Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Entretien avec Pierre-Jean Luizard

« Les djihadistes de l’Etat islamique ont appliqué en Irak la politique déjà pratiquée en Syrie »

Les combattants de l’Etat islamique (EI) poussent leur avantage dans le Kurdistan syrien. Après avoir pris quelque 60 villages, ils ont encerclé la ville de Kobané en kurde (Aïn al-Arab), la troisième agglomération kurde de Syrie, tout près de la frontière turque. Quelque 60’000 à 80’000 Kurdes syriens cherchent à fuir la région vers la Turquie (voir l’article publié sur ce site en date du 21 septembre 2014).

Publié par Alencontre le 22 - septembre - 2014

Contrairement aux Kurdes d’Irak, ces Kurdes de Syrie ne bénéficient pas de livraisons d’armes ou d’un « soutien aérien » des Etats-Unis ou de la France, comme c’est le cas dans le Kurdistan irakien. L’EI veut s’assurer un contrôle des territoires à cheval sur la frontière syro-irakienne. L’EI dispose d’un armement puissant face à quelques centaines de combattants kurdes armés au mieux de kalachnikovs. Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan (Irak), a appelé – pour la forme – la « communauté internationale » à intervenir. Silence. Seuls des combattants du PKK (Parti des travailleurs du Kudistan – Turquie), pour la majorité, ont rejoint, avec difficulté, le Kurdistan syrien afin de lutter contre l’EI aux côtés des peshmergas de Syrie Il ne faut pas oublier que l’EI a pu se développer dans l’est de la Syrie (gouvernorat de Deir ez-Zor), durant plus d’un an, dans la quasi-indifférence du pouvoir dictatorial de Damas. Or c’est dans cette région – outre le nord de l’Irak – que l’EI nourrit son trésor de guerre grâce au pétrole puisé, raffiné dans des installations de fortune et revendu sur le marché noir à un prix deux fois inférieur au cours mondial. Il est estimé que cela leur rapporte quelque 2 millions de dollars par jour. L’EI commerce aussi ce « bien essentiel » avec le régime d’El-Assad.

Dès lors, le combat contre l’EI (Daech en arabe) pose aussi bien la question des origines de l’apparition de l’EI en Syrie et en Irak que de sa croissance rapide et d’une politique « post-Daech » pour autant que celui-ci soit « éradiqué » selon les termes d’Obama. Ce qui ne semble pas un objectif qui puisse être atteint à court terme, pour ne pas dire le contraire. Afin de saisir la complexité de la situation et la trajectoire des affrontements présents, nous reproduisons ici l’entretien donné par Pierre-Jean Luizard à Thomas Cantaloube. Pierre-Jean Luizard est l’auteur, entre autres, de l’Histoire politique du clergé chiite, Ed. Fayard, 2014 ; Laïcités autoritaires en terre d’islam, Ed. fayard, 2008 ; La question irakienne, Ed. Fayard, 2004 ; Le choc colonial de l’islam, Ed. La Découverte, 2006. (Rédaction A l’Encontre)

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Dans l’émergence et les victoires de l’Etat islamique en Irak, quelle est la part de la motivation religieuse et la part de revendication politique contre la gestion du gouvernement central ?

Pierre-Jean Luizard : Cette question renvoie à une différence entre politique et religion telle qu’elle s’est institutionnalisée en France depuis maintenant plus d’un siècle, mais qui n’est pas la même dans les pays musulmans et en particulier en Irak. L’islam dans les pays arabes du Moyen-Orient n’est pas une simple spiritualité, et la politique n’est pas, tant s’en faut, indépendante de la religion. La direction religieuse chiite a une longue tradition d’intervention dans les affaires politiques. De grands ayatollahs ont directement dirigé les mouvements de lutte contre la mainmise européenne sur les économies d’Iran et de l’Empire ottoman, mais aussi contre les occupations par les puissances européennes durant la Première Guerre mondiale : en 1914-1918, de grands ayatollahs se sont ainsi transformés en chefs de guerre, dirigeant le djihad sur le terrain contre l’invasion britannique. La révolution de 1920 contre le mandat britannique a également été dirigée par un grand ayatollah chiite.

