Tiré de Orient XXI.
La Syrie est décidément bien loin d’être entrée dans un processus de reconstruction. Alors que 2017 paraissait s’achever sur de nouveaux « équilibres » politico-militaires construits sur des victoires décisives contre l’organisation de l’État islamique (OEI) : Mossoul en Irak, Rakka et Deir Ez-Zor en Syrie, et des négociations qui pouvaient encore paraître prometteuses — sous l’égide de l’ONU (Genève-Vienne) et de la Russie (Astana-Sotchi) —, voilà que l’année 2018 s’est ouverte dans le fracas des armes. En quelques semaines seulement, une vague d’opérations militaires a rouvert les plaies de la guerre civile syrienne. Placés au cœur de cette escalade de feu, les combattants kurdes des Unités de protection du peuple (YPG) et des Forces démocratiques syriennes (FDS) ont subitement le sentiment de jouer à nouveau leur survie militaire et politique.
L’année 2017 s’était pourtant terminée sur l’espoir de voir les États-Unis (alliés des FDS depuis 2015) mais aussi la Russie de Vladimir Poutine tenir enfin compte des revendications kurdes d’autonomie au nord du pays, défendues par le Parti de l’union démocratique (PYD). Créé en 2003 en lien avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, le PYD appuie depuis 2013 ses avancées militaires sur l’expérience politique de « démocratie radicale » menée dans les trois cantons d’Afrin, Kobané et Jaziré constitutifs du Rojava (Kurdistan occidental). Début 2018, brusque retournement de situation, avec deux nouvelles lignes de front : l’attaque de l’armée turque (opération « Rameau d’olivier ») lancée le 20 janvier contre le canton kurde d’Afrin, le long de la frontière turco-syrienne ; et l’intensification préalable des bombardements de l’armée de Damas (soutenue par l’aviation russe) contre les dernières zones rebelles, à Idlib, dans le nord du pays, puis dans la région de la Ghouta, près de Damas.
Mais aussi deux « incidents » majeurs : les bombardements de la coalition menée par Washington dans la nuit du 7 au 8 février en soutien aux FDS, contre les combattants pro-Assad dans les zones pétrolifères de la région de Deir Ez-Zor à l’est de l’Euphrate ; enfin, le 10 février, une série de raids menés par l’armée de l’air israélienne contre une « base » iranienne près de la ville de Palmyre. Cette escalade militaire multiforme a rebattu les cartes d’alliances qui semblaient jouer en faveur des Kurdes à peine un mois plus tôt.
« Cette nouvelle situation sur le terrain pourrait se révéler tragique pour les Kurdes de Syrie, mais elle a aussi le mérite de clarifier les intentions des uns et des autres à l’égard de nos revendications d’autonomie », souligne, à la mi-décembre 2017 un cadre du PYD de passage à Paris. Avec prudence, toutefois. Car parler à un journaliste, dans le feu d’évènements où l’histoire s’écrit en temps réel peut aussi « influencer des scénarios encore incertains et ouverts ». Né en Turquie, longtemps proche du PKK, Bêcan B. préfère donc garder un strict anonymat. Ses responsabilités actuelles au sein du PYD le placent « au cœur des débats internes » qui animent la direction de son parti. Il accepte à deux reprises de livrer ses analyses, à la mi-décembre 2017 puis à nouveau le 9 février 2018.
Les deux axes de la stratégie kurde en Syrie
Fin 2017, l’état des rapports de forces militaires sur le terrain place les combattants kurdes de Syrie en position de force. Outre les trois cantons du Rojava, les combattants des YPG et des FDS ont conquis des territoires à l’est de l’Euphrate, au-delà même de Rakka et dans les zones pétrolifères stratégiques. Après des vagues successives de conquêtes territoriales, les Kurdes contrôlent fin 2017 près d’un tiers du territoire syrien, avec le soutien officiel et actif de la coalition menée par Washington. Mais aussi, vers Deir Ez-Zor, le soutien de militaires russes dans une coordination « secrète » de commandement avec des cadres des YPG. En novembre 2017, Moscou irrite même Ankara en invitant officiellement les Kurdes du PYD aux pourparlers prévus à Sotchi. En novembre, l’aviation russe mène plusieurs raids en soutien aux forces kurdes contre les combattants djihadistes à l’est de l’Euphrate. « Des cadres militaires des YPG ont même été décorés à Moscou, commente Bêcan B. Cet axe avec la Russie nous a d’autant plus confortés que nous avons alors senti une sorte de tutelle tacite de Moscou, tant pour freiner Recep Tayyip Erdoğan dans sa rage antikurde que pour soutenir auprès de Bachar Al-Assad, à Damas, le scénario de notre autonomie dans la future Syrie ».
