Tiré de Entre les lignes et les mots
Il aurait été intéressant d’avoir des liens vers ces études, en particulier pour savoir comment exactement avait été établie la nocivité – pour les femmes – de ce type de relation.
Vous l’avez sans doute remarqué : les stéréotypes patriarcaux inusables sur les femmes – leur émotivité, leur manque de rationalité, leur incapacité à assumer un rôle de leader, leur faible libido, leur instinct maternel « inné », leur tendance « naturelle » à s’occuper des autres et à se charger des corvées ménagères, etc. –nous sont régulièrement confirmés par des études, souvent en provenance des Etats-Unis, ce qui leur confère apparemment une autorité indiscutable.
En tant que féministe, je reçois a priori avec scepticisme les études qui confirment « scientifiquement » des préjugés patriarcaux séculaires sur les femmes.
La notion que les femmes doivent nécessairement avoir un lien affectif avec un partenaire pour que leurs relations sexuelles soient socialement acceptables est un préjugé patriarcal, plus précisément une norme patriarcale de comportement féminin, ancienne mais non pas immémoriale parce que, jusque vers le 16ème siècle, l’opinion commune était au contraire que les femmes étaient dotées d’une libido dévorante, vampirique, qu’elles étaient des boulimiques de sexe, des diablesses lubriques jamais rassasiées – « sed non satiata » – capables, comme Messaline, de consommer les hommes à la chaîne, sans aucun sentiment amoureux, comme de simples instruments de plaisir. L’objectif de cette représentation fantasmatique d’une sexualité féminine dévorante étant évidemment de la diaboliser pour justifier sa répression : la sexualité des femmes était dangereuse, elle était le moyen par lequel ces rusées tentatrices piégeaient les hommes en excitant leur lubricité et les entraînaient dans le péché. C’est l’histoire de Samson et Dalila, d’Hercule et Omphale : une femme désirée par un homme lui fait perdre la tête, le mène par le bout du nez – et le déchoit ainsi de sa position de dominant. Par son pouvoir d’inverser la hiérarchie divinement instituée entre l’homme et la femme, la sexualité féminine représentait un péril pour l’ordre patriarcal, elle devait donc être étroitement régulée : répondre exclusivement aux « besoins » sexuels des hommes, dans le cadre du mariage, dans un but essentiellement reproductif, et strictement réprimée pour tout ce qui sortait de ce cadre.
Vers le 18ème siècle la stratégie change, de la diabolisation on passe à la sanctification : les femmes respectables n’ont, d’après des « experts » et médecins réputés, guère de libido, les rapports sexuels les indiffèrent voire suscitent chez elles une vague répugnance : elles ne s’y prêtent que parce qu’elles doivent obéissance à leur mari et parce que l’amour conjugal qu’elles lui portent les incite à se forcer pour lui faire plaisir. Et bien sûr pour avoir des enfants : il est attesté scientifiquement que, pour les femmes « bien », il est inconcevable d’envisager des rapports sexuels en dehors de ce cadre amour-conjugalité-reproduction. A la rigueur, il peut être envisagé que des femmes, séduites ou emportées par la passion, aient des rapports sexuels hors conjugalité et sans motivation reproductive (ce dont elles sont immanquablement punies de mort à la fin du roman, cf. Emma Bovary, Anna Karénine, etc.) mais il est absolument inacceptable qu’elles le fassent sans amour : une femme qui a des relations sexuelles sans aucun affect est soit une prostituée soit une désaxée nymphomane.
Une prescription qui sert les intérêts masculins
C’est de l’époque victorienne que date la large diffusion de cette norme « pas de sexe sans amour » pour les femmes. La recherche de sexe seulement pour le plaisir est présentée comme pathologique, totalement inconcevable chez les dignes épouses bourgeoises, chez elles la sexualité est purifiée par l’amour, elle ne doit être que l’aboutissement et l’ultime expression du sentiment amoureux. La bourgeoisie du 19ème s’est donné pour tâche de moraliser la sexualité féminine pour mieux la contrôler, cherchant ainsi se différencier du libertinage et de la promiscuité sexuelle attribuées à la noblesse et de la lubricité bestiale caractérisant à ses yeux le prolétariat. Le philosophe Fichte exprime une opinion communément admise quand il déclare que « chez une femme pure, la pulsion sexuelle ne se manifeste pas du tout, mais seulement l’amour, et cet amour est la pulsion naturelle d’une femme à satisfaire l’homme » [1].
