C’est dans ce contexte que j’avais présenté en 2006 un premier rapport visant à introduire une réflexion sur ces catastrophes, les traitant déjà à l’époque comme un élément de la situation mondiale, analysant dans leurs fondements sociaux les « politiques de l’aide » mises en œuvre par les pouvoirs établis, ouvrant la discussion sur nos propres responsabilités et tâches en ce domaine [1]
Ce rapport montrait en particulier que la solidarité assurée par les organisations progressistes « de terrain » était efficace tant dans l’urgence que dans la durée. Pour l’urgence, j’avais notamment pris l’exemple du Pakistan où les premières maisons « en dur » reconstruites au Cachemire dans l’une des zones dévastées par le tremblement de terre l’avaient été grâce à la campagne impulsée par la Labour Education Foundation et le Labour Party Pakistan. Pour la durée, je m’étais notamment référé à l’action menée par Areds dans le Tamil Nadu (Inde), où Dalits (hors castes) et pécheurs avaient été mobilisés ensemble, par delà les barrières de castes, et où les bateaux reconstruits dans les villages côtiers étaient devenus la propriété collective des femmes : la reconstruction ne devait pas se faire « à l’identique » – en reproduisant les inégalités passées –, mais « en mieux », en renforçant les solidarités populaires et en combattant les dépendances.
Reconstruire « en mieux » est un combat. En effet, loin de réduire les inégalités sociales et les oppressions, les catastrophes humanitaires les accentuent, les possédants cherchant à profiter de l’état de dépendance et de choc des populations sinistrées. Le développement de complexes touristiques en lieu et place de villages rayés de la carte par un tsunami en fournit un exemple classique. Une solidarité internationale « de peuple à peuple », de « mouvements à mouvements », permet en revanche d’aider les milieux populaires à mieux défendre leurs droits dans toutes les étapes qui vont de l’aide d’urgence à la reconstruction (habitats, consciences, économie…).
Huit années se sont écoulées depuis ce premier rapport, avec une accumulation nouvelle d’expériences. Les conclusions politiques tirées à l’époque me semblent confirmées. Il est néanmoins important de revenir aujourd’hui sur de récents développements et des questions peu ou pas abordées dans le rapport de 2006, notamment en ce qui concerne les règles de l’action humanitaire.
I. Quelques développements récents
Notons parmi les développements récents :
L’extension et l’aggravation des phénomènes climatiques extrêmes
Le typhon Haiyan/Yolanda qui a frappé les Philippines en 2013 est le plus violent cyclone jamais enregistré touchant terre. Il devrait être de classe 6 (classification internationale) ou de classe 5 (classification philippine) – or, ces niveaux n’existaient pas, la classe la plus élevée étant 5 (ou 4 aux Philippines). C’est dire la nouveauté du phénomène.
Le réchauffement climatique provoque une élévation de la température moyenne des eaux, donc de son niveau – et donc de la gravité moyenne des inondations d’origine marine, le long des côtes. Ainsi, l’élévation du niveau des eaux s’est conjuguée avec la puissance des vents (avec des rafales dépassant les 300 km heures) pour provoquer des destructions d’une rare ampleur dans le centre des Philippines.
Les phénomènes climatiques extrêmes ne sont pas l’apanage du Sud. Cet hiver, la France et la Grande-Bretagne ont subi une succession très inhabituelle de violentes tempêtes (avec des rafales dépassant les 150 km heures), provoquant des destructions sur les côtes et des inondations à répétition. Les Etats-Unis quant à eux ont connu suivant les régions une sécheresse et une vague de froid exceptionnelles (l’hiver étant au contraire particulièrement doux en Europe occidentale).
L’interaction des catastrophes « naturelles » avec d’autres désastres socio-humanitaires
On sait depuis longtemps que le chaos climatique va aggraver bien des conflits, en particulier pour le contrôle de l’eau. Revenons sur trois exemples récents qui illustrent à quel point des catastrophes naturelles peuvent provoquer (ou se combiner avec) d’autres désastres sociaux et humanitaires.
L’exemple le plus dramatique concerne évidemment le Nord-est japonais où, en 2011, sur fond d’irresponsabilité et d’impréparation des lobbies industriels et du gouvernement, un tremblement de terre suivi d’un tsunami dévastateur a été le déclencheur de la catastrophe nucléaire de Fukushima, la plus grave avec Tchernobyl.