Nous n’avons pas la même histoire : l’histoire de l’islam n’est pas identique à l’histoire du catholicisme ou du protestantisme en Europe. L’islam en particulier a joué un rôle de mobilisation dans les luttes anticoloniales et cela a été particulièrement vrai en Irak. Cette vision franco-française, réductrice et fausse, de ce qui est religieux et de ce qui est politique en islam, se manifeste dans la dichotomie que l’on fait abusivement à Paris entre islam et islamisme.

Dans nos dictionnaires, il est écrit « l’islamisme désigne l’islam politique ». On veut voir l’islam non pas comme il est, mais comme l’on voudrait qu’il soit ! Le mot « islamisme » a été utilisé il y a plusieurs siècles par Voltaire comme un synonyme d’islam. Puis c’est dans les années 1970 que Bruno Etienne [1] et Gilles Kepel ont commencé à parler d’islamisme, non pas tant pour cibler l’islam politique que pour montrer qu’il y avait un processus de sécularisation de la religion et d’idéologisation de la religion. C’est-à-dire que l’islam devenait le langage du politique et du social. Cet islam qui ne serait pas politique n’a existé que dans les désirs des puissances coloniales, notamment de la France, qui a toujours vu la religion comme quelque chose qu’il fallait contrôler, et qui a promu cette image d’un bon islam apolitique.

Il n’y a donc pas de séparation, en contexte chiite ou sunnite, entre religion et politique. D’autant moins que les systèmes politiques fondés par la Grande-Bretagne en 1920 et par les Etats-Unis en 2003 étaient assis sur un système communautaire à la libanaise, mais inavoué. Aux débuts de l’Etat irakien, on ne parle pas de chiites ni de sunnites, mais une fois la défaite du mouvement chiite consommée en 1925, c’est bien un Etat sunnite qui s’est mis en place, avec un certain nombre d’élites militaires issues des confréries soufies, et avec d’anciens fonctionnaires de l’Empire ottoman qui ont monopolisé le pouvoir et exclu les trois quarts de la population chiite et kurde.

En 2003, les Américains ont pris les exclus de l’ancien système, et c’est ce tandem chiito-kurde qui s’effondre aujourd’hui.

C’est ce contexte historique communautaire et communautariste qui est aujourd’hui au cœur des enjeux. C’est religieux ET politique. L’identité religieuse est une appartenance qui, en Irak aujourd’hui, est devenue hélas la plus importante. Beaucoup de mes amis qui étaient des militants de la gauche laïque, communistes notamment ou baasistes, avaient oublié qu’ils étaient sunnites ou chiites. Désormais, ils ne peuvent plus ignorer une appartenance à laquelle le système politique en place les a assignés.

Est-ce que ce système de quotas communautaires inavoué, instauré par les Américains, n’est pas la faille originelle qui aboutit à la situation actuelle ?

Le premier Etat irakien a été construit contre la société irakienne, y compris contre les Arabes sunnites qui, à la fin du régime de Saddam Hussein, ont été à leur tour soumis à la répression. Mais si les grandes puissances avaient laissé les Irakiens libres de leur destin, ce système se serait effondré à la fin des années 1970. Il y avait à l’époque une guerre civile larvée entre le parti Baas et le mouvement religieux chiite renaissant, avec les Kurdes et avec le parti communiste irakien. Ce système confessionnel a été sauvé par la fuite en avant de Saddam Hussein et de sa guerre contre l’Iran [septembre 1980 à août 1988 avec des centaines de milliers de morts]. Il a exporté hors des frontières une lutte qui était intérieure. Ceci n’a été possible que grâce au soutien militaire et politique des pays occidentaux au régime de Saddam Hussein. On connaît la suite, avec la descente aux enfers de l’Irak.