Il est surprenant que cette même norme de comportement imposée aux femmes par le patriarcat du 19ème siècle soit recyclée par des féministes du 21ème siècle. Seule différence, l’habillage justificatif de cet axiome a été modernisé : on ne dit plus que les femmes n’ont pas de libido, et que celles qui persistent néanmoins à en avoir une sont des déséquilibrées, on prétend – et ça serait médicalement prouvé – que c’est mauvais pour leur santé.
D’abord cette norme est évidemment genrée, c’est un double standard : elle ne concerne que les femmes et n’est pas imposée aux hommes. Pour les individus de sexe masculin, à notre époque de pornographie de masse plus encore qu’au 19ème siècle, il est absolument normal d’avoir des relations sexuelles sans amour. En fait, ce qui est rare et contraire aux standards de virilité, c’est d’associer sexe et sentiments : un vrai homme baise comme une sex machine, toujours prêt à passer à l’action, sans états d’âme et sans s’encombrer d’affects. Et bizarrement, cette dissociation entre sexe et sentiment ne nuit pas à la santé masculine, seule la santé des femmes en serait affectée.
Si cette norme de comportement féminin a été conceptualisée et propagée par le discours dominant du 18ème au 21ème siècle, c’est évidemment parce qu’elle sert les intérêts masculins : affirmer que les femmes normales n’ont pas de rapports sexuels sans amour a pour premier objectif de les convaincre qu’elles ne doivent coïter qu’avec celui qu’elles sont censées aimer : leur conjoint et légitime propriétaire.
Poser qu’une femme ne peut faire l’amour sans aimer, vu le filtrage draconien des partenaires sexuels que cela implique, confère à cette croyance la fonction d’une sorte de ceinture de chasteté symbolique : convaincue qu’elle ne doit pas exprimer sa libido hors d’une relation affective socialement sanctionnée, la femme en couple, même si sexuellement insatisfaite, ne sera pas tentée d’aller « voir ailleurs » et de prendre un amant. La fidélité d’une épouse qui a intériorisé cette prescription se trouve ainsi garantie, même en cas d’incompétence sexuelle rédhibitoire chez son conjoint. Et comme elle ne pourra pas comparer défavorablement ses performances avec celles d’autres hommes plus jeunes, plus attentifs, plus beaux, c’est non seulement le droit propriétaire exclusif des hommes sur la sexualité de leur femme qui est protégé par cette prescription « anti-cocuage », mais aussi leur ego et leur image virile : les hommes cocufiés sont traditionnellement objets de ridicule, méprisés et dévirilisés. La femme « normale » est ainsi censée renoncer à l’expression de sa sexualité au nom de l’amour, et c’est cette renonciation fondatrice qui rend possible l’existence même de la paternité et du système patriarcal.
Cette association impérative entre amour et sexualité, en une sorte de logique circulaire, conforte d’autres doubles standards patriarcaux : ainsi celui qui stipule que la bonne réputation d’une femme est inversement proportionnelle au nombre de ses amants, tandis que la réputation de virilité des hommes est au contraire proportionnelle au nombre de leurs conquêtes féminines : « she is a slut, he is a stud ». Dans la version modernisée de ce double standard exposée par cette féministe, santé et normalité féminines sont associées à la chasteté : une femme saine, bien dans sa tête, a peu d’amants car elle ne peut dissocier sexe et sentiments. Mais si la libido des femmes est si désespérément anémique, pourquoi alors leur rappeler constamment cet impératif du « pas de sexe sans amour » et les menacer du stigmate de la putain si elles prétendaient s’en affranchir ?