Rappelons que beaucoup de centrales nucléaires ont été construites le long des côtes, voire dans des zones sismiques…
Une partie importante du Bangladesh est menacée par les inondations liées notamment aux tempêtes tropicales. Les réfugiés climatiques, chassés de leurs villages, sont déjà nombreux. Les flux migratoires, y compris transfrontaliers, augmentent dans un contexte de crise sociale qui favorise, en Inde comme au Bangladesh, de vives tensions intercommunautaires.
Aux Philippines, le typhon Haiyan/Yolanda a affecté des millions de familles. Les zones sinistrées comptaient déjà parmi les plus déshéritées de l’archipel et les populations risquent de plonger dans une pauvreté structurelle, durable, plus grande encore. De nombreux réfugiés climatiques se sont par ailleurs rendus dans la capitale, à Cebu ou à Mindanao, gonflant les bidonvilles. Un effort supplémentaire est demandé aux migrants philippins travaillant – avec ou sans papier – dans de nombreux pays, alors qu’ils envoient déjà beaucoup d’argent à leurs familles. L’onde de choc sociale d’un phénomène climatique extrême de grande ampleur risque ainsi de se propager bien au-delà du territoire directement frappé.
Les pays du nord sont en règle générale mieux armés pour faire face à des catastrophes climatiques et limiter la propagation de ses effets sociaux. Mais avec la montée de la précarité dans ces sociétés et la réduction de plus en plus drastique des moyens dévolus aux politiques publiques de solidarité, on peut craindre en ce domaine aussi une « tiers-mondisation » d’une partie de l’Europe ou des Etats-Unis…
Le Capital, de l’inaction à l’action négative
Face à la crise écologique globale, continuer comme si de rien n’était – telle a été la philosophie de lobbies capitalistes et des gouvernements à leurs ordres. Si action il y a eu, elle ne concernait que des marges, ou se réduisait souvent à des opérations de communication. On peut craindre que le temps de l’action ne vienne, pour le pire et non le meilleur.
La crise climatique peut en effet être l’occasion d’immenses profits capitalistes. Le mécanisme est éprouvé, à petite échelle. On s’assure des profits en produisant de façon polluante – et on s’assure de nouveaux profits en vendant des systèmes de dépollution… La géo-ingénierie vise à élever cette logique à l’échelle de la planète : déverser de la limaille de fer dans les océans pour capter le CO2 ou disperser du souffre dans l’atmosphère pour réduire la température, ou encore mettre sur orbite des miroirs spatiaux géants pour réfléchir les rayons du soleil…
Des recherches et des expérimentations en climato- et géo-ingénierie sont déjà en cours – avec l’appui de financements publics. Or, leur mise en œuvre provoquerait des déséquilibres en chaine dans l’atmosphère ou les océans (de la multiplication des pluies acides à la modification des écosystèmes marins) dont on ne peut pas prévoir toutes les conséquences. Elle impliquerait aussi un nouveau bond en avant de la production, donc de son impact sur le chaos climatique et, plus généralement, la crise écologique globale : une spirale infernale.
Cependant, la raison écologique pèse peu face à l’attrait de la géo-ingénierie pour les capitalistes : outre d’immenses profits, elle promet en effet la création de nouveaux oligopoles bénéficiant d’une position de rente grâce à leur contrôle de systèmes planétaires – avec en contrepoint le renforcement de leur pouvoir politique dictatorial sur la société.
Haïti et la crise du système d’aide institutionnel
Je ne vais pas m’étendre ici sur cette question, mais l’incroyable marasme dans lequel l’aide institutionnelle a sombré en Haïti, après le séisme de janvier 2010, a eu des conséquences très profondes, révélant à quel point les politiques gouvernementales et l’intervention de certaines ONG pouvaient avoir des conséquences perverses, disqualifiant durablement les appels à la solidarité auprès de beaucoup de personnes de bonnes volontés : faillite meurtrière de l’ONU et des gouvernements, création d’un « marché de l’aide » avec mise en concurrence des associations humanitaires, abandon des populations sinistrées à leur sort…
Je ne disais pas en 2006 et je ne dis pas aujourd’hui qu’aucune association humanitaire internationale ne fait du bon travail ! Mais il faut contribuer à créer des conditions qui permettent à celles qui en font – du bon travail de solidarité –, de coopérer plus efficacement avec des mouvements sociaux progressistes.
