Édition du 3 décembre 2024

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France

France - Les femmes et les minorités de genre, en première ligne de la lutte pour nos retraites

Les méfaits de la contre-réforme des retraites sur les femmes ont largement été dénoncés : du fait des carrières incomplètes, des contrats à temps partiels, des salaires plus bas, elles seraient plus nombreuses à devoir attendre 67 ans pour ne pas avoir à subir la décote, qui réduit drastiquement le niveau de pension de retraite. Avec le système actuel, leurs pensions sont déjà inférieures de 40 % à celles des hommes.

Tiré de Contretemps
28 mai 2023

Par Fanny Gallot

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En 2003, une tribune contre la réforme des retraites avait été rédigée grâce aux membres de l’intersyndicale Femmes qui s’est constituée en 1997. Cependant, leur texte «  Les femmes continueront à payer le prix fort ! » paru dans le journal le Monde n’avait eu alors que peu d’écho. Annick Coupé se souvient qu’à Solidaires, «  le camarade qui était en charge du dossier retraites et de la rédaction de nos tracts, quand je demandais que l’on parle des inégalités vécues par les femmes, il me disait de trouver une phrase à remplacer pour surtout ne pas rallonger le texte, il fallait négocier pied à pied  !  »[1]

L’idée a ensuite fait son chemin, cette question étant progressivement prise en charge par les organisations syndicales. En 2010, les effets de genre de la nouvelle réforme des retraites apparaissent plus clairement. Des publications, des tracts syndicaux reviennent spécifiquement sur les inégalités de genre de la réforme, une question qui est également intégrée dans les tracts plus généraux. En 2019-2020, Annick Coupé, ancienne porte-parole de Solidaires et secrétaire générale d’ATTAC, confiait au journal le Monde : « c’est la première fois que cette question a une telle visibilité et que l’enjeu de l’égalité hommes-femmes est devenu aussi central »[2].

En 2023, la contestation féministe s’appuie sur les acquis de ces mobilisations antérieures et les effets néfastes sur les femmes apparaissent encore plus systématiquement : les réseaux féministes syndicalistes à l’initiative des « grandes perdantes » de 2019 sont réactivés, de même que les Rosies, qui accèdent à davantage de visibilité encore. En outre, de nouvelles structures féministes rassemblent une nouvelle génération militante, produit de la nouvelle dynamique féministe mondiale, à l’image de la Coordination féministe rassemblant collectifs féministes, associations et assemblées. Elles s’emparent de la question des retraites, de même que des structures militantes veillant à souligner les effets néfastes de la contre-réforme sur les minorités de genre.

C’est ainsi que la stratégie de la grève féministe, reprise depuis plusieurs années par les organisations syndicales en France, s’est trouvée davantage portée autour des 7 et 8 mars 2023 : la lutte contre la casse de nos retraites constitue désormais explicitement une lutte féministe qui s’articule également à un combat anticapitaliste.

La casse des retraites : accentuer « la crise de la reproduction sociale »

Avec le néolibéralisme et la réduction progressive de la place de l’État pour ouvrir de nouveaux marchés, la philosophe Nancy Fraser parle de « crise de la reproduction sociale  »[3].

Cela se manifeste notamment par la multiplication de politiques s’attaquant aux institutions chargées du travail reproductif – le travail, rémunéré ou non, favorisant la production et la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire les travailleurs et les travailleuses elleux-mêmes – telles que les crèches, les hôpitaux ou encore les EPHAD. Du fait de la précarisation accrue et de la paupérisation des classes populaires, cela se traduit par une tendance à miner les capacités à se nourrir, se loger, être éduqué, etc. En d’autres termes, de produire et de reproduire cette force de travail.

Le système de retraite par répartition, issu des organisations ouvrières et généralisé à partir de 1945, est un enjeu central de la reproduction sociale de par sa masse monétaire (350 milliards d’euros par an) et sa logique redistributive censée, si ce n’est compenser, du moins réduire, une fois arrivé l’âge de la retraite, les inégalités salariales subies au cours des années de carrière. S’y attaquer, c’est dégager d’immenses opportunités de profit pour les fonds financiers comme BlackRock, à partir des retraites par capitalisation de celles et ceux qui en auraient les moyens ; mais c’est aussi revenir à une organisation sociale dans laquelle le soin des personnes âgées des classes populaires repose largement sur du travail non rémunéré, effectué dans la famille, essentiellement par des femmes.

En plus des mécanismes redistributifs entre ancienNEs actifVEs, le système actuel de retraite par répartition permet également d’amortir – un peu – les inégalités de genre entre ex-actifs et ex-inactives grâce aux pensions de réversion que touchent les veuves au titre des droits à la retraite de leur défunt mari. Ces pensions de réversion constituent une forme de rémunération a posteriori du travail domestique gratuit effectué dans le cadre du mariage, selon le sociologue Paul Hobeika[4].

Mais ce mécanisme, qui reconnaît la dépendance financière institutionnalisée des femmes dans le mariage, protège de moins en moins de femmes depuis l’augmentation des divorces, comme des unions libres ou des PACS : le nombre de bénéficiaires de la réversion se réduit rapidement, sans que d’autres outils de solidarité adaptés aux nouvelles formes familiales ne soient mis en place.