En 2003, les Américains se sont retrouvés face aux mêmes enjeux que les Britanniques en 1920. Dans la société irakienne, dans le contexte d’une occupation étrangère, on ne peut pas s’adresser aux électeurs sur des bases citoyennes. Il y a des réflexes primaires, claniques, tribaux, locaux et communautaires, qui l’emportent. Les Américains n’ont pas sciemment tenté de reconstruire l’Irak sur des bases confessionnelles, mais c’est la réalité qui s’est imposée à eux dans un contexte d’occupation. Ils auraient très bien pu essayer de ressusciter un leadership sunnite, mais le traumatisme de la chute de Saddam Hussein pour les sunnites a fait que les Américains ont été contraints de s’adresser à l’opposition.

Ils ont mis en place ce système des quotas, avec un président kurde et deux vice-présidents sunnite et chiite, un chef de gouvernement chiite et deux vice-chefs de gouvernement kurde et sunnite, un chef du parlement sunnite et deux vice-présidents chiite et kurde, et ainsi de suite dans tous les ministères…

Un système à la libanaise

Les choses sont ainsi divisées à l’infini pour tenter de représenter les trois communautés. Mais à la différence de 1920, le paradoxe est qu’il est plus facile pour une puissance d’occupation étrangère de diriger le pays à travers une minorité qu’à travers une majorité. Le système politique fondé par les Britanniques a tenu plus de 80 ans, même s’il était en fin de course, alors que le système fondé par les Américains a mis moins de dix ans à s’effondrer.

Le vice de ce système, c’est qu’il y a toujours des exclus. Quand Laurent Fabius dit [le 20 août 2014 et à diverses reprises] : « Il faudrait que le gouvernement irakien ait une politique inclusive », il ne se réfère pas à la réalité du système politique en place aujourd’hui, dans la mesure où les bases communautaires condamnent les différents acteurs à avoir la place de leur poids démographique.

C’est en raison de cette confusion entre majorité démocratique et majorité démographique qu’on a abouti au sentiment justifié des Arabes sunnites de perte de leur « irakité ». Traditionnellement, les chiites en Irak, où ils sont majoritaires, sont beaucoup plus attachés aux idéologies qu’on appelle « irakistes », par contraste avec les idéologies nationalistes arabes (qui font des chiites une minorité dans un monde arabe majoritairement sunnite).

Mais dans le système actuel, les Arabes sunnites n’ont pas d’autre perspective que de demeurer une minorité sans ressource et sans pouvoir. Ils se détournent aujourd’hui de l’Etat irakien pour regarder vers leurs frères en arabité et en islam, de l’autre côté de la frontière, en Syrie, avec lesquels ils sont souvent liés tribalement et familialement. Cette frontière est totalement artificielle. D’ailleurs, une des premières actions de l’Etat islamique, après l’effacement de la frontière faussement attribuée à « Sykes-Picot » [2], a été d’établir une province à cheval sur la Syrie et l’Irak, la wilâyat al-Furât (la province de l’Euphrate).

Le système que les Américains ont légué aux Irakiens est un système à la libanaise, même si rien n’est dit à ce sujet dans la Constitution, hormis la reconnaissance de l’identité kurde. Les tentatives de sortir du confessionnalisme, qui avaient recueilli la majorité des suffrages des Irakiens lors des dernières élections, notamment la liste de l’Etat de droit de Nouri al-Maliki et al-Iraqiya de Iyad Allawi, n’ont pas fonctionné. Les sunnites qui avaient abandonné leur boycott ont voté massivement pour al-Iraqiya, qui est devenu une liste sunnite. Et Nouri al-Maliki a regagné le giron de la maison commune chiite. Donc c’est bien un système communautariste et confessionnaliste qui échoue aujourd’hui et qui explique l’effondrement de l’Etat irakien.

