Tiré de la revue Contretemps
19 avril 2024
Par Joseph Daher
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Couverture occidentale de la Palestine et de la guerre génocidaire israélienne contre Gaza
A l’heure de l’écriture de cet article, l’armée d’occupation israélienne poursuit sa campagne génocidaire contre les Palestiniens de la bande de Gaza depuis maintenant plus de 6 mois. Le bilan humain est catastrophique. Les chiffres officiels font état de plus de 33 000 Palestiniens tués, dont plus de 12 300 enfants, soit un nombre supérieur à celui des enfants tués dans toutes les guerres mondiales des quatre dernières années réunies. Il y a également plus de 1,7 million de personnes déplacées, soit plus de 75 % de la population de Gaza, selon l’Unrwa, et 95% de la population est face à un risque d’insécurité alimentaire. Dans l’ensemble, 1,1 million de personnes sont déjà touchées par une « famine catastrophique », le niveau d’insécurité alimentaire le plus élevé, selon un rapport du Programme alimentaire mondial (PAM) publié le 18 mars Les destructions sont également sans précédent dans le territoire palestinien de la bande de Gaza, avec plus de 60 % d’immeubles endommagés ou détruits, parmi lesquels environ 45 % sont des bâtiments résidentiels, laissant un million de personnes sans abri sur les 2,4 millions d’habitants.
De même, l’État israélien continue à non seulement ignorer la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU appelant le 25 mars à un cessez-le-feu immédiat pour le ramadan – pour laquelle les États-Unis se sont abstenus –, mais il a aussi fait l’objet d’une nouvelle ordonnance de la Cour internationale de justice le 28 mars relative au risque que « la famine s’installe » à Gaza, alors que l’Afrique du Sud l’accuse de non-respect de la Convention sur le génocide.
Cet guerre constitue à bien des égards une nouvelle Nakba ou catastrophe, qui rappelle la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont été chassés par la force de leurs maisons et sont devenus des réfugiés.
Les médias grand public occidentaux continuent de mettre l’accent sur la « souffrance » et la « légitime défense » israéliennes à la suite des attaques du Hamas du 7 octobre 2023, qui ont fait 1 139 morts selon les autorités israéliennes. Ces chiffres incluent 695 civils israéliens, 373 membres des forces de sécurité et 71 étrangers. Il convient toutefois de noter que de nombreux décès de civils israéliens ont également été causés par les forces d’occupation israéliennes, y compris le bombardement par des chars d’assaut de maisons où des Israéliens étaient détenus – un détail crucial qui n’a été que très peu couvert par les principaux médias occidentaux. Certains articles récents ont commencé à démentir de nombreuses affirmations erronées propagées sans vérification par les médias israéliens et reprises dans les pays occidentaux. Par exemple, les premières informations faisant état de 40 enfants israéliens décapités se sont avérées par la suite fabriquées de toutes pièces. Ces accusations ont néanmoins été approuvées et diffusées par les principaux médias et hommes politiques occidentaux, dont le président américain Joe Biden. En outre, plusieurs études ont démontré l’existence de préjugés systémiques des médias à l’encontre des Palestiniens dans différents pays occidentaux.
De même, le journalisme alternatif sur le terrain est devenu quasiment impossible, les forces d’occupation israéliennes prenant quasi-systématiquement pour cible les journalistes palestiniens dans la bande de Gaza. Plus de 133 journalistes palestiniens ont été tués par Israël depuis le 7 octobre.
Dans le même temps, la réalité de la guerre génocidaire israélienne en cours contre la bande de Gaza est souvent ignorée par les médias grand public. Les Palestiniens ont souvent été déshumanisés dans les représentations médiatiques. Leurs aspirations politiques et leur rôle ont également été mis sous silence ou minimisés. Dans une grande partie de la couverture médiatique occidentale, le récit ne prend en compte que les événements survenus à partir du 7 octobre, sans fournir de contexte suffisant ni tenter d’expliquer comment la situation a évolué sur le long terme.
Les points de vue des Palestiniens eux-mêmes sur le contexte historique ne sont souvent pas mis en avant ou autorisés, en particulier lorsqu’il s’agit de faire la lumière sur les raisons pour lesquelles les événements en sont arrivés là. Comme l’a expliqué le journaliste palestinien Motaz Azaiza dans un tweet concernant les questions relatives au 7 octobre dans les grands médias occidentaux, « j’ai répondu à cette question plusieurs fois mais ils ne l’ont jamais gardée ou partagée parce qu’ils ont enregistré mon interview avant et ont ensuite pris ce qui convenait à leur agenda ».