Un autre axe d’alliance pour les Kurdes de Syrie lie depuis 2015 les FDS à la coalition menée par les Américains. Mais cette alliance est-elle durable ? Si ce soutien des États-Unis en armes, logistique et conseillers militaires est bien réel et précieux, les Kurdes syriens s’interrogent depuis de longs mois sur la « stratégie » américaine à moyen terme en Syrie. « Il nous fallait ménager les deux alliances, russe et américaine, poursuit Bêcan B. Mais autant nous savions que la Russie était durablement installée dans la région, autant nous étions conscients que les États-Unis pouvaient à tout moment quitter la zone, comme certains d’ailleurs le suggéraient à Trump à Washington. Et puis nous avions une autre question en suspens : Trump va-t-il finir par décider de faire pression sur Erdoğan ? Au risque d’un ‟clash” sur l’OTAN ? Poutine paraissait alors plus capable de bloquer Erdoğan que Washington… »
Et cette question est loin d’être négligeable. Car les liens organisationnels entre le PYD et le PKK inscrivent la stratégie kurde en Syrie dans une perspective plus large qui anticipe aussi le sort qui sera réservé aux 18 millions de Kurdes de Turquie : « Depuis 2012, le PKK a toujours eu en tête, avec la Syrie, une stratégie pankurde et transfrontalière qui visait à affaiblir en Turquie la puissance d’Erdoğan dans sa répression contre les Kurdes », commente Bêcan B.
Les nouveaux choix tactiques de la Russie
Avec l’opération Rameau d’olivier lancée par Erdoğan, cette double perspective d’alliances (Washington et/ou Moscou) des Kurdes de Syrie s’est-elle effondrée ? En retirant les troupes russes d’Afrin dès le 19 janvier, Poutine a clairement donné son feu vert à l’intervention turque. D’autant que cette opération lui aura finalement permis de suivre un triple objectif tactique : ménager son lien avec le président Erdoğan en le laissant mener sa campagne militaire contre les « terroristes » du PYD-PKK ; contrer la volonté des États-Unis, annoncée mi-janvier, de former une force frontalière de 30 000 hommes avec les FDS au nord de la Syrie ; enfin, conforter la position sur le terrain du régime de Damas en intensifiant ses opérations militaires contre les bastions rebelles (Idlib et la Ghouta).
Outre la tragédie des – déjà — nombreuses victimes kurdes civiles et militaires de cette agression de l’armée turque, l’opération Rameau d’olivier aura consacré la volonté d’Ankara d’occuper durablement cette zone qui empêche, depuis la précédente incursion de l’armée turque (« Bouclier de l’Euphrate », août 2016), la jonction territoriale entre les trois cantons du Rojava. En utilisant des milliers de soldats arabes djihadistes et turkmènes radicalisés de l’Armée syrienne libre (ASL) comme la Brigade de Faylaq Al-Cham ou celle de Sultan Mourad, Erdoğan souhaite créer dans cette zone une sorte d’ « armée permanente » du nord qui pourrait pousser son occupation jusqu’à la ville de Manbij, voire au-delà.
Sur l’axe d’alliance entre les Kurdes syriens et la Russie, cette agression militaire turque a déjà eu pour conséquence le refus des Kurdes syriens de participer à la conférence de Sotchi le 30 janvier. Conjuguée à celle du Comité des négociations syriennes (CNS), qui regroupe la quasi-totalité des factions anti-Assad, cette défection kurde a fait de ce « congrès national du dialogue syrien » une coquille vide. Fiasco d’autant plus sévère que les récentes tensions militaires en Syrie ont d’ores et déjà de facto fait voler en éclat les fameuses « zones de désescalade » prévues par l’accord d’Astana (Kazakstan, mai 2017).
« Nous ne pouvions pas faire autrement que de refuser d’aller à Sotchi, commente Bêcan B. lors d’un second entretien à Paris, le 9 février 2018. Cependant laisser Erdoğan mener cette opération en Syrie ne veut pas dire que Poutine a définitivement lâché les Kurdes. Il ménage (temporairement ?) son allié turc et surtout, tente de nous obliger à tendre la main à Damas pour obtenir leur protection, ce que nous ne ferons jamais ! » C’est une autre des conséquences de la nouvelle équation militaire syrienne : l’agression turque a poussé certains dirigeants kurdes de Syrie à écouter le chant des sirènes de Damas. Selon Adlar Khalil, un cadre du Rojava, la Russie aurait même proposé aux Kurdes syriens, avant son déclenchement, l’annulation de l’attaque turque en échange du retour de l’armée syrienne à Afrin. L’offre fut alors refusée par le PYD. Mais dès le 25 janvier, selon le journal panarabe Asharq Al-Awsar1, les autorités kurdes d’Afrin auraient demandé à Damas « d’assumer ses obligations souveraines, de protéger ses frontières des attaques de l’occupant turc et de déployer ses forces armées pour sécuriser ses frontières dans le secteur d’Afrin » Le scénario était aussi envisagé dans un récent rapport de Omram for stratégic Studies (OSS), un think thank proche de l’opposition syrienne. « Jamais le Rojava ne négociera avec Damas sur ce point », s’enflamme Bêcan B. Pourtant, l’histoire du conflit syrien montre que les Kurdes syriens entretiennent des rapports « pragmatiques » avec Damas depuis mars 2011. Au-delà, c’est toute l’histoire tourmentée des Kurdes au Proche-Orient qui démontre la fréquence de tels retournements, motivés par la realpolitik suivie par les dirigeants kurdes (2). Le 20 février, à la suite d’un accord finalement conclu entre Damas et les cadres du PYD, des milices pro-Assad entraient dans le canton d’Afrin pour contrer l’armée turque.