Conclusions
De tout cela, je tire trois conclusions :
• Les effets de la crise climatiques se font sentir de façon croissante. Il faut certes s’attaquer à la source du problème en opposant à la logique capitaliste une politique publique fondée sur les exigences sociales et écologiques, à même de limiter puis de stopper le réchauffement atmosphérique et impliquant nécessairement des mesures anticapitalistes radicales. Mais il faut aussi prendre pleinement en compte le fait que la crise est un fait présent, qu’elle a d’ores et déjà des conséquences que nous devons intégrer dans l’analyse de la situation mondiale et dans la définition de nos tâches.
• La première de ces tâches reste le déploiement d’une solidarité indépendante des pouvoirs établis. C’était la principale conclusion du rapport de 2006. On ne peut s’en remettre aux institutions ou aux « professionnels de l’aide ». Des progrès ont été accomplis en ce domaine, mais limités. De plus, nous ne pouvons répondre seuls au problème posé. Il est très important d’associer (ou de s’associer avec) des organisations progressistes impliquées sur ce terrain d’action, des syndicats, des mouvements paysans, etc.
• Il faut continuer à apprendre d’une expérience encore récente et combler les lacunes du rapport de 2006. Nous avons besoin d’un véritable travail collectif de réflexion sur un champ d’intervention dont l’importance s’accroit, mais qui reste pour nous encore largement nouveau.
II. Leçons récentes
Ici encore, nous n’avons pas à réfléchir en vase clos : nous avons à apprendre de mouvements investis dans les secours humanitaires de longue date. Mais dans certains pays, comme aux Philippines, notre propre expérience est suffisamment riche pour nourrir notre réflexion. Je voudrais notamment aborder trois questions pas ou peu traitées dans mon rapport de 2006 : les principes de l’aide humanitaire, la question des réfugiés climatiques comme nouveau secteur social, la politique de prévention – et revenir sur l’importance des choix fait en matière de reconstruction.
Les règles de l’aide humanitaire
J’insistais en 2006 sur le fait indéniable que l’action humanitaire n’échappe pas à la politique. Les possédants cherchent à profiter de la crise pour renforcer leur emprise sur la société et favoriser leurs intérêts propres. Nous visons à aider les plus démunis pour qu’ils ne soient pas les oubliés de l’aide et puissent défendre leurs intérêts jusque et y compris lors de la reconstruction socio-économique.
A s’en tenir là, cependant, on risque d’en conclure que « tout est politique », quitte à ignorer les règles de l’action humanitaire en temps de catastrophe.
Faisons un parallèle avec l’action médicale. Un groupe de médecins progressistes choisira d’intervenir pour des milieux populaires plutôt que dans les beaux quartiers ; mais là où ils pratiquent, ils soigneront tout le monde, riche ou pauvre. Nous choisissons de porter secours en priorité dans des communautés démunies, souvent là où l’aide institutionnelle n’arrive pas, peu ou tardivement ; mais l’aide sera distribuée en fonction des besoins (ampleur des destructions dont sont victimes chaque famille et leur état de dénuement…) sans faire un préalable des positionnements politiques des uns ou des autres.
Cette question est particulièrement sensible après une catastrophe climatique de grande ampleur : les dévastations sont telles que le tissu social se déchire et que les populations survivantes restent profondément traumatisées, perdant leur libre arbitre. Outre des proches, les survivant.e.s ont souvent tout perdu : logement, biens, mais aussi moyens d’existence (bateaux de pêche, matériel agricole ou de transport, récoltes ou plantations, sources d’emplois…) – l’économie elle-même est dévastée. Il leur faut littéralement repartir de zéro. Plus la zone sinistrée est vaste, et plus le sentiment d’abandon est profond – le sentiment de se retrouver sans avenir.
Les mouvements sociaux ne résistent généralement pas à un cataclysme majeur et, dans le meilleur des cas, il leur faut du temps avant de retrouver une capacité d’action. Par exemple, à Tacloban (la principale ville portuaire de l’île de Leyte), après le passage du typhon Haiyan/Yolanda, le syndicat militant des conducteurs de tricycles était atomisé. Il a fallu renouer les contacts et s’occuper des familles de membres plongées dans la détresse, les aider à trouver à boire, à manger, puis à se loger, bien avant que le syndicat puisse à nouveau jouer un rôle d’acteur social.