L’amour romantique, instrument de suppression de la sexualité féminine
Avec l’association amour-sexe, il s’agit toujours, comme avec le mythe de la femme-goule, de restreindre la liberté sexuelle des femmes, donc concrètement de limiter drastiquement le nombre de leurs partenaires : il est évident qu’une femme qui n’aura de rapports sexuels qu’avec des hommes qu’elle aime vraiment en aura peu. C’est ainsi que l’idéal de l’amour romantique « vendu » aux femmes valide en fait le double standard patriarcal qui encourage les hommes à avoir un nombre illimité de partenaires sexuelles sans que cela nuise le moins du monde à leur réputation tandis que la promiscuité sexuelle est infamante pour elles.
Et par cette association, le préjugé de l’hyperémotivité féminine se trouve également confirmé : comme l’énonce la citation de Fichte ci-dessus, si les femmes ne s’intéressent pas au sexe, c’est qu’elles sont dominées par leurs émotions et placent l’amour au centre de leur vie, ce qui n’est pas le cas pour les hommes. Les femmes ont avant tout besoin d’amour, (et les hommes de sexe) nous affirme la vox populi.Sans chercher à analyser pourquoi ce besoin d’amour est si impérieux chez elles : les dominées, du fait même peu inclinées à avoir une haute estime d’elles-mêmes, ne cherchent-elles pas à se valoriser en obtenant l’approbation des dominants ? Le besoin d’amour démesuré des femmes est directement lié à leur dévalorisation sociale.
Véhiculé à satiété dans les magazines féminins, les romantic comedies et les romans Harlequin, ce culte exclusivement féminin de l’amour romantique est un élément essentiel de la socialisation des femmes à la féminité. Il vise à les éduquer à la dépendance et à la passivité en leur enseignant à tout attendre des hommes, à croire au « grand amour », à compter sur la rencontre avec « l’homme de leur vie » pour changer leur destin (et leur classe sociale). Et quand elles pensent avoir rencontré le « Prince charmant » (celui qui embrasse la princesse endormie sans lui demander son avis), à concevoir la sexualité féminine comme simple abandon à la fougueuse activité masculine. Les femmes sont ainsi socialisées à ignorer qu’elles ont des désirs propres pour mieux répondre aux désirs de leur partenaire : objets de désir, elles ne sont pas censées être désirantes, objets de jouissance, elles ne jouissent pas ; l’amour qu’elles doivent éprouver pour lui – l’amour au féminin étant toujours conçu comme sacrificiel – les incitera à concevoir la relation sexuelle comme acte d’abnégation et à oublier leur plaisir pour se soucier du sien.
Autre avantage pour les hommes de l’association féminine amour-sexe : une femme qui a des relations sexuelles par amour sera peu exigeante sexuellement, car ce qu’elle cherchera avant tout dans la sexualité, c’est le rapprochement physique avec l’être aimé, l’impression de ne plus faire qu’un, de se fondre en lui.Cette impression de fusion, différente de l’orgasme, que disent éprouver certaines femmes lors d’une relation sexuelle, est un ressenti bien plus typiquement féminin que masculin : jouir de se perdre dans l’autre renvoie de nouveau à la carence d’ego et à l’altruisme compulsif produits par la socialisation féminine.
Dans la mesure où l’amour tel qu’il est inculqué aux femmes leur apprend à faire passer leurs besoins, y compris sexuels, après ceux des hommes, cette association amour-sexualité qui leur est imposée est par définition un obstacle à une sexualité féminine gratifiante.
