Édition du 17 décembre 2024

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Politique québécoise

L’État québécois et les accords commerciaux

Le coût du libre-échange

Un article de Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec, publié dans le dossier de la revue électronique Vie économique intitulé « L’État québécois : les enjeux actuels » (décembre 2012).

Le Canada négocie présentement 14 accords de libre-échange et 13 accords sur la promotion et la protection de l’investissement étranger. Le processus de négociation est secret et laissé aux mains des experts dans le domaine. Mais le libre-échange a des conséquences directes sur nos choix économiques, notre organisation sociale, notre autonomie. Même si ces accords sont surtout liés à la politique fédérale, ils restent des enjeux incontournables qui concernent directement l’avenir des Québécois.

Le principe du libre-échange a toujours bénéficié d’un large appui au Québec, que ce soit de la part des partis politiques — tant le Parti libéral que le Parti québécois —, des gens d’affaires et même des centrales syndicales. Pour les fédéralistes, le libre-échange s’accorde bien avec les principes de libéralisme économique qu’ils soutiennent. Les indépendantistes ont considéré le libre-échange comme un moyen de s’émanciper de la dépendance économique envers le Canada anglais : advenant l’indépendance du Québec, en cas de chantage ou de menaces économiques, nos gens d’affaires pourraient se tourner vers d’autres marchés accessibles grâce à des accords de libre-échange.

Ce point de vue a causé d’importantes dissensions entre la gauche au Canada et au Québec. Dans le ROC, l’accord de libre-échange (ALE) avec les États-Unis et sa suite, l’ALENA, ont soulevé une opposition durable de la part du NPD, des grands syndicats et du Conseil des Canadiens — une organisation née de cette lutte. On dénonçait alors, entre autres, des pertes d’emploi, l’érosion de la souveraineté canadienne et des clauses négociées nettement en faveur des Américains.

Pendant ce temps, au Québec, on avait tendance à s’appuyer sur une vision idéalisée du libre-échange. Celui-ci, disait-on, permettrait à nos entreprises d’accéder à des marchés jusque-là fermés, ajusterait les lois aux standards les plus élevés, ferait baisser les prix et apporterait à tous la prospérité. Cette vision ne correspond pas à la réalité du libre-échange : plus de vingt ans de pratique nous montrent à quel point ces accords ont tendance à accentuer considérablement les inégalités. Mais surtout, elle est incompatible avec une lecture attentive des textes volumineux qui composent les ententes entre pays et qui permet de constater à quel point ceux-ci sont conçus pour le bénéfice des très grandes entreprises.

L’ALENA, un modèle discutable

L’ALENA est souvent montré comme l’accord fondateur qui a permis d’accroître nos exportations grâce à une plus grande pénétration du marché étatsunien. Les vingt-cinq ans de cet accord, soulignés par les médias cet automne, ont pu mettre en évidence qu’il y avait là difficilement l’occasion de fêter et que le constat global était pour le moins mitigé. Mais aucune étude détaillée, examinant en profondeur les conséquences de l’accord dans différents secteurs de l’économie, n’a été entreprise. Le Canada se lance aujourd’hui dans de nouveaux accords sans avoir un véritable bilan documenté de nos années de libre-échange.

Le site du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canada abonde cependant de statistiques favorables qui démontrent une multiplication des échanges à la suite de la conclusion de l’ALENA. Mais on observe rapidement que les statistiques les plus glorieuses concernent surtout les six premières années. Or il s’agissait d’une période exceptionnelle pendant laquelle d’autres pays, notamment la Chine, avaient un accès tout aussi remarquable au marché américain sans avoir signé d’accord commercial. Les États-Unis consommaient en grande quantité des produits de la planète entière. Le pays avait un déficit commercial qui atteignait des dimensions inégalées, au point de fragiliser sa position dominante, ce qu’a d’ailleurs démontré l’essayiste Emmanuel Todd dans Après l’Empire [1].