Les secours d’urgence visent à parer au plus pressé, mais aussi à recréer des conditions indispensables à la reprise d’une activité collective. C’est un moment très délicat dont les puissances établies (grandes familles possédantes, partis clientélistes, églises identitaires…) ne se privent pas de profiter en exigeant une « dette de reconnaissance » pour l’aide (plus ou moins réelle) apportée.
Quel peut être pour nous le lien entre l’action humanitaire avec ses principes « apolitiques » (offrir une aide sans condition à des populations sinistrées) et l’engagement politique auprès de couches populaires en lutte pour leurs droits en temps de crise ? Nos propres principes d’auto-organisation, conçue comme condition de l’autoémancipation. Les puissances établies cherchent à pérenniser l’état de dépendance d’une population sinistrée, nous cherchons à favoriser sa capacité d’autoaffirmation, d’indépendance ; c’est la différence.
Les réfugiés climatiques : secteur social, mouvement social
L’une des principales leçons de notre expérience récente, c’est que dans les pays frappés par des catastrophes climatiques récurrentes, un nouveau milieu social, un nouveau secteur social apparaissent : les populations « survivantes », les réfugiés climatiques. Si les riches ont les ressources nécessaires pour reprendre rapidement pied dans la société, il n’en va pas de même des pauvres (ou des familles brutalement paupérisées par la catastrophe). En l’absence d’une intervention publique massive et efficace en leur faveur, ils sont condamnés à subir longtemps les conséquences de tels désastres ; alors que d’autres cataclysmes vont créer de nouvelles populations survivantes – voire frapper à nouveau les victimes du précédent !
On peut tracer un parallèle avec les chômeurs et précaires dans l’Europe d’après-guerre. Hier, une chômeuse ou un chômeur n’était en général qu’un salarié entre deux emplois ; aujourd’hui, c’est un milieu social avec ses permanences et son renouvellement constant. Hier le statut de précaire était marginal (même les immigré.e.s bénéficiaient souvent d’un travail stable) ; aujourd’hui il devient une norme. De nouveaux milieux sociaux apparaissent (ou réapparaissent), ce qui exige de (re)penser, de percevoir leurs formes possibles d’organisation, leurs dynamiques.
Les situations de catastrophes humanitaires ne datent pas d’aujourd’hui à Mindanao, du fait notamment de conflits militaires récurrents ; et nos camarades ont une longue expérience en ce domaine. Cependant, ce n’est que récemment que les cyclones de forte intensité sont devenus plus fréquents dans le Sud philippin (ils frappaient surtout, auparavant, le centre ou le nord de l’archipel). En décembre 2011, le typhon Washi/Sendong et des inondations ont dévasté des régions côtières où ils sont actifs, notamment à Iligan, dans des quartiers populaires où ils étaient implantés. Pour la première fois, nos camarades ont été directement confrontés aux effets dévastateurs, psychologiques et sociaux, de telles catastrophes climatiques – et à l’apparition de ce milieu social que constituent les réfugiés climatiques. Ils ont mobilisé leurs réseaux militants dans cette province et les provinces alentour : ce fut une « expérience fondatrice » qui leur a permis d’être mieux préparés à agir quand un typhon encore beaucoup plus violent, Haiyan/Yolanda, a frappé le centre de l’archipel deux ans plus tard.
Des mouvements de « survivants » et survivantes sont nés, auto-organisés, animés par des victimes de la catastrophe climatique. Deux ans plus tard, alors que le combat pour leurs droits se poursuit à Iligan (Mindanao), des cadres issus de cette expérience ont été à Leyte (Visayas) porter secours aux victimes du super typhon Hiyan/Yolanda : ces mouvements s’inscrivent dans la durée, se reconnaissent, peuvent s’entraider et tisser des liens, s’affirmer sur le plan national – et pourquoi pas international.
