Non seulement ces jeunes gens passent-ils outre le vote démocratique d’assemblées légalement reconnues dans lesquelles ils avaient toute liberté de prendre la parole et de défendre leur position.
Non seulement font-ils primer un droit individuel sur des droits collectifs.
Non seulement utilisent-ils les juges et les tribunaux pour régler au judiciaire un conflit qui devrait être pris en charge par les responsables politiques et qui concerne une question fondamentale de société.
Non seulement sont-ils en train de miner de l’intérieur un mouvement historique aux implications dépassant la seule question de l’accessibilité aux études par le seul aveuglement opiniâtre de leur égocentrisme exacerbé.
Non seulement ne semblent-ils pas prendre conscience que les étudiantEs en grève sont tout autant qu’eux désireux d’étudier, simplement, pas à tout prix tout de suite, pas au prix de l’accessibilité de l’éducation.
Non seulement ne semblent-ils pas prendre conscience que les étudiantEs en grève les défendent eux aussi – eux et leurs enfants.
Non seulement ne semblent-ils pas prendre conscience qu’une hausse des frais de scolarité ferait perdre des sessions par centaines aux étudiantEs forcéEs de travailler pour financer leurs études et ne pouvant pas assumer de sessions à temps plein – ou forcéEs d’abandonner des cours par surcharge et surmenage.
Non seulement font-ils passer leur session, cette session d’hiver 2012, avant toutes ces centaines de sessions qui seront perdues plus tard pour les autres, et peut-être même pour eux-mêmes dans quelques années s’ils sont acculés à l’échec ou à l’abandon à cause du cumul du travail et des études.
Non seulement appliquent-ils la logique du calcul utilitariste à une échelle si microscopique qu’elle invalide celui-ci et le met en contradiction avec lui-même.
Non seulement tout cela, donc...
Mais encore, chez ces jeunes gens, trouve-t-on une haïssable conception de l’enseignement.
Car sans doute conçoivent-ils un cours comme une séance de cinéma pour laquelle ils auraient payé un billet d’entrée. Que la salle soit vide ou pleine. Que les gens dorment ou bavardent. Qu’ils mangent du pop-corn, des hot-dogs ou des bretzels. Qu’ils soient attentifs ou non. Qu’on soit l’après-midi ou le soir, en semaine ou un jour férié. Le film est le même. Et si on a payé son entrée, on a droit à son film.
Sauf qu’un enseignant qui donne un cours, ce n’est pas la bobine d’un film qui se déroule. La « matière qu’il donne » comme on dit (et comme on ne devrait pas dire) n’est pas un produit fini qui vient en bloc : c’est un contenu qui s’incarne au moment où le cours est donné.
Si la classe est molle et digestive, l’enseignant « ramera » pour tenter de réveiller son groupe et probablement sera-t-il insatisfait de son cours – et probablement que le groupe dans son ensemble se sera ennuyé par sa propre passivité.
Si la classe est vive et réactive, le cours glissera tout seul, l’enseignant trouvera même de nouvelles idées, fera de nouvelles connexions et les bons mots jailliront – et tout le monde sortira de là heureux, ayant passé un bon moment.
Si la classe lutte pour comprendre les contenus, l’enseignant ralentira, disséquera, avancera pas à pas – on fera des efforts ensemble, on sortira fatigués, mais en ayant le sentiment d’avoir accompli quelque chose, d’avoir vaincu collectivement un sommet conceptuel.
Un cours, c’est de la matière vivante, comme la danse ou le théâtre sont des arts vivants. C’est une performance dont la qualité et la forme dépendent du public, de son écoute, de son humeur, de son nombre, de ses connaissances et de sa motivation. Dépendent même de la salle, de sa luminosité, de sa disposition, de son orientation, de sa température ou de son hygrométrie.
Et précisément, le bon professionnel est celui qui sait traverser tous ces éléments. Qui parvient, contre vents et marées, contre sécheresse et adversité, à « faire passer » la matière tant désirée : en s’adaptant, comme un navigateur pilote son embarcation dans le milieu vivant et jamais à court de surprises qu’est l’océan : entre savoir, expérience et improvisation.
