Jamie Gough ( professeur retraité de l’Université Sheffield) et John Kirby (professeur retraité de l’Université Sheffield Hallam)
Red Pepper, premier février 2021
Traduction, Alexandra Cyr
Introduction
Finalement, le Royaume uni a quitté l’Union européenne. C’est donc l’entente du 23 décembre 2020 qui constitue la base des nouveaux rapports entre le Royaume Uni et l’Union européenne. Beaucoup pensent que nous avons traversé ce long processus qui permet au Parti conservateur, (Tory) de se tourner contre les intérêts du « monde des affaires britannique ».
Cette manière de penser implique que le Parti Tory a été pris en mains par une clique de réactionnaires qui fabulent, nostalgiques qu’elle est de la gloire maintenant révolue de l’Empire britannique, détachée des besoins actuels des Britanniques et du capital international. Cette analyse de la situation est une erreur. Dans les faits, il y a plusieurs manières par les quelles le monde des affaires peut bénéficier de cette entente.
Les intérêts contradictoires du capital
Il est important d’avoir en tête que les nombreux impacts du Brexit peuvent varier selon les types de capitaux. Par exemple, en général, les capitaux engagés dans la production en Grande Bretagne, qu’ils soient d’ici ou étrangers, sont dans une situation bien différente que le capital international investit via la City de Londres.
D’abord et avant tout, il y a, de manière contradictoire, l’enjeu du commerce. Environ 45% des exportations britanniques se font vers l’Union européenne. Le commerce des biens se fait sans tarifs et sans tarifs frontaliers à condition que chaque marchandise réponde à un minimum de spécifications en matière de qualité comme le respect des règles du travail de l’Union et des régulations en matière d’écologie. Les aides gouvernementales à l’industrie n’y sont pas décrétées pour ne pas agir « contre la compétition ». Pour l’industrie manufacturière d’ici, ce cadre est essentiel. La chaine d’approvisionnement qui s’est constituée au fil des ans sur ces exigences ne peut pas faire autrement ou être redirigée spontanément. L’entente élimine les tarifs douaniers pour le moment mais, plusieurs secteurs sous-traitants de l’industrie manufacturière dépendaient de l’étroite collaboration avec l’Union européenne pour la recherche en haute technologie et pour leur production ; ils seront affectés négativement par la fin (à venir) de ce lien régulateur.
Mais cet impératif pour la production manufacturière n’en est pas nécessairement un pour les capitaux. Depuis 2016, plusieurs entreprises manufacturières internationales ont cherché à se protéger des effets du Brexit en délocalisant leur production ou leurs nouveaux investissements vers des sites dans l’Union européenne. Ce fut le cas dans l’industrie automobile. Par exemple, la nouvelle Land Rover est un clone fabriqué en France. D’autres entreprises à capitaux britanniques ont déplacé leurs productions en dehors de l’Union européenne et ne sont donc plus soumises à ses tarifs douaniers. Par exemple, Dyson fait fabriquer une partie de sa production en Malaisie depuis 2002. Cette internationalisation a fait en sorte que les critiques contre le Brexit des détenteurs de capitaux de ce secteur, se sont portées contre le Brexit dur.
Plusieurs autres secteurs de l’économie ont fait des efforts importants pour échapper aux règles de l’Union européenne. Ainsi, Jim Ratcliffe, le propriétaire de Ineos dont les opérations les plus importantes sont dans le pétrole, le gaz et la fracturation est un ardent « Brexitter » qui dénonce la bureaucratie européenne, disant » qu’elle interfère dans la conduite des affaires ». La compagnie a fermé son usine de Middlesbrough en 2019 invoquant les « coûts excessifs » imposés par la régulation européenne sur la pollution de l’air et de l’eau. Ce genre de position s’observe aussi dans de nombreux secteurs d’approvisionnement local comme dans les commerces de détails, l’hôtellerie et les loisirs.