Vous dites que Maliki voulait sortir de ce système confessionnaliste, et pourtant c’est à lui que l’on fait porter le chapeau de l’effondrement.

C’est vrai qu’on l’accuse de tous les maux, d’autoritarisme et de sectarisme. Mais Maliki ou un autre, cela aurait été la même chose. Ce ne sont pas les hommes en l’occurrence qui sont importants. Maliki s’est fait élire à la tête de sa liste de l’Etat de droit, ce qui veut bien dire ce que ça veut dire, sur la promesse de la fin des quotas et de la fin du confessionnalisme qui a causé tant de morts, notamment durant la guerre civile de 2005 à 2008.

Mais dans le contexte des institutions actuelles, votées sous un régime d’occupation étrangère, la classe politique a été élue et renouvelée sous ce régime. Dans un tel système, les élus ne sont pas libres. S’ils veulent garder leur poste, ils doivent obligatoirement satisfaire un certain nombre de réseaux clientélistes qui les ramènent à des solidarités locales, puis confessionnelles. Dans ce système, tout ce qui est donné à d’autres, en termes de financement ou d’infrastructures par exemple, est perçu comme étant en moins pour soi. Si Maliki n’a pas répondu aux attentes majoritaires de la population d’en finir avec le confessionnalisme et les quotas (la muhassasa), c’est très largement à cause des institutions. Voulant conserver le pouvoir, et ne pouvant pas compter sur les sunnites, il a dû revenir dans le bercail des partis religieux chiites.

Les sunnites, eux, se souviennent qu’ils ont eu le monopole de l’Etat depuis toujours et qu’ils sont majoritaires au-delà des frontières de l’Irak. Si la seule solution qu’on leur propose est de rester une minorité sans ressource ni pouvoir, l’Etat islamique leur apparaît comme une meilleure solution.

Comment expliquer la rapidité avec laquelle l’Etat islamique a émergé ?

Les Arabes sunnites d’Irak ont tenté d’utiliser les printemps arabes et, par mimétisme, de faire valoir leur volonté de réformes. Il y a eu l’illusion parmi de nombreux Arabes sunnites qu’ils pouvaient trouver leur place dans ce système moyennant un certain nombre de réformes qu’ils ont demandées à Maliki, sans voir que celui-ci était coincé par sa base électorale et qu’il ne pouvait pas les satisfaire.

Il y a eu un mouvement de protestation pacifique au début, avec des sit-in, et les djihadistes n’ont connu leur essor rapide qu’à partir du moment où la force armée a été massivement employée par le gouvernement. D’abord contre Falloujah (tombée aux mains de l’Etat islamiste en janvier 2014), et ensuite contre ces mouvements protestataires pacifiques, avec l’utilisation de méthodes dignes du gouvernement syrien de Bachar el-Assad avec bombardement de quartiers d’habitations, d’hôpitaux…

L’EI : tort de la faiblesse de ses adversaires…

A partir de ce moment-là, il y a eu un renversement brutal de tendance. Les leaders locaux, qui sont ceux qui comptent, les chefs de tribu, de clan et de quartier, ont réalisé que leur tentative d’intégration était un échec. Le seul protagoniste qui leur faisait une offre politique, d’autant plus alléchante qu’il proposait de leur donner le pouvoir local, était l’Etat islamique. Du coup, il l’a emporté très rapidement.

L’Etat islamique a expérimenté à Falloujah un nouveau mode de domination sur les villes, à savoir de remettre le pouvoir entre les mains des acteurs locaux. A Falloujah ou à Mossoul, les djihadistes n’ont occupé la ville que quelques jours, avant de remettre le pouvoir à des milices locales dépendant de chefs de quartier, moyennant un certain nombre de conditions d’allégeance envers l’Etat islamique. Les miliciens de l’Etat islamique sont en dehors de ces villes.