L’ALENA devait donner aux entreprises canadiennes un accès privilégié au marché étatsunien. Pourtant, la part des exportations canadiennes est proportionnellement moins élevée qu’elle ne l’était avant la conclusion de l’accord, passant de 19% à 14%, selon l’économiste Jim Stanford. Celui-ci souligne aussi que nos exportations sont davantage tournées vers les ressources naturelles plutôt que les produits manufacturiers, ce qui crée nettement moins d’emplois.

Une meilleure connaissance de l’ALENA permet de constater d’importantes défaillances de cet accord. Ainsi l’un des aspects les plus discutables pour le Québec et le Canada est la clause de partage proportionnel (clause 605) qui oblige le Canada à exporter les hydrocarbures aux États-Unis de façon proportionnelle aux quantités vendues au cours des trois années précédentes. On peut alors imaginer les conséquences de cette clause si le Québec s’était lancé dans l’exportation de gaz naturel à partir des ports méthaniers que l’on projetait de construire, ou du gaz de schiste. La conformité à cette clause l’aurait alors emporté sur les préoccupations environnementales.

Le fameux chapitre 11, portant sur la protection des investissements, a quant à lui été dénoncé à de nombreuses reprises. Des entreprises étrangères peuvent ainsi poursuivre un gouvernement si elles se considèrent discriminées ou subissent l’équivalent d’une expropriation. Ce qui a permis à plusieurs d’entre elles de cibler des lois adoptées dans l’intérêt public. Dans une recherche effectuée pour le Centre canadien des politiques alternatives rendue publique en octobre 2010, Scott Sinclair rapporte 66 cas de poursuites d’entreprises étrangères contre le gouvernement canadien, dont 15 lors des 5 dernières années [2]. Notre gouvernement a déboursé 157 millions de dollars en compensation à de grandes corporations.

L’ALENA a aussi eu des effets néfastes sur la population mexicaine, surtout sur les paysans : « Deux millions et demi de producteurs de maïs, occupant 57 % de la superficie agricole, ont vu le marché inondé de maïs d’importation dont le prix était inférieur à leur propre production, du fait des fortes subventions à l’agriculture aux États-Unis. Les importations de maïs ont été multipliées par 3,3 depuis la création de l’ALENA [3]. » Cette situation a provoqué une affluence de paysans pauvres dans les bidonvilles, des paysans qui deviendront une main-d’œuvre vulnérable et facile à exploiter dans les maquiladoras ; les femmes, aliénées, battues, violées et tuées, sont les principales victimes de cette situation. L’ALENA a aussi fortement accentué l’immigration illégale aux États-Unis, alors que la traversée de la frontière se fait dans des conditions particulièrement dangereuses.

Selon les théoriciens qui y sont favorables, le libre-échange n’a pas à se préoccuper des externalités qu’il crée. Il se justifie s’il rapporte de généreux profits à de grandes entreprises, même s’il provoque indirectement de véritables catastrophes. Ces conséquences humanitaires des accords de libre-échange devraient pourtant être prioritaires pour les gouvernements qui les ratifient.

Les enjeux de l’accord avec l’Union européenne

Jusqu’à présent, les accords négociés par le Canada n’affectaient pas directement le Québec. Du moins, ils ne touchaient pas les champs de compétence des provinces. L’accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’Union européenne vient changer la donne. Les Européens ont imposé comme condition de négociation l’inclusion des marchés publics, y compris provinciaux et municipaux. Il devenait alors nécessaire d’inviter les provinces aux négociations.

Cette participation resterait cependant sous le contrôle du gouvernement fédéral. Au tout début, Pierre-Marc Johnson, négociateur en chef du Québec, disait fièrement à la revue L’actualité : « Rappelez-vous que pour l’ALENA, les provinces faisaient antichambre. Maintenant nous sommes à la table [4]. » Invité en novembre 2011 à la Commission des institutions, il déclarait plutôt qu’il passait « un billet doux » aux négociateurs du gouvernement fédéral « pour s’assurer qu’ils n’oublient pas des dimensions qui soient fondamentales. » Il ajoutait : « Nous faisons valoir notre point de vue [...] en dehors des salles de négociations et aussi dans les couloirs. » L’autonomie des négociateurs québécois semble donc variable.