La nature inhérente de l’État israélien en tant qu’entité coloniale, et ses politiques au fil du temps, ont mené à créer les circonstances qui ont conduit aux événements du 7 octobre et au-delà – comme c’est si souvent le cas pour les puissances coloniales et occupantes au cours de l’histoire. Cependant, à ce jour, le 7 octobre a tendance à être présenté de manière simpliste comme une « attaque terroriste » sans que le contexte historique approprié ne soit généralement fourni. Dans le même temps, les réponses israéliennes contre Gaza sont souvent décrites comme de simples actes d’ »autodéfense »…
Mais pourquoi la majorité des grands médias occidentaux continue-t-elle à adopter et à défendre le discours israélien ? Pourquoi y a-t-il une tendance à déshumaniser les Palestiniens et à les rendre responsables aux événements actuels ? Quels sont les intérêts des grands médias occidentaux à maintenir ce type de couverture ?
Les réponses à ces questions trouvent leur origine dans l’orientalisme, le racisme et l’impérialisme, qui sont tous liés. Les images et les récits propagés par une grande partie des médias grand public occidentaux ne peuvent pas vraiment être dissociés des intérêts géopolitiques et économiques des élites dirigeantes occidentales.
La forme évolutive de l’orientalisme
L’orientalisme est une idéologie essentialiste enracinée dans l’idéalisme philosophique et les notions hégéliennes selon lesquelles le destin des personnes est déterminé par leurs cultures et religions éternelles. Le terme « orientaliste » est apparu en anglais vers 1779 et en français en 1799, d’abord axé sur l’étude linguistique, puis lié aux expansions coloniales impériales occidentales en Orient et ailleurs. Alors que les puissances européennes intervenaient, envahissaient et dominaient de plus en plus le Moyen-Orient, l’Afrique et l’Asie au XIXe siècle, des discours sont apparus, décrivant des régions comme l’Empire ottoman comme « l’homme malade de l’Europe », qui souffrait de plus en plus des interventions et de l’influence des puissances impériales européennes, tandis que le terme d’« Homo Islamicus » apparaissait également à cette époque. L’idée d’une essence arabe/islamique spécifique est toujours d’actualité dans les analyses traditionnelles et néo-orientalistes.
La supériorité économique, technique, militaire, politique et culturelle croissante de l’Europe sur l’Empire ottoman, et plus généralement sur l’ »Orient », a été associée pendant cette période à la religion chrétienne (dans sa compréhension et sa pratique occidentales) et les revers du monde musulman à l’islam. Le christianisme est présenté comme favorable au progrès, tandis que l’islam est au contraire décrit comme repoussant le progrès. Toute résistance à l’Europe et à son influence était présentée comme un fanatisme religieux et un rejet de la civilisation.
Ce type de discours n’a jamais vraiment disparu de la scène politique et des grands médias occidentaux, avec une intensité variable selon les périodes. Le discours prononcé il y a plus d’un an, en octobre 2022, par Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne et haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, à la nouvelle Académie diplomatique européenne de Bruges illustre cette perspective orientaliste. Il explique que « l’Europe est un jardin » où « tout fonctionne », combinant « la liberté politique, la prospérité économique et la cohésion sociale que l’humanité a pu construire », tout en s’inquiétant que « la majeure partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait prendre le dessus sur le jardin… Les jardiniers doivent aller dans la jungle. Les Européens doivent s’engager davantage dans le reste du monde. Sinon, le reste du monde nous envahira, par différents moyens ». Ce discours ignore bien sûr la montée constante de l’extrême droite dans toute l’Europe, la montée du racisme et des attaques contre les droits démocratiques et les migrants, etc.
Il n’est donc pas surprenant que les responsables israéliens et occidentaux ainsi que les médias grand public aient utilisé cette rhétorique pour qualifier de barbares les actions du Hamas le 7 octobre et justifier la guerre génocidaire d’Israël contre la bande de Gaza. Un éditorialiste israélien du Jerusalem Post a par exemple déclaré que « le 7 octobre, la civilisation occidentale a perdu et les barbares l’ont emporté… L’Occident moderne contre le djihad meurtrier », tandis que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré :
« C’est un mal ancien, qui nous rappelle le passé le plus sombre et nous choque tous au plus profond de nous-mêmes… Israël a le droit de se défendre contre des attaques aussi odieuses ».
