Édition du 17 décembre 2024

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Où est passée la social-démocratie ?

Michel Husson Economiste, membre du Conseil scientifique d’Attac

« Pourquoi les partis sociaux-démocrates ne mènent-ils pas des politiques socialesdémocrates ? » avait-il été demandé il y a quelques années à un député socialiste européen lors d’un débat public. La question était d’autant plus pertinente qu’à l’époque une majorité de gouvernements européens était d’orientation sociale-démocrate ou assimilée. Cette question se pose avec encore plus d’acuité aujourd’hui, alors que le recul de la social-démocratie européenne laisse un vide béant dans beaucoup de pays.

Chronique 13/04/2021 | alternatives-economiques.fr/michel-husson/passee-social-democratie/00098576

Le livre que le sociologue belge Mateo Alaluf vient de publier propose une mise en perspective historique d’une grande actualité. Son titre,Le socialisme malade de la social-démocratie , est suffisamment explicite : la social-démocratie a renoncé à dépasser le capitalisme.

Ce livre propose un panorama détaillé qui porte sur cinq pays européens : Allemagne, Belgique, France, Royaume-Uni et Suède. Il rappelle la genèse des partis sociauxdémocrates avant la Première Guerre mondiale. Quelle que soit leur dénomination, les partis de la II Internationale se réclamaient alors du marxisme et de la lutte des classes. Ils se fixaient comme objectif la propriété collective des moyens de production.

Mais les tensions entre révolutionnaires et « gradualistes » étaient déjà présentes et conduisirent à la rupture entre partis socialistes et communistes après le conflit. C’est surtout après la Seconde Guerre mondiale que les partis socialistes pèseront dans la mise en œuvre de réformes sociales. C’est la période des « compromis sociaux » qui ont accompagné et sous-tendu l’expansion de ce que l’on a coutume d’appeler les Trente Glorieuses.

Il y a là un premier paradoxe : cette influence de la social-démocratie n’est pas principalement passée par la participation gouvernementale. Comme nous l’avions observé dans une contribution antérieure, les gouvernements de gauche ou de coalition sont assez clairsemés : rien en Allemagne jusqu’au début des années 1970 ; quelques participations en France sous la IV République ; gouvernement travailliste au Royaume-Uni au début des années 1950, puis entre 1965 et 1970 ; rien en Italie. C’est l’époque où Nixon pouvait proclamer « nous sommes tous keynésiens » : les gouvernements étaient en un sens tous sociaux-démocrates.

Le temps du renoncement

Le grand retournement date de la récession mondiale du milieu des années 1970. C’est à ce moment que va s’amorcer ce que Mateo Alaluf appelle un processus de « dé-socialedémocratisation ». C’est pour lui « le temps du renoncement ».

La récession de 1974-75 fait en effet la preuve que les recettes keynésiennes ne suffisent plus à relancer l’activité, et encore moins à rétablir la rentabilité. Les dispositifs qui étaient jusque-là considérés comme des éléments favorables à la régulation de l’économie apparaissent désormais comme contre-productifs. C’est par exemple l’acceptation d’une certaine dose d’inflation, qui avait joué un grand rôle dans le financement de l’accumulation du capital, et des « stabilisateurs automatiques » (impôts, prestations sociales), qui réduisaient l’ampleur des fluctuations en soutenant la demande.

Après 1975, le ralentissement de la productivité du travail est venu saper les bases de l’arrangement sur lequel se fondait la légitimité sociale-démocrate

On se trouve alors à un véritable carrefour. Soit le processus de socialisation de l’économie franchissait un nouveau stade, soit intervenait un véritable tournant vers un capitalisme dérégulé. La possibilité d’une voie intermédiaire assurant une compatibilité minimale entre les orientations sociales-démocrates et le capitalisme réellement existant était en réalité bouchée, parce que les ressorts du capitalisme fordiste étaient cassés. Le fordisme reposait en effet sur le couplage entre une forte progression des gains de productivité et celle des salaires. La première garantissait la rentabilité, la seconde fournissait les débouchés. D’où la référence à Ford qui expliquait qu’il fallait que ses ouvriers soient bien payés pour qu’ils puissent acheter les voitures qu’ils produisaient. Or, le ralentissement de la productivité du travail est venu saper les bases de cet arrangement, et par conséquent la légitimité sociale-démocrate.