Des populations sinistrées sont en droit d’espérer secours et solidarité – ce qui nous concerne au premier chef quand nous sommes en capacité d’offrir l’un et l’autre. Mais au-delà de ce plan, disons « élémentaire », il nous faut aussi répondre à l’émergence d’un nouveau secteur social (les réfugiés climatiques) exigeant des formes d’organisation propres – et qui peut concerner jusqu’à des millions de personnes ! Du fait même de la profondeur du sinistre, les questions classiques auxquelles nous sommes confrontés dans les mobilisations vont se poser avec une acuité particulière : inégalités de classes et de statuts, oppression de genre, tensions intercommunautaires, racismes et intolérances religieuses, castisme (quand il y a des castes), violences envers les femmes, situation et besoins spécifiques des enfants…
Le point sur lequel je voudrais insister est celui-ci : intervenir en direction de ce nouveau (pour nous) secteur social est complexe – il faut apprendre de l’expérience – et c’est un enjeu majeur qui concerne toute l’organisation. Ce n’est pas une responsabilité passagère, marginale, l’affaire d’une commission ad hoc et de quelques « spécialistes » en aide humanitaire, pleins de bonne volonté. L’ensemble de l’organisation doit comprendre ce qu’il y a de neuf en ce domaine, être capable de mobiliser ses ressources militantes, de soutenir une action sur le long terme ; elle doit savoir réagir sans tarder quand une nouvelle zone est frappée et prendre nombre de mesures : redéploiement de cadres, collectivisation de l’expérience, formation aux principes de base de l’action d’urgence, etc. …
De même, ce domaine doit être intégré au programme général de l’organisation. On a déjà évoqué dans le passé bien des facettes de cette question et je voudrais seulement revenir sur aujourd’hui deux d’entre elles : la prévention des risques et la reconstruction dans l’intérêt des couches populaires.
La politique de prévention des risques
Le rapport de 2006 n’a pas donné à la politique de prévention des risques l’importance qu’elle mérite. Pour les pays touchés par des phénomènes climatiques extrêmes et récurrents (ils sont de plus en plus nombreux), il ne s’agit pas d’un vague « principe de précaution » : lesdits risques sont avérés et, bien souvent, des départements administratifs sont censés y parer. Si les gouvernements se révèlent néanmoins impotents face aux désastres, c’est en toute connaissance de cause.
Les raisons pour lesquelles un gouvernement faillit à ses responsabilités sont multiples : indifférence des élites par rapport au sort des pauvres, corruption… Ces raisons peuvent être très profondes. Par exemple, aux Philippines, la distribution des fonds et la mise en œuvre des secours nationaux passent par les autorités locales non pas pour renforcer la démocratie directe, mais parce que, dans un régime clientéliste, cela conforte à tous les échelons les rapports de patronage ou la négociation des alliances entre « grandes familles ». Problèmes : une catastrophe climatique majeure rend les autorités locales impotentes et le système se grippe…
Plus généralement, la prévention ne se limite pas à un ensemble de mesures « techniques » (disponibilité de moyens de secours…). On ne peut, par exemple, prévenir les risques d’inondation liés aux pluies torrentielles ou à l’élévation du niveau des océans sans s’attaquer à de puissants lobbies économiques : mines, agro-industrie, immobilier, tourisme, spéculation financière… Ce qui exige que l’Etat fasse prévaloir l’intérêt commun sur les intérêts privés capitalistes.
Il y a en ce domaine un lien particulièrement étroit entre un programme d’urgence visant à protéger la population et un ensemble de « revendications transitoires » dont la légitimité est évidente (il s’agit d’éviter des désastres humanitaires !) et qui impliquent, pour être mises en œuvre, de s’attaquer à la toute-puissance du Capital.
La politique de reconstruction
On retrouve ce lien en ce qui concerne la politique de reconstruction que nous défendons après une catastrophe climatique. Le rapport de 2006 le soulignait déjà. Disons, de façon très synthétique, que la reconstruction nous pose très directement la question de la réforme agraire dans le monde rural et de la réforme urbaine en ville. Il s’agit pour une part d’exigences adressées aux autorités, mais aussi, d’autre part, de ce que les mouvements de survivantes et survivants peuvent initier eux-mêmes.
Dans les villages dévastés, rebâtir les habitations ne suffit pas ; ce sont les conditions générales d’existence qui doivent être reconstituées. Les autorités doivent ainsi doter les familles sinistrées de lopins de terre qui leur permettent de produire sans attendre, par exemple, que de nouveaux cocotiers arrivent à maturité. Par ailleurs, les mouvements peuvent de leur propre initiative revivifier une agriculture paysanne qui aide à stabiliser le tissu social, à ne plus dépendre des seules monocultures ou des propriétaires fonciers, assure un environnement plus sain aux enfants – et qui participe d’un programme de lutte contre le réchauffement atmosphérique. L’échange d’expérience est ici crucial : des paysannes et paysans engagés depuis des années dans une agriculture biologique à Mindanao apportent leur savoir-faire aux communautés rurales sinistrées de Leyte.