Mais, depuis le référendum (2016) le Parti conservateur a fait des pressions contradictoires sur la situation. D’une certaine manière avec certains manufacturiers et le secteur agricole qui cherchaient à maintenir des liens plus étroits avec l’Union européenne et autrement avec les secteurs à capitaux locaux qui cherchaient à sortir de ces liens. Theresa May et B. Johnson ont tenté de résoudre la quadrature du cercle en exigeant un accès à l’Union européenne libre de tarifs sans aucune adhésion aux conditions des « règles du jeu équitables ». L’U.E. s’est révélée intransigeante. À l’automne 2020, alors que la plupart de l’industrie manufacturière avait déjà délocalisé ses installations en U.E. ou avait fermé, la partie restante a dû faire face à l’obligation de traiter avec l’U.E. selon les règles de l’OMC. Cela peut vouloir dire une perte de ¾ de millions d’emplois à court ou moyen terme. B. Johnson a été obligé de défendre les intérêts à long terme du secteur manufacturier aux détriments de ceux des services locaux, de la construction et du capital pétrolier.
En conséquence, l’entente commerciale du 23 décembre (2020) ressemble presque à une complète capitulation de la part du Premier ministre. Parce qu’il n’accorde aucun rôle à la Cour européenne de justice, elle été vue comme une victoire pour (les partisans.es de) la souveraineté britannique. Pourtant, parce qu’il faut maintenir le commerce des marchandises sans quotas ou tarifs, la Grande Bretagne devra continuer à respecter des standards minimaux avec l’U.E. dans le marché du travail, en règlementation écologique et dans l’aide aux industries. Elle reste partenaire de l’industrie de haute technologie européenne et notamment dans le programme Horizon. Dans ce domaine, les « Brexitters » n’ont pas obtenu de renforcement de la « souveraineté ».
Gains en capitaux
Cela ne veut pas dire que pour autant, le Brexit n’a rien apporté de conséquent à la droite du Parti Tory ou aux détenteurs.trices de capitaux.
Le Brexit apporte des gains majeurs pour le capital via l’imposition et la taxation des entreprises. La Grande Bretagne a un taux de taxation des entreprises si bas qu’elle a été qualifiée de paradis fiscal. Il n’y a aucun impôt ou taxe sur les entreprises dans l’archipel qui l’entoure ou dans ses possessions d’outre-mer. Depuis la crise financière de 2007-08, et les autres crises qui ont suivi en Europe, l’Allemagne et la France ont fait pression pour une politique de taxation commune dans toute l’U.E. Sauf dans l’Euro zone, les types d’imposition et leurs taux sont de la responsabilité exclusive de chaque gouvernement national. La route est donc encore longue avant d’arriver à une politique commune.
L’U.E. a déjà entrepris des actions contre les paradis fiscaux. Cela affecte directement la Grande Bretagne à cause de ses multiples dépendances qui en sont. Les iles Cayman viennent d’être ajoutées à cette liste noire ce mois-ci. Les discussions sont en cours pour imposer (dans toute l’Union) une taxe minimale à l’industrie numérique particulièrement les quatre grandes américaines (les GAFAM). C’est déjà le cas en France. Un des objectifs des capitalistes britanniques avec le Brexit, était d’empêcher les augmentations d’impôt et taxe des entreprises. Ce but simple et de base est partagé par tous les capitalistes qui ont des opérations en Grande Bretagne, où dont les affaires y sont reliées. Mais aucun commentaire sur le Brexit ne le mentionne.
Cette abstention tient au fait que la majorité des plus importantes entreprises de propriété britannique ou dont les sièges sociaux sont ici, ont délocalisé leurs productions en dehors du pays et même de l’Union européenne. Elles bénéficient du Brexit mais gardent cet atout sous le boisseau. Nous parlons de manufacturiers comme Dyson et d’autres très grands propriétaires immobiliers, des entreprises de génie civil qui opèrent à l’étranger principalement au Proche Orient. C’est aussi le cas des entreprises pétrolières et gazières et de producteurs dans l’agriculture tropicale comme Tate et Lyle. Ensemble, ces entreprises représentent une grande partie du capital et des sièges sociaux britanniques. Elles sont un reflet de l’histoire impériale du pays. Elles n’ont aucun intérêt dans les relations commerciales avec l’U.E. mais elles en ont un profond dans le faible taux d’imposition des entreprises.