C’est par exemple Helmut Schmidt, le chancelier social-démocrate allemand de 1974 à 1980, qui énonce son fameux théorème selon lequel : « Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. » On sait ce qu’il en a été : les profits se sont rétablis, mais l’investissement n’a pas suivi, et encore moins les emplois. Le chômage de masse s’est incrusté et a servi de levier pour une modération salariale éternelle, la flexibilisation et la précarisation du travail.

Aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ce grand tournant néolibéral a été mis en œuvre par les gouvernements ultraconservateurs de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. En France, c’est un gouvernement socialiste qui l’a assumé. Dans d’autres pays, comme le relève Mateo Alaluf, « la social-démocratie et une bonne partie des syndicats se sont ralliées au compromis historique ou autres pactes sociaux ». Le sociologue belge résume bien la raison fondamentale de cette bifurcation : « Durant cette période charnière, la social-démocratie a fait le choix d’accompagner la transition de la forme fordiste à la forme néolibérale du capitalisme, parce que l’alternative aurait été une mise en cause du capitalisme lui-même qui dépassait son horizon. »

Le second paradoxe souligné par le chercheur est que la décennie 1990 s’est caractérisée par « une présence plus grande des sociaux-démocrates au gouvernement par rapport à la décennie précédente ». Et ceci est encore vrai jusqu’à la crise de 2008, si l’on veut bien 3/3 considérer que le New Labour de Tony Blair et la grande coalition en Allemagne relèvent encore de la social-démocratie.

Le ralliement de la social-démocratie au social-libéralisme est donc en fin de compte l’image inversée du passage du capitalisme fordiste au capitalisme néolibéral. Ce constat est décisif : en prenant en charge des politiques d’orientation néolibérale, la socialdémocratie a peu à peu détruit sa prétention à représenter une alternative. La thèse essentielle de l’ouvrage est que le dépérissement de la social-démocratie résulte de son incapacité à incarner un projet de transformation socialiste : c’est la cause de sa « maladie » pour reprendre le titre de son livre.

Un espoir américain

Cette recension ne rend pas compte de toute la richesse du livre, qui sait distinguer les différentes versions de la social-démocratie. Il met le doigt sur un point important : dans la mesure où la puissance de la social-démocratie était en quelque sorte indexée sur le taux de croissance, elle s’était imprégnée d’une logique productiviste. De là découlent sa difficulté et son retard à prendre en compte la dimension écologique.

Le tableau d’ensemble n’est donc pas franchement optimiste, surtout si l’on constate que le recul de la social-démocratie s’accompagne d’une progression des partis d’extrême droite ou de l’abstention.

C’est des Etats-Unis que vient une note d’espoir, avec l’influence croissante des démocrates socialistes dont les figures les plus connues sont Bernie Sanders et Alexandria Octavio-Cortez. Leur programme en faveur d’un Green New Deal, de la santé pour tous (Medicare for all) et de la garantie d’emploi renoue, comme nous le rappelle Mateo Alaluf, avec une longue tradition de mouvements sociaux, qui resurgit grâce à eux. D’un certain point de vue, on pourrait même (pour l’instant) caractériser la politique de Joe Biden de sociale-démocrate, ou « rooseveltienne ». On peut au passage se demander si la crédibilité de son programme ne repose pas en dernière instance sur le « privilège exorbitant » des Etats-Unis, celui d’être financé par le reste du monde. Mais c’est un autre débat.

Si l’on en revient à l’Europe, force est de constater qu’on y trouve peu d’exemples d’un semblable renouveau. A de rares exceptions (peut-être l’Espagne ou le Portugal), la gauche, même prise dans son acception la plus large, reste éparpillée. Les mouvements sociaux réellement existants, quelle que soit leur richesse, n’ont pas pour l’instant cristallisé pour faire naître une alternative à une échelle de masse. De ce point de vue, le livre de Mateo Alaluf est un outil précieux pour comprendre pourquoi on en est arrivé là, et pour réfléchir aux moyens de rebondir.

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