Dans le cadre de cette stratégie, les comparaisons entre Daesh (« État islamique ») et le Hamas se sont multipliées chez les responsables israéliens et occidentaux et dans les grands médias occidentaux, à l’image du secrétaire américain à la Défense Lloyd Austin décrivant le Hamas comme « pire que l’Etat Islamique ». Les tentatives d’Israël et des gouvernements occidentaux de présenter le Hamas, et plus généralement les Palestiniens, comme des terroristes semblables aux organisations djihadistes ne sont pas nouvelles.
Au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, la classe dirigeante israélienne a décrit sa guerre contre les Palestiniens pendant la deuxième Intifada comme sa propre « guerre contre le terrorisme ». Et ce, bien que l’Autorité Palestinienne et le Hamas aient condamné les actions d’Al-Qaïda. Les actions suicides du Hamas à Jérusalem et ailleurs dans la Palestine historique ont été présentées comme « un symptôme du terrorisme islamique mondial ». Avant cela, l’OLP et ses factions avaient également été comparées par les dirigeants israéliens à des nazis.
Plus généralement, les tentatives des dirigeants israéliens et occidentaux de faire l’amalgame entre le Hamas et les groupes djihadistes tels que Daesh ou Al-Qaïda s’inscrivent dans une stratégie plus large qui consiste à s’appuyer de plus en plus sur l’islamophobie pour justifier leur soi-disant guerre contre la terrorisme. Au début des années 2000, l’administration Bush a défendu le droit d’Israël à l’autodéfense contre le « terrorisme islamique », tout comme le font aujourd’hui l’administration américaine et les États occidentaux.
Dans cette perspective, l’objectif d’éliminer le Hamas justifie la guerre d’Israël contre la bande de Gaza, comme l’explique un chroniqueur du New York Times :
« La cause principale de la misère de Gaza est le Hamas. Il porte seul la responsabilité des souffrances qu’il a infligées à Israël et qu’il a sciemment invitées contre les Palestiniens. La meilleure façon de mettre fin à la misère est d’éliminer la cause, et non pas d’arrêter la main de celui qui l’élimine ».
Ainsi, les responsables israéliens et les commentateurs pro-israéliens peuvent prétendre agir en légitime défense, et même dans certains cas pour aider les Palestiniens, en commettant un génocide contre les Palestiniens…
Cette perspective raciste des grands médias occidentaux est ancrée dans une vision orientaliste du monde, et plus particulièrement de la région. Cet orientalisme est ancré dans la dynamique politique moderne, notamment l’impérialisme, la colonisation, la lutte des classes, la dynamique du genre et du racisme, etc.
Cette conception est donc différente de celle du célèbre auteur palestinien Edward Said, auteur du livre L’Orientalisme. Said n’a pas critiqué l’idéalisme historique en tant que matrice principale de l’essentialisme culturel, et il existe une forme de continuité historique homogène dans ses critiques de l’orientalisme, depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours. Comme l’affirme l’auteur marxiste Aijaz Ahmad, il n’y a aucune considération pour les dynamiques de classe, les dynamiques de genre, aucune mention de l’histoire, de la résistance, des projets de libération humaine, etc. [1]
En d’autres termes, l’orientalisme n’est pas un phénomène profondément moderne, comme nous l’avons expliqué, mais le produit naturel d’un esprit européen ancien et presque irrésistible visant à déformer les réalités des autres cultures, peuples et langues, en faveur de l’affirmation de soi et de la domination de l’Occident. En rejoignant les critiques constructives d’autres auteurs orientaux également critiques de l’orientalisme, tels que Sadiq Jalal al-Azm, Mehdi Amel, [2] Samir Amin [3] et Aijaz Ahmad, la compréhension de l’orientalisme par Said risque de tomber dans ses dénonciations de l’essentialisme occidental, dans une forme d’ »orientalisme en retour ou inversé », comme l’explique l’auteur marxiste syrien Sadiq al-Azm. [4]
En effet, comment expliquer la défense des politiques meurtrières d’Israël par les grands médias occidentaux, si ce n’est par la protection de leurs intérêts politiques ? Cela se fait au travers d’une lentille orientaliste.
Israël, un instrument essentiel pour les élites dirigeantes occidentales
Dans un cadre typiquement orientaliste, Israël a été présenté par ses alliés occidentaux et ses grands médias pendant des décennies comme un phare de la démocratie et du progrès dans une région hostile peuplée de barbares.