Alors... Si la classe est vide. S’il n’y a qu’une seule personne devant l’enseignant. Si l’étudiant qui est face à lui est quelqu’un qui menace de faire basculer un mouvement historique par son individualisme. Si cet étudiant est tellement égoïste qu’il fait passer son intérêt présent avant celui de tout un peuple. S’il est tellement autolâtre qu’il privilégie sa voix et son droit sur celui de toute une assemblée de ses semblables.
Et si cette personne est là en vertu du seul décret d’un juge. Et si l’enseignant lui-même est là parce qu’il est sommé de l’être sous peine d’amendes ou d’emprisonnement. Et si l’étudiant qui est face à lui considère son enseignant comme un projecteur de cinéma devant régurgiter une matière qui lui serait due.
Et si cet étudiant tente d’injoncter jusqu’à la conscience de l’enseignant. Injoncter son savoir, bribes d’un patrimoine universel qu’il a patiemment accumulées en lui. Injoncter son expérience, fruit de centaines, de milliers d’heures de cours données. Injoncter ses capacités d’improviser, d’imaginer des parades aux difficultés rencontrées lors d’un cours.
Si cet étudiant cherche à injoncter l’enseignant jusque dans son désir de transmettre ses savoirs avec application, amitié, souci, écoute. Si cet étudiant cherche à injoncter l’appétit d’échange et de vie qui fait l’essence du métier d’enseignant.
Alors dans ce cas-là, je ne sais pas comment la matière s’incarnera...
Ce que je sais, c’est que passer deux fois cinquante minutes en tête-à-tête avec l’ongle de Goliath, une injonction sur la tempe, ce doit être long... Comment enseigne-t-on face à quelqu’un qui vous considère explicitement comme une vache, un frigo, un distributeur à matière ? Et qui piétine avec tant d’inconséquence le principe même d’avoir des camarades de classe : qui piétine le "ensemble" que doit constituer un moment de classe ?
Ce que je sais, c’est qu’on doit avoir envie de vomir l’injoncteur, de l’engueuler, de le mépriser. On doit avoir envie de se taire obstinément ou de l’interroger sans relâche sur son geste. Mais certainement pas d’enseigner sa matière. Comment peut-on se forcer à donner un cours à quelqu’un qui est aussi réfractaire au principe du don, de l’échange et de la solidarité - à la démocratie ?
Ce que je sais encore, c’est que le décor de ce spectacle est odieux.
Ce que je sais encore, c’est que la mise en scène de cette performance n’a rien à envier aux sordides dispositifs déployés dans les régimes kafkaïo-orwelliens. Où c’est par l’iniquité qu’on en appelle à la justice. Où c’est par l’insulte que l’on exige le respect. Où c’est par la terreur et l’isolation que l’on fait régner l’ordre.
Un ordre glacial et castrateur, où rien de trop ne doit être dit. Où tout peut être compris de travers. Même un regard. Même un geste. Où le « retour à la normale » est une formule de menace.
Alors comme à l’UQO, il faut s’unir. Former une chaîne. Faire bloc.
Protéger ce professeur contre son injoncteur et cet injoncteur contre lui-même. Protéger le savoir contre cette conception matérialiste et contractuelle. Protéger la société contre cette culture mercantile et procédurière qui fait apparaître et proliférer le nouveau type anthropologique qu’est l’étudiant client-consommateur-injoncteur. Protéger cette grève contre les juges et contre les "responsables" au pouvoir qui refusent d’assumer leurs fonctions politiques. Protéger les principes démocratiques contre ceux qui sont sensés en être les gardiens mais qui dérapent ici sérieusement en s’enfermant dans leur bulle.
Les protéger contre vents et marées, sécheresse et adversité, en bon citoyen qui sait désobéir quand c’est aux fondements de la justice et du bon sens que l’on touche.
Joan Sénéchal
Professeur de philosophie contre la hausse