Il est vrai aussi que l’armée irakienne s’était comportée, notamment à Mossoul, comme une armée d’occupation. Cela explique que l’arrivée des djihadistes ait été considérée comme une libération pour beaucoup de gens, même si certains ont préféré fuir. A cela il faut ajouter la duplicité des dirigeants kurdes, qui n’ont pas toujours été ce rempart contre les djihadistes que l’on veut faire valoir aujourd’hui.

Je le sais de source sûre : il y a bien eu un marché entre les Kurdes et l’Etat islamique qui prévoyait le partage des territoires conquis sur l’armée irakienne, les Kurdes s’octroyant une partie des territoires disputés et Kirkouk, et les djihadistes ayant Mossoul et d’autres territoires. A partir de juillet, au moment où l’avancée des djihadistes vers Bagdad a été arrêtée par les milices chiites et l’armée, les djihadistes ont rendu les Kurdes responsables de l’échec de leur plan commun de prendre Bagdad en tenaille, et l’accord a été dénoncé. Il y a eu une convergence d’intérêts manifeste avant que les deux protagonistes n’en viennent à se combattre.

L’Etat islamique n’est pas une entité monolithique. Jusqu’à quand peut-il tenir ?

Il y a une trentaine de milliers de combattants irakiens, arabes et étrangers non arabes. En Irak, cela regroupe l’immense majorité du spectre salafiste, mais aussi de la branche irakienne d’Al Qaïda. On ne trouve pas en Irak de dichotomie comme en Syrie entre Jabhat al-Nosra et l’Etat islamique. Il y a ensuite une alliance avec d’autres groupes irakiens très différents.

La base militaire la plus importante est celle des tribus et, pour les villes, des chefs de quartier et de clan. Et puis il y a aussi l’ex-leadership militaire de l’ère Saddam Hussein, qui avait déjà commencé à l’époque de la guerre Iran-Irak sa conversion vers un islam militant, par haine de l’Iran et des chiites. Même si l’on se souvient que dans sa jeunesse [lors de son adhésion au parti Baas dans les années 1950] il avait fait profession de foi laïque, Saddam Hussein n’a pas été le dernier à utiliser la rhétorique sunnite et islamique de façon croissante contre ses ennemis chiites.

Tous ces groupes-là ont des intérêts qui, aujourd’hui, convergent, parce qu’on est dans un contexte d’effondrement de l’Etat. Finalement, l’Etat islamique est surtout fort de la faiblesse de ses adversaires. Toute sa rhétorique transfrontalière et transnationale qui, au début, paraissait chimérique, si l’on considère qu’elle incluait d’anciens dirigeants de l’armée irakienne, a fini par prendre corps. Cette alliance semble solide tant qu’il n’y aura pas en face des propositions politiques qui pourront dissocier les Arabes sunnites de l’Etat islamique. On ne leur fera pas une seconde fois le coup des conseils Sahwa (des miliciens sunnites payés et armés par les Américains pour combattre Al Qaïda dans la province d’al-Anbar à partir de 2007).

Il y a un an, l’Etat islamique était un groupuscule. Il a réussi sa progression fulgurante grâce à l’effondrement des institutions locales, et grâce au fait qu’il a établi avec des alliés locaux une alliance qui tient bon. Mais aussi parce qu’en face il n’y a aucune autre proposition. C’est la très grande faiblesse de la conférence internationale qui a eu lieu à Paris début [le 15] septembre 2014 : elle ne propose qu’un volet militaire, incomplet parce que sans troupes au sol, mais surtout sans aucun volet de proposition aux Arabes sunnites. Il faudrait offrir quelque chose à destination de toute une population qui se sent exclue aujourd’hui, afin qu’elle trouve un intérêt à se dissocier des djihadistes. Mais jusqu’à présent, hormis quelques accrocs avec certaines tribus, plus en Syrie qu’en Irak d’ailleurs, il y a une forte unité. On a vu au mois de juillet un très grand rassemblement à Mossoul de tous les dirigeants locaux de la ville : ils se sont juré fidélité sur un certain nombre de principes, dont celui de ne jamais autoriser le retour de la police ou de l’armée irakiennes dans la ville.