Pour les femmes, une sexualité hétérosexuelle qui leur apporte vraiment quelque chose devrait être fondée sur l’échange et la réciprocité, or la socialisation féminine à l’amour les conditionne au don : une vraie femme est supposée donner sans limites sans jamais rien demander en retour. Et en effet, Fichte, Rousseau et autres patriarches, l’affirment explicitement : la sexualité de la femme ne doit consister qu’à faire plaisir à celui qu’elle aime. Quand on essaie d’imaginer concrètement ce qu’ils entendent par là, l’image de « l’étoile de mer » s’impose : le rôle de la femme se limiterait essentiellement à laisser user de son corps comme instrument masturbatoire, au mieux à simuler l’orgasme, la finalité du rapport étant sans ambiguïté l’orgasme masculin. Orgasme qui au 21ème siècle comme au 19ème, détermine la fin du rapport sexuel, que la femme ait joui ou non. Comment une définition aussi androcentrée de la sexualité peut-elle comporter – sauf masochisme – un quelconque bénéfice érotique pour les femmes ? Elle les conditionne finalement non seulement à accepter une relation foncièrement inégalitaire mais à associer érotisme et inégalité : « par l’amour romantique, nous apprenons à être passives, à attendre et à accepter l’humiliation et la souffrance d’aimer quelqu’un qui a pouvoir sur nous »
Que cette internalisation féminine de la règle du « pas de sexe sans amour » soit encore fréquente, y compris chez des féministes, révèle qu’il n’est toujours pas acceptable pour une femme de ne rien rechercher d’autre, dans une relation hétérosexuelle, que la pure gratification érotique : pour une femme « bien », consentir à des rapports sexuels doit s’inscrire dans une démarche de construction d’une relation stable. Certaines femmes se sentent encore si culpabilisées de ressentir des désirs sexuels « peu féminins » qu’elles ne peuvent les accepter qu’en les justifiant par l’amour : malgré la soi-disant libération sexuelle, il est toujours largement réprouvé socialement qu’une femme puisse poursuivre agressivement la satisfaction de ces désirs sans s’encombrer d’autres considérations, comme le font les hommes : selon une enquête IPSOS, 65% des sondés pensent que « les femmes ont besoin d’être amoureuses pour envisager un rapport sexuel » [2]. L’interdit patriarcal sur une sexualité féminine ludique, égocentrée et récréative continue à peser, la sexualité féminine doit obligatoirement s’inscrire dans une démarche altruiste – l’amour, la conjugalité et finalement, la reproduction.
Enfin, c’est la notion de l’amour comme bon en soi pour les femmes telle qu’implicite dans cet axiome du « pas de sexe sans amour » qui doit être questionnée par l’analyse féministe. Dans le cadre d’une relation hétérosexuelle en contexte de suprématie masculine, l’amour consiste objectivement à « sleep with the ennemy » (coucher avec l’ennemi). Le concept d’aimer un oppresseur, d’avoir avec lui une relation affective, intime, dans le contexte d’une inégalité sociale systémique, donc inchangeable par volontarisme individuel, est en soi problématique, rappelait la féministe américaine Ti-Grace Atkinson [3]. Qui ajoutait : « la plus accablante caractéristique féminine est le fait qu’en face de la réalité horrifiante de leur situation, elles proclament avec obstination qu’elles aiment leur oppresseur ». Et pour Atkinson, « l’amour est l’axe psychologique de la persécution des femmes, la chaîne qui attache les femmes opprimées aux hommes oppresseurs, les maintenant ainsi à leur place (…) L’amour des femmes pour les hommes est une réaction typique de dominées, une réponse traditionnelle à une oppression écrasante, révélant l’identification masculine des femmes et l’abandon de leur autonomie » [4]. Une féministe radicale française de la deuxième vague l’avait énoncé plus brutalement : « amour sans égalité égale abjection ». L’amour qu’on éprouve pour un homme ne fait pas disparaître l’oppression, il l’invisibilise – et ce faisant la fait accepter.
On peut analyser l’amour romantique comme une propagande patriarcale ciblant essentiellement les femmes et visant à diffuser une image excitante et glamour des relations hétérosexuelles et du couple, occultant ainsi leur inégalité structurelle, les réalités peu reluisantes du servage conjugal féminin et le peu de satisfaction qu’apporte la sexualité hétérosexuelle standard à la plupart des femmes. Par ce mythe, les femmes sont conditionnées à croire que rien n’est plus important que l’amour, qu’aimer est un besoin vital pour elles, sinon elles seront malheureuses et frustrées ; ce grooming à l’amour romantique les prépare ainsi à accepter, par peur de l’échec social et affectif que constitue le fait de ne pas être en couple, n’importe quelle relation avec un homme, aussi oppressive, exploitatrice et destructrice qu’elle soit.