Cette propagande a également été promue par les dirigeants du mouvement sioniste avant la création d’Israël, et jusqu’à aujourd’hui par les responsables israéliens actuels. Avant la Nakba et la fondation d’Israël en 1948, Theodor Herzl, principal idéologue du mouvement sioniste, écrivait que le futur État juif serait « l’avant-garde de la civilisation contre la barbarie ». Il prônait en effet un projet colonial visant à installer une population majoritairement européenne, d’origine juive, sur une terre majoritairement peuplée de populations arabes, en l’occurrence la Palestine.
Aujourd’hui, ce discours est tenu par les responsables israéliens. Le Premier ministre Netanyahou a déclaré dans de nombreux discours après le 7 octobre qu’ »Israël ne mène pas seulement sa guerre, mais la guerre de l’humanité contre les barbares… » : « Nos alliés dans le monde occidental et nos partenaires dans le monde arabe savent que si nous ne gagnons pas, ils seront les prochains dans la campagne de conquête et de meurtre de l’axe du mal »… De même, le président israélien Isaac Herzog a affirmé que la guerre d’Israël contre Gaza « a pour but… de sauver la civilisation occidentale », Israël étant « attaqué par un réseau djihadiste » et « si nous n’étions pas là, l’Europe serait la prochaine, et les États-Unis suivraient ».
Les responsables occidentaux et les grands médias ont soutenu cette propagande. Le mot génocide ou guerre génocidaire n’est presque jamais mentionné par ces acteurs, mais il est en outre rejeté lorsqu’il est utilisé par les détracteurs d’Israël. Cette impunité de l’État israélien n’a pas commencé après le 7 octobre, mais dure depuis des décennies. Même les groupes traditionnels reconnaissent désormais la nature violente et réactionnaire de l’État israélien. Par exemple, Human Rights Watch et l’organisation israélienne B’Tselem ont tous deux dénoncé la saisie permanente de terres palestiniennes par Israël. Ils ont documenté la manière dont Israël a violé les lois internationales pour soutenir plus de 700 000 colons construisant des colonies dans les territoires occupés de Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Ils ont également conclu qu’Israël est un État d’apartheid qui accorde des privilèges spéciaux aux Juifs et réduit les Palestiniens à une citoyenneté de seconde zone.
Cela démontre une fois de plus que les soi-disant principes des États européens et des États-Unis concernant la démocratie et le respect des droits de l’homme ne sont utilisés que pour leur propagande rhétorique, cherchant à couvrir des politiques ancrées dans la protection de leurs propres intérêts politiques et économiques. Dans ce cadre, la déclaration du pasteur palestinien Munther Isaac, de Bethléem, est tout à fait correct :
« À nos amis européens, je ne veux plus jamais vous entendre nous faire la leçon sur les droits de l’homme ou le droit international. »
Comme indiqué plus haut, le mouvement sioniste, depuis ses origines en Europe jusqu’à la création d’Israël en 1948 et au déplacement des Palestiniens qu’il opère aujourd’hui, est un projet de colonisation. Pour établir, maintenir et étendre son territoire, l’État israélien a dû nettoyer ethniquement les territoires palestiniens de leurs habitants, chassés de leurs maisons et de leurs emplois. Pour ce faire, il a dû rechercher le soutien de l’étranger. En effet, tout au long de ce processus, il s’est allié à des puissances impérialistes, d’abord l’Empire britannique, puis les États-Unis, qui ont utilisé Israël comme leur agent dans la lutte contre leurs ennemis, ou perçus comme tels, dans la région, et lui ont apporté leur soutien. [5]
Les Britanniques ont d’abord soutenu le projet sioniste de créer une nation alliée dans une région d’une grande importance politique et stratégique – une « petite Ulster loyale », selon les termes de Ronald Storrs, haut fonctionnaire du ministère britannique des affaires étrangères et des colonies. Ensuite, Washington, en particulier après la guerre des Six Jours de 1967, a été le principal soutien d’Israël, qui a également joué le rôle de force de police locale contre les menaces américaines perçues dans la région et contre tout événement susceptible de remettre en cause son contrôle sur ses réserves d’énergie stratégiques.
Depuis lors, les États-Unis ont soutenu Israël. Washington a versé en moyenne 4 milliards de dollars par an dans les coffres de Tel-Aviv, soutenant sa colonisation de la Palestine et ses guerres d’agression contre différents gouvernements et mouvements de la région. Selon un rapport du Congressional Research Service de mars 2023, les États-Unis ont fourni à Israël 158 milliards de dollars d’aide bilatérale et de financement de la défense antimissile depuis 1948, ce qui en fait le plus grand bénéficiaire cumulé de l’aide étrangère des États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.