Qu’est-ce que l’on sait du soutien des populations à l’Etat islamique dans les zones qu’il contrôle ?

C’est une zone qu’il est pratiquement impossible de pénétrer. Par exemple, au lendemain de l’occupation de Mossoul par les miliciens de l’Etat islamique, entre le quart et le tiers de la population est parti. Ceux qui sont restés étaient dans l’attentisme. Mais les djihadistes ont appliqué en Irak la politique déjà pratiquée en Syrie (à Raqqa et à Deir ez-Zor), c’est-à-dire assurer un certain nombre de services publics que l’Etat irakien avait abandonnés.

Aujourd’hui, les marchés sont totalement approvisionnés, il n’y a plus de pénuries, qui étaient parfois organisées par le gouvernement irakien pour punir telle ou telle population. Le racket a totalement disparu. Circuler dans Mossoul est devenu extrêmement facile alors qu’avant il y avait partout des check-points de l’armée irakienne, qui se conduisait comme une armée d’occupation. Il y a eu des exécutions publiques de ceux qui avaient pratiqué la politique de racket et de pénurie.

L’Etat islamique a compris qu’il devait rendre le pouvoir à des acteurs locaux et qu’il devait assurer les services publics minimaux, et être sans concession par rapport à la corruption. Les prix ont baissé d’une façon incroyable sur les marchés de Mossoul.

La stratégie de terreur de l’Etat islamique…

Il y a évidemment un revers de la médaille aux conditions du retrait des djihadistes de la ville : les populations ne doivent utiliser que les emblèmes de l’Etat islamique, il y a des consignes vestimentaires strictes, et il y a une répression sans pitié pour les adversaires de l’Etat islamique. Les minorités religieuses, chrétiennes, yézidies ou shabaks, sans parler des chiites, sont en passe d’être éradiquées, soit par une violence directe implacable, soit par la menace. Mais on ne connaît pas très bien la situation, car il y a un parti pris de l’Etat islamique de jouer sur une communication de la terreur.

Cette terreur existe certainement, mais on ne sait pas si tout ce que l’on impute à l’Etat islamique est vrai, ou si les rumeurs sont une façon de maintenir une emprise sur des populations hésitantes et de défier les pays occidentaux. Il y a par exemple eu la rumeur selon laquelle l’Etat islamique avait ordonné l’excision des femmes : c’était faux.

Pourquoi cette stratégie de communication de la terreur ?

Il y a une stratégie consciente et délibérée de la part de l’Etat islamique à travers cette succession d’exécutions par décapitation, très largement médiatisées. Il s’agit de traumatiser les opinions occidentales qu’ils connaissent bien, car un nombre important de combattants sont originaires de nos pays, sachant que cela obligerait nos dirigeants politiques à faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire déclarer la guerre à l’Etat islamique sous le coup de l’émotion et du choc des images. Sans même prendre le temps de développer une stratégie politique pour accompagner une stratégie militaire, dont le couplage est seul capable de vaincre l’Etat islamique.

Nous sommes tombés dans le piège puisque l’Etat islamique apparaît aujourd’hui aux yeux des autres djihadistes comme le principal groupe : la prétention califale d’Abou Bakr al-Baghdadi prend toute sa dimension dans le fait qu’il est à la pointe du combat contre « les croisés ». J’en veux pour preuve les appels de deux branches d’Al Qaïda à ne plus se combattre entre djihadistes et à apporter toute l’aide nécessaire à l’Etat islamique face à la coalition dirigée par les Etats-Unis.

On sait aussi que le début des frappes aériennes a correspondu à un soutien accru au Moyen-Orient, et au-delà, à l’Etat islamique, en argent et en afflux de combattants. C’est avéré à la frontière turque, où le nombre de personnes essayant de s’infiltrer a été multiplié par dix depuis le début des frappes américaines. Sur le plan local, il s’agit de mener une politique « main de velours dans un gant de fer », c’est-à-dire à la fois services publics minimaux et politique de la terreur, qui dissuade les éventuels rebelles à l’autorité de l’Etat islamique de se manifester.