Le « pas de sexe sans amour » accroit l’inégalité homme-femme
On a vu que la justification de la position de cette féministe ne renvoie plus à la morale patriarcale conventionnelle (« la sexualité pour le plaisir est immorale et inacceptable chez les femmes ») mais à des considérations médico-psychiatriques prétendument guidées par le souci du bien des femmes : le sexe sans affect nuirait à leur santé mentale ; ergo le seul « bon sexe » est celui qui s’accompagnerait de sentiments amoureux, et ce n’est que s’il y a un engagement affectif que les rapports sexuels peuvent être bénéfiques pour elles.
Malheureusement, c’est faux : les rapports sexuels peuvent être dangereux pour la santé physique et mentale des femmes, qu’ils aient lieu avec ou sans engagement affectif de leur part, et même de la part de leur partenaire.
Une femme qui a des rapports sexuels avec un homme peut tomber enceinte, contracter une MST, être brutalisée et agressée sexuellement, soumise à des pratiques sexuelles douloureuses ou humiliantes – qu’elle l’aime ou pas. Et même le fait qu’elle l’aime l’amènera plus facilement à accepter d’avoir des relations sexuelles avec lui alors qu’elle n’en a pas envie, voire des pratiques humiliantes ou douloureuses.
Enfin, l’association sexe-amour sert les intérêts masculins en ce qu’elle joue un rôle essentiel dans l’arsenal des stratégies que les hommes utilisent pour amener une femme à accepter d’avoir des relations sexuelles : typiquement, pour qu’elle « couche », ils font croire à leur partenaire qu’ils sont amoureux d’elle – la phase du love bombing –et la persuadent en retour qu’elle doit « coucher » si elle les aime. Car – prétendent-ils – « pour un homme, le sexe est la façon dont il exprime l’amour » donc lui refuser des rapports sexuels, c’est refuser son amour. Corrélativement, les femmes intériorisent que consentir à des relations sexuelles non désirées est un moyen d’être aimée.
Quelle adolescente n’a pas été confrontée à ce chantage aux sentiments par un boy-friend : « si tu m’aimes, tu dois coucher avec moi, si tu refuses, c’est que tu ne m’aimes pas ». Sous-entendu « et si tu ne m’aimes pas, je te laisse tomber ». Par peur d’être rejetées, la plupart des adolescentes s’exécutent. Avec la diffusion massive du porno chez les très jeunes, on est même passé.es au « si tu m’aimes, tu dois accepter la sodomie, la strangulation ou l’éjac faciale ». Ces jeunes filles intègrent ainsi précocement que l’amour, pour une femme, c’est être prête à tout sacrifier – dignité, intégrité corporelle, santé – pour un homme, jusqu’à accepter l’inacceptable. Homme qui lui n’est pas tenu de sacrifier quoi que soit par amour.
Plus tard, devenues adultes, les femmes sont confrontées à d’autres déclinaisons de ce chantage aux sentiments : « si tu m’aimes, tu dois repasser mes chemises, abandonner ton travail pour me suivre dans ma nouvelle affectation, me donner un enfant parce que j’en veux un, etc. ». L’argument de l’amour est ainsi instrumentalisé et utilisé comme monnaie d’échange permettant aux hommes d’obtenir ce qu’ils veulent des femmes – mais c’est une fausse monnaie parce qu’il vise à leur extorquer un service ou travail matériel, à titre gratuit et sans réciprocité (travail qui, hors contexte conjugal, fait l’objet d’une rémunération –femme de ménage pour le repassage, accès sexuel pour une prostituée, location d’utérus pour une mère porteuse etc.) contre quelque chose d’immatériel, de purement déclaratif, une affirmation qui se suffit à elle-même et ne requiert aucune preuve : si vous l’aimez, la parole de votre amoureux doit suffire, l’amour que vous lui portez exige que vous lui fassiez confiance et exclut que vous demandiez des preuves matérielles de cet amour, qu’il n’a de toute façon aucune intention de donner ; quelque chose de fictif est échangé contre quelque chose de réel : un marché de dupes.
L’association entre sexe et sentiments, concernant exclusivement les femmes, leur impose une sexualité centrée sur l’obligation féminine d’altruisme à sens unique que leur prescrit généralement le patriarcat ; comme telle, elle renforce l’asymétrie de leurs échanges avec les hommes et leur caractère inégalitaire.