Ces éléments articulant la contestation du néolibéralisme à celles des femmes et des minorités de genre sont au cœur des mobilisations qui se déploient. Il ne s’agit plus seulement d’ajouter « les femmes » ou les LBTQI+, mais bien de considérer la manière dont ces attaques font système.

Le travail reproductif au cœur d’une contestation féministe en ébullition


Libération compte
150 actions le 8 mars 2023, « y compris dans les villes moyennes  », à l’image de la géographie de l’ensemble de la contestation, contre «  une soixantaine à la même date l’an dernier  »[5]. Des garderies sont organisées pendant la grève le 8 mars et au-delà, à l’image du 6 avril à Grenoble. L’AG féministe y organise une garde d’enfants solidaire de 8h30 à 19h, ainsi qu’une caisse de grève dont elle redistribue les ressources à des personnes ayant fait grève le 8 mars. L’AG précise qu’elle a redistribué l’argent collecté notamment « à au moins 15 aides à domicile et 15 agentes d’entretien en lycée ».

Ainsi, se déploie l’idée selon laquelle ce sont les métiers à prédominance féminine – le travail reproductif rémunéré mais déqualifié dans la sphère professionnelle, des métiers pourtant essentiels – qui pâtissent le plus de l’inflation et peinent à trouver les moyens de participer à la grève. La déqualification liée à la naturalisation des compétences des femmes est ainsi dénoncée et prise en compte dans la lutte.

Plus encore, un saut qualitatif s’est opéré quant à la réappropriation de la grève féministe dans la dynamique de la mobilisation du 7 mars appelée par l’intersyndicale, au point que des journalistes en fassent leurs titres, à l’image de la Provence : « Si les femmes s’arrêtent, il se passe quoi ? » La centralité du travail domestique non rémunéré effectué dans la famille est largement dénoncée, notamment dans la mesure où il permet d’expliquer les carrières hachées.

Ainsi, la Collective des Mères Isolées, à Montreuil, déplore l’absence de prise en compte dans la contre-réforme des familles monoparentales, dont 86 % sont portées par des femmes, elles-mêmes davantage exclues du marché du travail : 1/3 des cheffes de familles monoparentales sont sans emploi et 37 % des mères isolées exercent à temps partiel.

De même, l’assemblée féministe Paris-Banlieue prépare aussi la « grève féministe pour nos retraites », soulignant que « les femmes, les personnes LGBTQI+, les personnes racisées, les personnes handicapées sont les plus exposées par la réforme des retraites qui s’annonce. Les parcours [professionnels] hachés, souvent liés au travail reproductif, à l’éducation des enfants et au soin, diminuent les pensions. Sans compter les discriminations, les exclusions et les difficultés rencontrées sur le marché du travail. »

En d’autres termes, les structures féministes récentes font le lien entre la dévalorisation de certains métiers principalement assumés par des femmes – souvent racisées en région parisienne – et le travail domestique gratuit effectué dans la famille pour souligner les conséquences de cette contre-réforme, notamment sur les femmes des classes populaires.

Face au capitalisme : invertissez-vous !

Dans les manifestations, des « pink blocs » rassemblent des collectifs et des associations qui dénoncent les effets néfastes de la réforme des retraites pour les personnes LGBTQI+. Elles s’inscrivent dans la dynamique de la tribune intitulée Pour une retraite radieuse des LGBTI initiée par les Inverti·e·s, un collectif qui se définit comme « LGBTI, trans-pédé-gouine, mais également marxiste et anticapitaliste  ».

Al, du collectif « Queers parlons travail », insiste notamment auprès de Mediapart sur les carrières « marquées par nos transitions de genre, par des discriminations, voire par une fuite du salariat pour ne plus subir le sexisme, l’homophobie et la transphobie sur nos lieux de travail […] nous n’avons donc pas de carrières complètes. La majorité des personnes queers travaillent également dans le social, l’éducatif ou l’associatif, qui sont des métiers très féminisés, moins bien rémunérés, parfois à temps partiel. Nos pensions en seront diminuées d’autant. »[6]

Par ailleurs, les personnes trans peinent à faire valoir les trimestres travaillés avant leur transition et leur changement de nom. En outre, la solidarité intergénérationnelle peut être empêchée par le rejet dans les familles susceptibles de laisser les personnes LGBTQI+ particulièrement isolées à l’âge de la retraite, d’autant que les personnes LGBTQI+ sont davantage privées du droit d’en créer une, à l’image des mères lesbiennes qui n’ont pas toujours accès à la PMA. En bref, des moyens réduits pour financer le placement en EPHAD avec ses coûts exorbitants liés à la marchandisation.

Là encore, l’intrication entre travail domestique non rémunéré et emplois dévalorisés dans la sphère professionnelle est mise en avant pour souligner les effets néfastes de la contre-réforme.