Depuis les années 1960, les gouvernements successifs américains ont mis en place une politique d’aide militaire envers l’Etat d’Israël permettant un « avantage militaire qualitatif » (Qualitative Military Edge) sur les états voisins et les acteurs non étatiques de cette zone. Entre 2013 et 2022, 69 % des armes importées en Israël provenaient des États-Unis.
Alors que les responsables américains ont utilisé à plusieurs reprises leur droit de veto contre des résolutions appelant à un éventuel cessez-le-feu, la guerre israélienne actuelle contre la bande de Gaza aurait été impossible sur le plan militaire sans le soutien continu des États-Unis. Washington a notamment accepté depuis le 7 octobre 2023 la fourniture de 25 avions de combat dernière génération F-35, et de l’autre 500 bombes MK82 et plus de 1 800 bombes MK84 – qui ne sont plus utilisées par les armées des États occidentaux dans des zones densément peuplées en raison des dégâts collatéraux inévitables. Ces livraisons d’armes ont contourné l’obligation de consultation du Congrès en invoquant des « pouvoirs d’urgence ».
Cette administration américaine a effectué également plus de 100 livraisons d’armes à Israël sans aucun débat public, en utilisant une faille dans laquelle le montant spécifique en dollars de chaque vente était inférieur au seuil requis à partir duquel le Congrès doit être averti. De son côté, le journal israélien Haaretz a déclaré que les données de suivi des vols accessibles au public montrent qu’au moins 140 avions de transport lourd à destination d’Israël ont décollé de bases militaires américaines dans le monde entier depuis le 7 octobre, transportant des équipements principalement vers la base aérienne de Nevatim, dans le sud d’Israël.
Et si le président américain Joe Biden a fait signe d’un mécontentement à la suite de l’attaque sur le convoi humanitaire du World Central Kitchen, tuant sept employés de l’organisation américaine, il a encore récemment affirmé que « la défense d’Israël reste essentielle, qu’il n’y a donc pas de ligne rouge qui pourrait couper toutes les (livraisons d’)armes pour que le pays n’ait plus de Dôme de fer pour le protéger »
De même, depuis novembre 2023, le gouvernement allemand, deuxième principal exportateur d’armes à Israël après les États-Unis, a approuvé l’exportation d’équipements de défense d’une valeur d’environ 303 millions d’euros (323 millions de dollars) vers Israël. À titre de comparaison, des exportations de matériel de défense d’une valeur de 32 millions d’euros avaient été approuvées en 2022.
La raison en est qu’Israël est toujours perçu comme un acteur clé pour préserver les intérêts occidentaux dans la région. Le processus de normalisation entre Israël et les pays arabes initié par le président Donald Trump et poursuivi par le président Joe Biden avait pour objectif de consolider les intérêts américains dans la région, y compris dans sa rivalité avec la Chine. L’un des principaux objectifs de l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre était de saper ce processus et a été temporairement couronné de succès.
Peu après le déclenchement de la guerre israélienne contre la bande de Gaza, l’Arabie saoudite a en effet réagi en interrompant tout progrès dans les accords bilatéraux entre elle-même et Israël et a annoncé qu’aucun processus de normalisation n’interviendrait entre les deux pays avant l’établissement clair d’un plan de route pour la création d’un État palestinien aux côtés d’Israël.
En outre, de nombreux États européens et les États-Unis ont tenté d’amalgamer l’antisémitisme et l’antisionisme pour criminaliser la solidarité avec la lutte palestinienne et le soutien à la campagne de boycott, de désinvestissement et de sanctions (BDS). Ces actions doivent être comprises comme un objectif plus large des élites occidentales visant les politiques progressistes et de gauche, comme nous l’avons vu au Royaume-Uni, en France, en Allemagne et aux États-Unis, et comme des tentatives de restreindre les droits démocratiques dans ces sociétés.
Dans ce cadre, les théories du complot affirmant que les Juifs contrôlent le monde ne remettent pas en cause les perspectives orientalistes, mais au contraire les renforcent. En effet, les différentes formes de racisme se nourrissent généralement l’une l’autre, comme l’a dit le penseur anticolonialiste Frantz Fanon : « Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous ». De plus, ce type d’explications minore en partie la responsabilité des élites occidentales dans la tragédie palestinienne.