Le pas de sexe sans amour vulnérabilise les femmes
Une femme peut éprouver des sentiments pour un homme qui lui font désirer d’avoir des rapports sexuels avec lui. Mais si elle adhère au mythe de l’amour romantique, elle aura tendance à s’illusionner sur la réciprocité des sentiments de son partenaire, réciprocité qui conditionne son consentement. Si elle découvre qu’elle a consenti à ces rapports parce qu’elle l’aime et croit en être aimée, mais que ses sentiments ne sont pas payés de retour, qu’elle a été menée en bateau et littéralement et figurativement s’est fait avoir, le risque traumatique est majeur : désillusion, blessure narcissique, sentiment de trahison. Ce risque est au moins réduit dans le cas de relations sexuelles divorcées de tout sentiment amoureux : pas d’illusion, pas de désillusion.
Cet impératif posé aux femmes d’associer sexualité et sentiments entraîne pour elles un risque de dépendance affective associée à l’exercice de leur sexualité et de mise sous emprise masculine. Et dans la mesure où cette norme de comportement les incite à accepter par amour des rapports sexuels ou pratiques sexuelles qu’elles ne désirent pas, elle participe d’un dressage collectif des femmes au masochisme sexuel et psychologique, cette masochisation systémique permettant de légitimer le sadisme et l’exploitation masculines au nom du « se sacrifier, souffrir, elles aiment ça ».
Cette sentimentalité un peu niaise, cette illusion de l’amour romantique que la société patriarcale encourage et cultive chez les femmes les expose à être facilement abusées et manipulées par les hommes avec qui elles relationnent – et c’est le but recherché. Dans ce système pervers, il est exigé de la femme qu’elle aime l’homme avec qui elle couche… qui est lui-même socialisé à ne pas aimer les femmes avec qui il couche – cette dissociation masculine entre sexe et amour étant difficilement surmontable parce qu’elle est au fondement même de la définition de la virilité.
Il a même été mis en évidence (et rapporté par Freud) que beaucoup d’hommes ne peuvent pas avoir d’érections s’ils éprouvent de l’affection pour leur partenaire ; par contre, plus la partenaire est vue comme inférieure, plus elle est un objet de mépris, plus ils éprouvent d’excitation : d’où le goût masculin pour les prostituées.
On fait ainsi obligation à la femme d’aimer un partenaire sexuel qui non seulement ne peut pas l’aimer mais va la mépriser du fait même qu’elle a accepté de coucher avec lui. Les hommes n’étant pas socialisés à l’amour au sens que ce mot comporte pour les femmes ni n’accordant à ce sentiment l’importance qu’elles lui accordent, dans le face-à-face amoureux entre une femme socialisée à l’amour-sentiment/altruisme et oubli de soi et un homme socialisé à l’amour-sexe/égocentrisme et affirmation de soi – les attentes sont si radicalement antagonistes que la souffrance et la désillusion féminines sont presque inévitablement au rendez-vous.
Contrairement à l’opinion commune, sexuellement, l’homme et la femme ne sont pas complémentaires mais antithétiques : la vision masculine de la sexualité (la sexualité-domination : le porno) et la vision féminine (la sexualité-amour : les romans Harlequin) s’excluent mutuellement. De ces deux propositions incompatibles, si l’une est vraie, l’autre doit être fausse, et c’est la vision féminine qui est une illusion. La création de cette illusion, c’est ce que vise la stratégie sexuelle masculine évoquée plus haut : la réalité de la sexualité pénétrocentrée, i.e. vue et voulue par les hommes, doit être cachée aux femmes pour qu’elles l’acceptent.
Dans une relation homme-femme par définition inégale, l’obligation faite à la femme d’aimer un partenaire sexuel qui ne peut vraiment l’aimer comme elle l’aime, en accentuant l’asymétrie inhérente à toute relation d’un opprimé avec un oppresseur, accroit la vulnérabilité féminine. Corrélativement, on peut considérer que pour une femme, s’engager sans affect (ce qui ne signifie pas sans émotions) dans une relation sexuelle avec un homme présente l’avantage de réduire cette vulnérabilité et de constituer une sorte de protection. De telles relations sont néanmoins considérées par beaucoup de femmes, comme cette féministe, comme non satisfaisantes – parce qu’elles ont profondément intériorisé la norme patriarcale de l’association amour-sexualité.
