partant de cette visière réductrice, il ramène toute question, sociale, politique, économique, etc., à un « problème » purement technique à résoudre – en tant que bureaucrate, il est l’homme de procédures quantitatives : calculer, compter, dénombrer, gérer des flux et des reflux, réduire, augmenter, mettre en équation, etc., homme robot, soumis à l’empire d’une logique purement comptable.

L’articulation de ces deux caractéristiques fondamentales de toute bureaucratie se noue au-dedans du concept d’« efficacité ». Le seul titre de « légitimité » qu’exhibe la bureaucratie est celui de son « efficacité ». A son autel, il est disposé à sacrifier – sans même s’en rendre compte – toute autre considération extérieure à la « sphère de moyens », à savoir toutes les considérations relatives à l’équité, à la justice sociale, à la dignité humaine, à l’égalité, à la solidarité entre tout ce qui porte visage humain, les trois générations des Droits de l’Homme et, par voie de conséquence, les principes mêmes de la Démocratie délibérative.

Pour se donner bonne conscience, « bonne conscience juridique », ils se targuent de la stricte légalité des décisions qu’ils prennent, contraints et forcés, en « situation d’urgence » – légalité dont il est permis par ailleurs de douter de son caractère « strict », mais peu importe. Nous savons en revanche que très souvent, surtout en situation décrétée « d’exception », la conscience juridique n’est « bonne » et vraiment « tranquille » que lorsque la légalité est oublieuse de sa sœur aînée, la légitimité. Et lorsque légalité et légitimité sont affectées de strabisme, lorsqu’elles se séparent et s’écartent dangereusement, alors il faut s’attendre à tout et craindre le pire… Leur divorce ne se conclut jamais à l’amiable…

Telle est malheureusement l’image que nous renvoie aujourd’hui la plupart des ministres et des responsables socialistes grecs, l’image de bureaucrates zélés, efficaces, froids, bornés et têtus. Leurs discours publics et leur rhétorique semblent indiquer qu’ils ont abdiqué de penser, si penser signifie encore « juger » des finalités du vivre ensemble – une vie digne d’être vécue. Il est vrai que lesdits « ministres » ont pris sur leurs frêles épaules – la plupart sont relativement jeunes – le poids d’un travail immense, véritablement « surhumain » si ce n’est « inhumain », poids qui les empêche sans doute de réfléchir et de penser au-delà de leurs tâches immédiates et à court terme.

Aussi, en ces mois torrides d’été grec, le premier ministre a pris soin de s’adresser publiquement à ses ministres : « Je sais l’immense travail que vous avez accompli, mais je vous en conjure, prenez quelques jours de vacances, sans honte ni culpabilité, vous le méritez, mais sachez bien qu’en rentrant un travail colossal vous attend ». Des paroles qui, dans le contexte actuel, pèsent de tout leur pesant d’or.

Un dernier point enfin, lequel, s’il apparaît hyperbolique, ne doit pas nous empêcher de s’interroger sur les potentialités de cette réduction de la sphère politique à la sphère techno-bureaucratique. Des historiens et des philosophes contemporains se sont penchés sur la catégorie de « crimes de bureaux » pour tenter de comprendre la spécificité des mécanismes qui ont rendu possible les innombrables crimes, crimes de masse, commis dans les années 1930, début des années 1940, par les régimes totalitaires qu’il est inutile de nommer ici. Nous savons à présent, que dans cette complexe Institution criminelle d’Etat, la bureaucratie joua, en dehors et à côté des appareils de répression proprement dit, un rôle capital, décisif.

Les bourreaux n’étaient pas tous des « monstres » – il y en a eu bien évidemment –, mais des hommes ordinaires, des bureaucrates besogneux et consciencieux dans leur propre sphère, la « sphère des moyens » et des « techniques ». Ils avaient une foule de « problèmes » à résoudre : dénombrer, classer, établir de priorités, gérer des flux, calculer, coordonner, ajuster des quantités, organiser de déplacements… etc. La finalité de toutes ces opérations – qui ont scellé le sort de millions de personnes – était pour eux, « hors champ », elle n’était pas de leur ressort. Ils y étaient indifférents. Ils ne faisaient que leur travail et ils le faisaient sans haine, mais avec précision et zèle. Des bureaucrates types. La dernière parole d’Eichmann à son procès fut : « coupable mais pas responsable ». Pour avoir assisté au procès et observé attentivement Eichmann, H. Arendt dira à son sujet : « Il n’est pas un monstre. Il est tout simplement un homme qui avait cessé de penser ».

Et pour éviter tout malentendu je tiens à affirmer clairement : par cette remarque je ne suggère absolument aucune comparaison ni même une quelconque mise en rapport. Une telle insinuation serait absurde, stupide et odieuse. Toutefois, les références à d’autres contextes historiques, bien que sans commune mesure, voire même sans un rapport direct avec des contextes présents, peuvent nous inciter à s’ouvrir à quelques questionnements pour une compréhension plus lucide et plus vigilante des enjeux qui taraudent nos sociétés dites « postmodernes ». On ne joue pas impunément avec des mots comme « état d’exception », « état d’urgence », « état de siège », « nous ou le déluge »… etc.

Yannis Thanassekos 
Athènes, juillet 2010

Notes
[1] Voir mon article dans A Contre Courant, n° 215, juin-juillet 2010 et dans le Bulletin du Cadtm du 21 juin 2010 : La crise grecque : le maillon le plus faible de la « chaîne néolibérale »

[2] Mon propos ici ne prétend pas d’analyser ou de commenter les réformes en question. Elles sont la copie conforme des mesures d’austérité sévère mise en œuvres dans tous les pays européens et à ce titre elles ont déjà fait l’objet de nombreuses analyses critiques qui dénoncent leur inanité et leur inhumanité. C’est le discours et le rhétorique des responsables politiques qui m’intéresse

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