Dans les villes, la reconstruction pilotée dans les quartiers populaires par les autorités peut conduire à des situations désastreuses quand une grande partie des fonds alloués est détournée, que les normes architecturales minimales ne sont pas respectées, que les conditions d’existence ne sont pas prises en compte : expulsion des sinistrés loin des zones de travail, des transports collectifs et des services de santé ; manque d’intimité au sein des immeubles et enfants laissés « à découvert », sans protection, quand leurs parents sont absents ; création de zones ghettoïsées, criminogènes… Le combat pour le droit au logement et pour un urbanisme conçu dans l’intérêt des pauvres prend alors un caractère particulièrement vital contre la grande propriété immobilière et la spéculation foncière.
La lutte des réfugiés climatiques rejoint ainsi celui les mouvements paysans et de pauvres urbains, favorisant les passerelles, les convergences et la formation de coalitions territoriales ou sectorielles du local au niveau national.
III. La solidarité internationale
La coalition Mi-HANDs (Mindanao) s’est constituée en réponse aux dévastations produites par le super typhon Haiyan/Yolanda. Elle a consenti un effort considérable pour porter secours à des communautés sinistrées dans le nord de l’île de Leyte. La campagne qu’elle a engagée tient d’abord à sa capacité à mobiliser des ressources militantes, mais aussi au soutien financier qu’elle a reçu sur le plan international.
Si l’on ne tient pas compte des prêts, Mi-HANDs a reçu à ce jour 32.000 euros – environ 1.000 euros collectés sur place, 10.000 reçu de Belgique et 21.000 envoyés via la campagne initiée par Europe solidaire sans frontières (ESSF). Je donne ces chiffres pour montrer que même à notre échelle, ce qui peut être fait compte effectivement. Et que ce soutien doit se poursuivre, alors que Mi-HANDs s’engage dans une nouvelle étape : réhabilitation et reconstruction de villages dévastés.
ESSF a reçu l’appui de nombre de personnes et d’organisations dont une partie est réunie dans cette salle. Cependant, ses moyens restent bien entendu trop limités. Elle ne peut initier qu’une ou deux campagnes financières par an, exclusivement à destination de l’Asie. Les montants collectés sont fort insuffisants au regard des besoins. ESSF ne peut pas accompagner ses partenaires locaux aussi longtemps qu’il le faudrait (de grandes associations de solidarité engagent des programmes de reconstruction sur 10 ans…). Il faut donc élargir le socle de la solidarité.
On se heurte à une difficulté : la perte des traditions de « solidarité populaire », de « mouvements à mouvements ». Pour l’essentiel, les organisations progressistes ne s’engagent plus depuis longtemps sur ce terrain, le laissant aux seules associations et ONG spécialisées (voire aux organismes paragouvernementaux). Au mieux, un syndicat, par exemple, enverra de l’aide à son organisation sœur dans le pays concerné par une catastrophe humanitaire. Quelques progrès ont été réalisés ces dernières années, ESSF a par exemple collaboré en France avec l’Union syndicale solidaires. Par ailleurs, d’autres mouvements défendent des conceptions assez proches des nôtres en cette matière, comme le Secours populaire français.
Nous avons nous-mêmes encore beaucoup à apprendre – y compris de la part d’associations qui mènent des actions de solidarité depuis de longues années. Nous pouvons aussi inciter d’autres partis et mouvements progressistes à s’engager sur ce terrain et favoriser la prise en compte de cette question dans des réseaux militants comme le Forum populaire Asie-Europe (AEPF). Nous avons notre rôle à jouer, aussi modeste soit-il, dans le développement de cet engagement internationaliste ou dans la réflexion politique quant à ce qu’il implique.
Tout en poursuivant les campagnes de solidarité financière – pour l’heure envers les Philippines.
Notes
[1] Voir sur ESSF (article 1745), Tsunami, Katrina, Cachemire : éléments de réflexion politiques sur une succession de catastrophes naturelles.