Sexe et amour, antinomiques ?
Cette association entre sexe et amour est non seulement récente, elle est aussi parfaitement artificielle voire antinomique. L’amour ne coïncide pas nécessairement avec le désir, on peut éprouver de l’amour pour un homme, avoir pour lui les sentiments les plus tendres – et qu’il ne vous inspire aucun désir. C’est typiquement le cas de femmes qui sont dans une relation de couple depuis des années où l’attirance sexuelle qu’elles ressentaient initialement envers leur conjoint a disparu sous l’usure du quotidien, laissant place à l’affection. C’est une de ces situations où les femmes sont conditionnées à accepter par amour d’avoir des relations sexuelles avec leur compagnon à contre-cœur et sans désir, à se soumettre au « devoir conjugal », autrement dit « viol consenti », norme incontournable des relations sexuelles conjugales.
Aussi on peut aimer un homme, et qu’il soit un amant sexuellement incompétent, brutal ou maladroit. Le fait qu’on l’aime et qu’il vous aime ne lui fournit pas automatiquement les instructions pour stimuler efficacement un clitoris – ou même ne lui apprend pas que cette stimulation est nécessaire pour déclencher un orgasme chez sa partenaire (beaucoup d’hommes sont encore persuadés qu’introduire leur pénis dans un vagin y suffit). L’amour qu’on éprouve pour un homme ne fait pas disparaître cette donnée physiologique incontournable : le fait que si la pénétration vaginale est généralement orgasmique pour les hommes, elle ne l’est pas pour la majorité des femmes (70% environ, comme l’établissent les nombreuses études sur la question depuis celle d’Anne Koedt en 1968) : nonobstant le mythe freudien de l’orgasme vaginal depuis longtemps discrédité, les sensations orgasmiques féminines prennent naissance dans le clitoris, interne et externe, seul organe sexuel équipé des terminaisons nerveuses nécessaires à leur déclenchement [5].
Les processus orgasmiques, et même la sensibilité érotique des hommes (plutôt centrée sur le pénis) et ceux des femmes étant de ce fait difficilement compatibles, ce n’est pas l’amour qui peut miraculeusement faire disparaître cette incompatibilité mais – au moins – une bonne connaissance du corps féminin, de ses zones érogènes et des gestes adéquats pour les stimuler. Effectuer une stimulation clitoridienne efficace, c’est une compétence technique qui s’apprend et dont l’acquisition chez un partenaire n’a rien à voir avec l’amour qu’on lui porte. Et le clitoris étant central au plaisir féminin, on peut avancer qu’un homme qui aime une femme, donc se soucie de lui procurer du plaisir, privilégiera la stimulation clitoridienne aux dépens de la pénétration, au-delà de sa définition habituelle de simples « préliminaires ». Et rappeler accessoirement que, pour ce qui est de stimuler un clitoris, les femmes sont aussi bien équipées que les hommes.
En fait, sauf éventuellement au tout début d’une relation, l’amour et le désir sexuel sont peu compatibles : l’amour-affection implique confiance, familiarité, proximité, sécurité, stabilité. Le désir sexuel se nourrit d’altérité, (hétéro-sexualité), de risque, d’imprévu, de transgression, de changement. Une relation sexuelle brève est justement nommée « aventure », et il a été maintes fois constaté que le problème typiquement féminin du désir qui s’épuise dans une relation au long cours où les rapports sexuels sont devenus une routine ennuyeuse disparait habituellement avec la rencontre d’un nouveau partenaire.
Alors non, le fait d’aimer son partenaire et qu’il vous aime ne peut abolir ces réalités culturelles, physiologiques et psychologiques. Dans une relation sexuelle, ce qui est absolument nécessaire pour la santé des femmes, c’est avant tout que cette relation soit désirée (et pas seulement consentie) et qu’elle leur procure du plaisir – et cela ne peut être le cas sans respect mutuel des partenaires et prise en considération du désir – ou du non-désir – de l’autre. Du côté des hommes, à défaut d’amour, qu’ils désirent individuellement leur partenaire, et que celle-ci n’ait pas l’humiliante impression d’être interchangeable, un objet sexuel commode parce qu’à à portée de main, n’importe quel autre être humain à vagin pouvant aussi bien faire l’affaire (impression qui est une des raisons typiques du désintérêt sexuel des femmes mariées).