Les États-Unis, des partenaires fiables ?
S’agissant cette fois de l’axe d’alliance entre les Kurdes syriens et les États-Unis, que révèle la nouvelle donne des rapports de forces militaires en Syrie ? Contrairement à leurs attentes, l’attaque turque contre le canton d’Afrin n’a provoqué aucune condamnation nette, ni à Washington ni dans les capitales européennes qui se sont contentées d’appeler Ankara à de la « retenue ». « Disons-le clairement : les États-Unis maintiendront leur présence militaire en Syrie, qui se concentrera sur la garantie de la non-réapparition de Daech », avait pourtant déclaré une semaine plus tôt Rex Tillerson, le secrétaire d’État américain, quelques jours après l’annonce de Washington de déployer une force de 30 000 hommes au nord de la Syrie, avec le soutien des FDS.
« Bien sûr, nous avons été très déçus par ce lâchage américain, souligne Bêcan B. Mais là encore, les jeux restent ouverts. D’ailleurs les réactions ultérieures montrent que le camp occidental a bien conscience d’avoir été mis au pied du mur par le triptyque Turquie-Russie-Iran ». Fin janvier, alors qu’Erdoğan sommait les États-Unis de retirer leurs troupes de la ville de Manbij, à l’est d’Afrin, le président américain a conseillé à son homologue turc d’« éviter toute action qui risquerait de provoquer un affrontement entre les forces turques et américaines ». Mieux, le 7 février, Washington décide de prendre ouvertement la défense des FDS vers Der-ez-Zor, à l’est de l’Euphrate en stoppant net les avancées de forces pro-Assad. Deux jours plus tard, c’est au tour de l’aviation israélienne de riposter à l’incursion supposée d’un drone iranien par des bombardements d’une « base » iranienne près de Palmyre.
Enfin, simultanément, le dossier des « armes chimiques » utilisées par Damas a été une fois encore brandi par Berlin, Washington et Paris. Le risque, bien sûr, pour les Kurdes syriens, serait de voir cette position ferme en paroles finir comme la fameuse « ligne rouge » de Barack Obama à l’été 2013. Néanmoins avec les répliques militaires de deux acteurs internationaux (États-Unis, Israël), cette fois frontalement dirigées contre Damas (et Téhéran), le conflit syrien a franchi une étape plus que symbolique dans sa dimension internationale.
« Par rapport à nos hésitations de fin 2017, l’axe de Washington paraît à présent le plus sûr pour les Kurdes. Certes, la Russie reste un partenaire potentiel, mais Poutine a plusieurs scénarios à sa disposition pour maintenir durablement sa présence au Proche-Orient. Les Kurdes ne sont pour lui qu’une carte à jouer parmi de nombreux autres. Alors que de leur côté, les Américains (et le reste des Occidentaux) ne pourront rester à terme en Syrie sans ménager et soutenir les forces kurdes. Et puis si l’Iran est bien la cible ultime de Trump, les Kurdes du PKK pourront être des alliés pour à la fois affaiblir Erdoğan en Turquie et fragiliser l’Iran par la guérilla du PJAK3 », conclut Bêcan B.
Le 15 février, nouvelle surprise : après avoir monté le ton, Washington mandate son secrétaire d’État à Ankara pour négocier avec la Turquie la création d’un « groupe de travail » afin de surmonter « ensemble » la crise d’Afrin. Une certitude se dessine de plus en plus nettement dans cette nouvelle configuration syrienne : comme le souligne Fabrice Balanche dans sa dernière étude consacrée à la Syrie, le Rojava constitue une sorte de futur corridor d’accès à la Méditerranée sur lequel lorgnent dorénavant Moscou et Washington, mais aussi Damas, Téhéran et Ankara.
Olivier Piot
Notes
1- Article repris par Le Monde sous le titre « Après l’attaque turque à Afrin, le pouvoir de Damas en embuscade », 29 janvier 2018 (édition abonnés).
2- Voir notamment Olivier Piot, Le peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient, Les petits matins, 2017.
3- NDLR. Parti pour une vie libre au Kurdistan, en lutte contre le régime iranien.
Olivier Piot
Journaliste, auteur de Le Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits (Les petits matins, 2012) et de Le peuple kurde, clé de voûte du Moyen-Orient (Les petits matins, 2017).
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