Sans oublier que le soutien occidental à Israël n’a jamais empêché l’antisémitisme permanent de ses élites. De Lord Balfour au président américain Trump, tous ont soutenu des politiques ou des dynamiques antisémites. Lord Balfour était bien l’auteur de la lettre disant que « le gouvernement de Sa Majesté voit d’un bon œil l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif », mais aussi l’un des promoteurs de l’Aliens Act de 1905 qui fermait les frontières britanniques aux émigrants juifs fuyant les pogroms russes, tandis que les partisans de Trump défilaient à Charlottesville en 2017 en criant « Les juifs ne nous remplaceront pas ». De même, en France, Emmanuel Macron a été critiqué pour avoir réhabilité le maréchal Pétain ou remis sur le devant de la scène le théoricien antisémite Charles Maurras.
Remettre en cause l’orientalisme et l’impérialisme : une lutte commune menée par en bas
La remise en cause des perspectives orientalistes et racistes sur la Palestine et les Palestiniens, ainsi que sur d’autres populations non blanches, est liée à la lutte d’en bas dans le monde entier et en particulier dans les sociétés occidentales, dans lesquelles les institutions dirigeantes sont les principales productrices de ces idées. Comme nous l’avons déjà mentionné, la cause palestinienne influence la dynamique politique bien au-delà du Moyen-Orient.
Les premières critiques de l’orientalisme et des études orientalistes en Occident sont apparues pendant la période de décolonisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, sous la plume d’auteurs originaires de régions colonisées et vivant souvent dans des pays occidentaux, comme Anouar Abdel al-Malek [6] et Edward Said. Les études et orientations orientalistes dominantes dans les universités ont commencé à être remises en question après la Première Guerre mondiale de 1914-1918 et par la révolution russe, mais surtout par la résistance croissante et grandissante des mouvements anticoloniaux à l’impérialisme occidental en « Orient », de l’Asie à l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Plus tard, les mouvements antiracistes et féministes ont également joué un rôle dans la remise en question de ces idées dans les États occidentaux. [7]
De même, aujourd’hui, la multitude de luttes qui se déroulent dans diverses sociétés, dans les universités, sur les lieux de travail, dans les médias alternatifs, etc. en faisant pression sur les autorités dirigeantes et les gouvernements pour qu’ils agissent afin d’empêcher la guerre génocidaire israélienne continue contre la population palestinienne de la bande de Gaza, pour qu’ils fassent la lumière sur le contexte historique de la Palestine, sur la nature coloniale d’Israël et sur son système d’apartheid, et surtout pour qu’ils agissent en solidarité avec les Palestiniens, remettent en question la perspective orientale des grands médias occidentaux, qui servent de bouclier (parmi de multiples autres) pour protéger les intérêts de l’élite dirigeante.
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Cet article a aussi été publié sur le site de Al-Jazeera – Middle East Institute
Notes
[1] Aijaz Ahmad, Orientalism and After : Ambivalence and Cosmopolitan Location in the Work of Edward Said, Economic and Political Weekly, Vol. 27, No. 30 (Jul. 25, 1992), pp. PE98-PE116
[2] Voir Gilbert Achcar, « Mahdi Amel (1936-1987). Préface à un recueil de textes choisis », https://www.contretemps.eu/mahdi-amel-marxisme-arabe-liberation-nationale-preface-achcar/
[3] Voir Samir Amin, Eurocentrism, New York : Monthly Review Press, 1989
[4] Sadik Jalal al-’Azm, Orientalism and orientalism in reverse, https://libcom.org/article/orientalism-and-orientalism-reverse-sadik-jalal-al-azm
[5] Voir Joseph Daher, « La Palestine et les révolutions au Moyen Orient et en Afrique du Nord », Contretemps.
[6] La première critique est venue en effet du philosophe égyptien marxisant de l’université de la Sorbonne, Anouar Abdel al-Malek (né en 1923 au Caire), avec son article « l’Orientalisme en crise » écrit en 1962 et publié en 1963. Après avoir étudié à l’université d’Aim Chams, au Caire, et la Sorbonne, et avoir enseigné la philosophie au Lycée al-Hourriyya, au Caire, il fut nommé en 1960 Centre Nationale de la Recherche Scientifique (CNRS) à Paris. Voir Anouar Abdel Malek, « Orientalisme en crise », L’orientalisme en crise », Diogène, n° 44, hiver 1963, p. 109-142
[7] Il faut également souligner les écrits de Maxime Rodinson dans la critique de l’orientalisme, notamment son livre de « La fascination de l’Islam » publié en 1980 qui est une critique remarquable de l’eurocentrisme et de l’orientalisme.
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