Après 170 ans de féminisme, une femme qui s’engage dans une relation sexuelle ne devrait pas se sentir obligée de la justifier par l’amour, sauf à encourir culpabilité, réprobation, stigmatisation ou sanction sociale (même dans des pays occidentaux, il arrive que des hommes violent les femmes qui osent avoir une « sexualité de dominant », c’est-à-dire autocentrée et motivée par la recherche de leur plaisir – pour les remettre à leur place).
WHAT’S LOVE GOT TO DO WITH IT ?
« Faire l’amour ? Comment peut-on faire un sentiment ? », s’étonnait Stendhal dans « Lamiel ».
Et en effet, si l’on y réfléchit, l’association amour-sexe est en outre absurde, incongrue : comment peut-on assimiler le coït à un acte d’amour ? Si l’amour consiste à éprouver envers une personne des sentiments de bienveillance, d’empathie et de respect, on ne voit pas bien comment le va-et-vient d’un pénis dans un vagin peut être associé à ces sentiments. Comment identifier l’amour à la pénétration, ce franchissement invasif des limites corporelles, alors que les hommes sont éduqués au contraire à la voir comme une conquête, une prise de possession (« je l’ai baisée, cette femme m’appartient »), voire une agression (en témoignent les termes qu’ils utilisent : « défoncer », « démonter », « prendre cher », etc.) ? ». Dans la vision patriarcale, la pénétration est l’acte par excellence par lequel s’affirme et s’actualise la domination de l’homme sur la femme, c’est même le schéma paradigmatique de toutes les dominations. Loin d’être une expression d’amour, les rapports sexuels hétérosexuels sont, chez les hommes patriarcaux, empreints de mépris voire d’hostilité. Il est intéressant de noter que dans certaines langues, il n’y pas de mots différents pour « violer » et « faire l’amour ».
L’association sexe/amour, loin de leur être bénéfique, facilite au contraire l’accès sexuel des hommes aux femmes, garantit l’appropriation masculine exclusive de leur corps et de leur sexualité, les expose à être manipulées et les empêche de développer une sexualité auto-déterminée. Et c’est inévitable : une norme patriarcale, même relookée, ne peut pas être dans l’intérêt des femmes.
Il ne s’agit pas de prêcher la promiscuité sexuelle ni une quelconque obligation féminine de jouir mais de rappeler que, avec amour ou sans amour, consentir à des rapports sexuels qu’elles ne désirent pas – norme définissante de leur condition de dominée –c’est ça LE problème des femmes. Et que l’association de l’amour à la sexualité, loin d’être la solution pour une « bonne » sexualité, fait partie intégrante du problème.
[1] Eva Figes, « Patriarchal Attitudes », 134.
[2] https://www.memoiretraumatique.org/campagnes-et-colloques/2022-enquete-ipsos-representations-des-francais-sur-le-viol-vague-3.html ?
[3] Ti-Grace Atkinson, « The Invention of Heterosexuality », 124.
[4] Idem.
[5] https://www.cwluherstory.org/classic-feminist-writings-articles/myth-of-the-vaginal-orgasm
Francine Sporenda
Francine Sporenda a étudié en licence et maîtrise à l’université Paris 3. Après un passage dans le journalisme, elle a repris ses études aux Etats-Unis pour un Master et un Ph.D.(doctorat), avec une spécialisation en histoire des idées politiques. Franco-américaine, elle a enseigné comme maître de conférences à l’école de sciences politiques (School of Advanced International Studies) de la Johns Hopkins University. Ex-membre du bureau des Chiennes de garde, elle est responsable rédactionnelle du site « Révolution féministe ». Elle vient de publier « Survivre à la prostitution, ces voix qu’on ne veut pas entendre » chez M éditeur.
https://revolutionfeministe.wordpress.com/2022/10/30/pas-de-sexe-sans-amour-quand-des-feministes-recyclent-une-norme-patriarcale/
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