Est-ce qu’on n’est pas en train de créer une future poudrière en armant les combattants kurdes, sachant que les dirigeants kurdes souhaitent un Etat indépendant ?

C’est le dilemme actuel des dirigeants occidentaux : il y a une urgence à contrer l’avancée fulgurante de l’Etat islamique et, dans ce contexte, les deux seules forces disponibles sont les peshmergas d’un côté et l’armée irakienne de l’autre. Or le problème vient du fait que ces deux forces ont été, les premières, les fossoyeurs de l’unité irakienne et qu’elles ont largement contribué à la dissidence des Arabes sunnites.

On imagine mal les Kurdes, obsédés par le Grand Kurdistan, rentrer gentiment dans leurs trois provinces après avoir récupéré un certain nombre de territoires disputés. Ailleurs, les villes qui ont été reprises par l’armée irakienne ne l’ont été que parce que c’étaient des villes qui n’étaient pas peuplées majoritairement par des sunnites, mais qui étaient soit turkmènes-chiites soit kurdes-chiites.

On voit bien le cercle vicieux quand Fabius dit : « Nous voulons venir en aide à l’Irak et au gouvernement irakien. » Mais de quel Irak s’agit-il, sachant qu’il n’y a plus d’Etat irakien, que le gouvernement ne représente plus l’ensemble des Irakiens, et qu’un certain nombre de gens ne se sentent plus irakiens ? Les Kurdes vont vouloir être payés de retour pour le « service » qu’ils ont rendu aux pays occidentaux. Et ce retour ne peut être qu’une reconnaissance de leur indépendance et de leur annexion de territoires disputés. Du point de vue du gouvernement de Bagdad, on parle de venir en aide aux peshmergas comme si l’on avait pris acte du fait qu’ils n’étaient plus irakiens.

On est dans un cercle vicieux où, quoi qu’on fasse, on est entraîné dans la spirale communautaire et confessionnelle. Je crains que ce plan n’ait été celui de l’Etat islamique : nous entraîner dans une lutte confessionnelle où nous n’avons rien à faire, pour nous faire apparaître comme les ennemis de l’islam sunnite.

Pensez-vous que le nouveau gouvernement irakien qui a succédé à Al-Maliki puisse faire des propositions politiques et tendre la main à certaines composantes de l’Etat islamique ?

Non, je crois qu’on ne fera pas aux Arabes sunnites une seconde fois le coup des conseils de Sahwa. S’il s’agit de rééditer les politiques des Américains à partir de 2005, à savoir appâter des tribus sunnites avec de l’argent et de l’armement, alors l’Etat islamique nous bat sur ce terrain, et il bat surtout les chiites. Il dispose en effet d’un capital financier quasiment illimité. Encore une fois, le problème est politique et aucune solution purement militaire ne pourra s’imposer si elle n’est pas accompagnée d’un volet politique. Il y a un processus de confessionnalisation des sunnites, qui est tout à fait nouveau et qui fait que les retournements tribaux sont beaucoup plus difficiles. Il y a désormais une conscience politique sunnite qui a émergé et qui explique qu’il y ait très peu de retournements : les enjeux sont toujours locaux, mais ils sont directement liés à des enjeux transnationaux.

Il y a un an, les Arabes sunnites d’Irak ne considéraient pas la frontière syro-irakienne comme devant être effacée, alors qu’aujourd’hui le discours transnational de l’Etat islamique rencontre un écho grandissant auprès d’une population qui refuse l’avenir qui lui est promis dans le cadre des institutions irakiennes actuelles.