En deuxième lieu, le capital bénéficiera aussi des règles en finance et services aux entreprises, mais encore une fois, non sans contradictions. Selon certains reportages, l’U.E. examine la possibilité de réduire les transactions des produits dérivés et d’autres actifs à haut risque dans le but d’éviter une autre crise financière. Elle prévoirait de le faire par l’imposition d’une taxe sur les transactions (taxe Tobin). Mais ce ne serait pas le seul moyen. Elle prévoit aussi mettre un frein à la montée (dans les transactions financières) des membres corrompus de gouvernements, d’oligarques corrompus et de la mafia. Ces deniers à eux seuls représentent probablement 15% du capital mondial. La City de Londres est le centre mondial des transactions de produits dérivés et du blanchiment d’argent. Elle a donc des raisons solides pour soutenir le Brexit.
Devant l’incertitude que représente le Brexit, plusieurs institutions de grandes villes ont décidé de ne pas se fier à ce qui ressortirais des débats parlementaires et aux retombées de l’entente commerciale avec l’U.E. Dès 2018 elles ont commencé à installer leurs opérations administratives dans des villes comme Dublin, Luxembourg, Paris, Francfort et Amsterdam et parallèlement, elles ont délocalisé leurs opérations manufacturières dans l’Union européenne. Au cours de cette seule année, on estime que plus de 250 entreprises de la City ont créé de nouvelles entités ou ont amélioré leurs installations dans les 27 pays membres de L’U.E. en vue d’y continuer leurs activités librement après le Brexit. La City continue ses relations commerciales avec ses clients de l’U.E., ses transactions à haut risques et à blanchir l’argent à Londres.
Il y avait donc deux champs d’action où le Brexit apporte des avantages au capital : éviter l’augmentation des taxes et impôts pour les entreprises, maintenir la liberté pour le secteur financier à haut risque et la circulation du capital criminel. Cela touche des secteurs différents de capitaux mais qui se superposent entre eux également. Remarquez que cela ne concerne pas que le capital financier. En cela, nous sommes en désaccord avec l’idée répandue que « le Brexit vise à créer un Singapour sur la Tamise » qui laisse entendre que seule la finance et les fonds spéculatifs bénéficieraient du Brexit.
Et la gauche maintenant
Il est surprenant de voir combien la gauche a peu fait état des intérêts du capital dans le Brexit. Avant et pendant le référendum, J. Corbyn a mis en évidence l’intérêt du capital à déréguler le marché du travail et l’environnement. Mais le Parti n’a rien dit de la volonté du capital à éviter la hausse des taxes et impôts des entreprises ni de celle de la finance et des services aux entreprises à échapper aux règles de l’U.E. (en cette matière). Ce sont pourtant les éléphants dans la salle du Brexit.
Maintenant que nous y voyons plus clair, quelles sont les implications pour les priorités de la gauche ? D’abord il faut une sérieuse augmentation des taxes et impôts sur le capital. Le manifeste du Labour en 2019 l’indiquait en plus de l’abolition des paradis fiscaux britanniques outre-mer. Hors l’intervention de l’U.E., nous avons besoin d’une grande campagne à long terme de la gauche et du mouvement ouvrier. De telles campagnes doivent aussi avoir pour but de limiter les transactions d’actifs à haut risque, les services aux membres corrompus de gouvernements, aux oligarques et à la mafia par la City de Londres.
L’entente sur le Brexit prévoit à moyen terme, l’effondrement du secteur manufacturier, la destruction totale du marché du travail et les règles sur l’environnement. Mais le gouvernement va tenter d’affaiblir ces règles tout en évitant les sanctions de l’U.E. L’encre était à peine sèche sur le traité que B. Johnson proposait de permettre l’utilisation des gènes animaux et l’ADN des plantes. Il a déjà autorisé l’usage des néonicotinoïdes. Ces produits et pratiques sont interdites par l’Union européenne. Alors que les conditions de travail et la protection de l’environnement sont déjà dans une situation intenable tout comme les investissements dans le secteur manufacturier, les soins de santé, les services publics en général et les infrastructures. Le mouvement ouvrier va devoir exposer tout recul dans chacun de ces cas et s’y opposer. Il est sûr que pendant que le Brexit doit en un sens « se faire », notre lutte contre les dernières manœuvres des capitalistes et de leurs dernières pressions politiques doit s’amplifier.
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