Répression des actions

La répression des actions féministes n’est pas nouvelle, bien qu’historiquement on ait longtemps considéré qu’elles en étaient préservées : on se souvient de la marche de nuit pour un « féminisme populaire antiraciste » du 7 mars 2020, chargée par les forces de l’ordre après que les manifestantes avaient été nassées, tandis que certaines d’entre elles avaient été littéralement traînées dans les escaliers du métro[7].

La répression qui s’abat actuellement sur le mouvement n’épargne pas les féministes. Le 7 février 2023, ce sont les Rosies organisant une action devant l’Assemblée nationale pendant le débat parlementaire qui sont placées en garde à vue :

«  On a mis en danger les valeurs de la République, dégradé le patrimoine national, déstabilisé le gouvernement avec une danse et de la craie !  », ironise Youlie Yamamoto[8].

Une semaine plus tard, quatre colleuses du mouvement « Relève féministe » sont à leur tour arrêtées alors même que le collage ne constitue pas une infraction passible d’une peine de prison. Elles sont finalement libérées le lendemain : elles ne sont pas poursuivies, ce qui signifie que les procès-verbaux ne sont pas établis. Au fond, il s’agit d’intimider les militantes, de leur faire peur. Et cela peut s’accompagner de propos sexistes, voire de violences sexuelles.

Ainsi, le 14 mars, ce sont quatre étudiantes qui déposent plainte pour « violences sexuelles par dépositaire de l’autorité publique  »suite à une fouille dans une nasse qui s’est traduite par des «  palpations avec les mains à l’intérieur des sous-vêtements  » selon l’une des avocates, accompagnées de propos insultants et humiliants[9]. Finalement, l’élargissement et la radicalisation de la contestation des femmes et des minorités de genre fait peur au pouvoir, au point que des moyens répressifs de toute sorte sont mis en œuvre pour la faire taire.

« Désandrocentrer » le travail, un moteur implicite de la contestation

Le Conseil recherche ingénierie formation pour l’égalité femmes-hommes (Corif) avait calculé en 2017[10] que le rattrapage des inégalités salariales pourrait rapporter 5,5 milliards d’euros de cotisations supplémentaires pour la retraite. La revalorisation des métiers qui entrent dans le champ du travail reproductif, ces activités essentielles comme l’avait révélé la pandémie de covid, conduirait, de plus, à une augmentation des salaires de nombreuses femmes permettant de financer également les retraites, comme l’ont répété des féministes depuis janvier 2023.

En outre, Céline Bessière et Sybille Gollac insistent sur l’absence de reconnaissance du travail domestique et parental, témoignant de la «  conception masculine du travail  »qui préside à cette contre-réforme[11] : le « désandrocentrement » du travail constitue donc un moteur implicite de la contestation des femmes et des minorités de genre. Et cet enjeu est éminemment anticapitaliste, dans la mesure où il implique un changement de logique, une inversion des priorités, non plus fondée sur les profits de certainEs, mais sur les besoins de touTEs.

*

Fanny Gallot est historienne, maîtresse de conférences à l’Université Paris-Est Créteil et chercheuse au Centre de recherche en histoire contemporaine comparée (CRHEC). Ses recherches portent sur le travail des femmes et le syndicalisme.

Notes

[1] « De 1995 à aujourd’hui : la place des femmes dans les mobilisations contre les réformes des retraites », Entretien avec Annick Coupé, réalisé par Rachel Silvera, dans Le genre au travail. Recherches féministes et luttes de femmes, sous la dir. de Nathalie Lapeyre, Jacqueline Laufer, Séverine Lemière, Sophie Pochic et Rachel Silvera, Syllepse, 2021.

[2] Raphaëlle Besse Desmoulières, « Retraites : la voix des femmes résonne dans le mouvement social », le Monde, 9 mars 2020.

[3] Nancy Fraser, « Crise du care ? Paradoxes socio-reproductifs du capitalisme contemporain », Capitalisme et reproduction sociale. Avant 8 heures, après 17 heures, Blast, 2020, p. 41-65.

[4] Paul Hobeika, « Le patriarcat d’outre-tombe. Veuvage, réversion et recomposition des rapports sociaux à l’âge de la retraite », Nouvelles Questions Féministes, vol. 41, n° 1, 2022, p. 48-65.

[5] Anne-Sophie Lechevallier, « Les actions anti-réforme au cœur de la journée des droits des femmes », Libération, 8 mars 2023.

[6] Célia Mebroukine, « Retraites : le “pink bloc” veut réconcilier luttes LGBTQI+ et luttes sociales », Mediapart, 10 février 2023.

[7] « À Paris, les manifestantes chargées par les forces de l’ordre lors de la “Marche féministe” », L’Obs, 8 mars 2020.

[8] Nadège Dubessay, « Youlie Yamamoto, la riposte féministe en bleu de travail », L’Humanité, vendredi 10 février 2023.

[9] Karl Laske, « À Nantes, quatre étudiantes qui manifestaient accusent la police de violences sexuelles », Mediapart, 18 mars 2023.

[10] https://www.corif.fr/wp-content/uploads/2018/02/le_cout_des_inegalites_version_internet-2.pdf

[11] Céline Bessière et Sibylle Gollac, « Retraites : la réforme macroniste renforce une conception masculine du travail », Libération, 30 janvier 2023.

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