L’Etat irakien ne peut pas se réformer parce qu’il est construit sur des bases confessionnelles, et que chaque politicien est prisonnier d’une base électorale locale, régionale et confessionnelle dont il ne peut pas s’émanciper s’il ne veut pas perdre son mandat. On nous a dit que Maliki était parti, mais on l’a récemment vu siéger derrière son successeur Haydar al-Abadi lorsqu’il a reçu des ministres européens et arabes. On se demande ce qu’il faisait là. Al-Abadi apparaît comme un clone, non pas tant de Maliki que d’un système politique qui ne peut pas se réformer. Ce ne sont pas les promesses de Haydar al-Abadi de ne pas bombarder les villes sunnites et sa main tendue aux sunnites (mais qu’a-t-il à offrir ?) qui changeront la donne. Ce sont les institutions irakiennes qu’il faudrait remettre à plat, en particulier la Constitution mortifère de 2005, votée sous un régime d’occupation américaine, et qui piège tous les acteurs politiques et religieux irakiens.

C’est ce qu’il aurait fallu faire lors d’une conférence internationale : coupler l’action sur le terrain, qui ne devrait pas se limiter à des frappes aériennes, mais devrait inclure des actions au sol qui ne peuvent pas être le fait de l’armée irakienne ni des Kurdes qui sont des protagonistes de la crise, avec des solutions politiques. Il faudrait que des troupes onusiennes interviennent au sol, afin de créer les conditions propices à une vaste consultation de la population sous l’égide de l’ONU, avec des questions comme celles que les Irakiens se sont déjà vu poser lors d’un référendum en 1918 : « Dans quel Etat voulez-vous vivre ? Voulez-vous vivre dans l’Etat irakien et avec quelles frontières ? Et sinon, quelle entité souhaitez-vous rejoindre ? » Et contrairement à ce qui a été fait en 1918 par la puissance occupante britannique, il faudrait que la communauté internationale s’engage à respecter ce choix.

Il y a un choix auquel on n’échappera pas, c’est l’indépendance du Kurdistan. Mais si les Arabes sunnites disent majoritairement : « Nous voulons l’union avec nos frères syriens de la vallée de l’Euphrate », il faudra respecter leur choix. Si les Etats de la région ont aussi facilement accueilli des régimes autoritaires, et pendant aussi longtemps – en Irak, en Syrie, en Libye… – c’est aussi parce qu’il s’agissait de créations coloniales artificielles qui ont séparé des populations ou qui en ont autoritairement réuni d’autres, et qui ont surtout manifesté la trahison, par les Alliés, des promesses qu’ils avaient faites aux Arabes [en 1915 par Sir Henry McMahon] d’un royaume unifié. (Publié sur le site de Mediapart, le 21 septembre 2014, entretien réalisé le 18 septembre, corrigé par Pierre-Jean Luizard le 21 septembre 2014)


[1] Bruno Etienne, 1937-2009, est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels, L’islamisme radical, Ed. LGF, 1989 ; La France et l’islam, Ed. Hachette 1989 ; Ils ont rasé la Mésopotamie : du droit de coloniser au devoir d’ingérence, Ed Eshel, 2000 ; Islam. Les questions qui fâchent, Ed, Bayard 2003 ; Le Fait religieux, comme fait politique, Ed. de l’Aube, 2009, sous la direction de Franck Frégosi. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Après une longue préparation diplomatique, le 16 mai 1916, un accord est conclu à Londres (Downing Street) entre Sir Mark Sykes et François-Georges Picot, accord qui prévoyait, à terme, un découpage dudit Moyen-Orient en cinq zones. L’opposition est grande de divers côtés, surtout quand l’accord est transmis par le pouvoir bolchevique, en janvier 1918, au gouvernement ottoman qui est « propriétaire de ces terres ». Suite à des affrontements militaires significatifs, cet accord sera concrétisé et « légalisé », avec des mandats attribués, lors de la Conférence de San Remo (avril 1920), placée sous l’égide la Société des Nations. (Rédaction A l’Encontre)

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