Plusieurs aspects de l’AECG touchent directement le Québec. Il semble maintenant clair que, conformément à la volonté des Européens, les marchés publics provinciaux et municipaux seront ouverts à la concurrence internationale. On peut s’inquiéter des effets de ce choix sur l’économie locale : les marchés publics pourront alors difficilement servir de levier pour soutenir l’emploi, les entreprises locales ou les bonnes pratiques environnementales.

Des représentants des mouvements sociaux et certains chercheurs indépendants ont aussi révélé de nombreuses autres failles de l’accord. Malgré la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO, fortement soutenue par le Québec et le Canada, la culture n’est toujours pas exclue de l’accord. L’AECG pourrait permettre une privatisation progressive de nos services publics de l’eau. Une entente sur la protection de la propriété intellectuelle risque de retarder l’arrivée des médicaments génériques sur le marché, ce qui augmentera considérablement les coûts de notre régime de santé. Une disposition sur l’investissement permettra à des entreprises de contester des réglementations défavorables, ou des « expropriations » — prises dans un sens très large —, par le biais de tribunaux d’experts au fonctionnement hermétique. Avec la clause de la nation la plus favorisée, tout ce qui est accordé à l’Union européenne pourrait aussi l’être aux États-Unis, en vertu de l’ALÉNA, ou à tout autre pays ayant signé un accord de libre-échange avec le Canada.

Ces sujets litigieux parmi d’autres ont d’ailleurs beaucoup compliqué la tâche des négociateurs et ont aussi soulevé des inquiétudes en Europe. À un point tel que lors d’une conférence téléphonique le 5 octobre 2012, Steve Verheul, négociateur en chef du Canada, a dit que les nombreux différends qui persistent devront être réglés au niveau politique. Ce qui pose de nombreux problèmes de procédure, au sein de l’Europe et du Canada, puisque rarement a-t-on eu recours à ce genre de solution. On peut alors se demander quel sera le rôle du gouvernement québécois : pourra-t-il intervenir dans ses champs de compétence ? Ou devra-t-il laisser le gouvernement fédéral prendre des décisions importantes pour son avenir ?

Lors d’une rencontre avec la société civile québécoise, le 5 octobre 2012, qui portait spécifiquement sur l’AECG, le ministre du Commerce international Jean-François Lisée a affirmé son soutien sans réserve à l’AECG et a accordé toute sa confiance au négociateur Pierre-Marc Johnson. Ce qui n’était certes pas au diapason avec les nombreuses inquiétudes exprimées par les participants.

Nouveaux projets à l’Ouest

La course au libre-échange lancée par le gouvernement conservateur aura aussi d’autres conséquences pour le Québec. Le Canada s’apprête à ratifier un accord sur la promotion et la protection de l’investissement étranger (APIE) avec la Chine. Peut-être cela sera-t-il conclu au moment où vous lirez cet article. Cette entente correspond en tout point au chapitre 11 de l’ALENA et à la disposition sur l’investissement dans l’AECG. L’encerclement du Canada — et du Québec — sera donc total : les entreprises des trois plus grandes puissances du monde pourront poursuivre le gouvernement canadien si certaines de nos politiques ne leur plaisent pas. Par le biais d’une succursale dans un paradis fiscal (par exemple le Luxembourg, le Delaware ou Hong Kong), nos propres entreprises pourront aussi profiter de cet avantage et poursuivre leur propre gouvernement, comme l’a fait AbitibiBowater contre le Canada en 2009.

De plus, il est clair que l’accord couvrira les gouvernements provinciaux et municipaux, même si ceux-ci ont été tenus à l’écart de négociations. Plus précisément, selon le juriste Gus Var Harten, « the treaty clearly impacts on provincial powers on natural resources, taxation, land and property rights, and other matters. It applies to provincial legislation, regulations, or court or tribunal decisions that affect Chinese-owned assets, with limited exceptions. »

Négocier un accord avec la Chine pose des problèmes particuliers. Les investissements chinois au Canada sont beaucoup plus importants que les investissements canadiens en Chine. Les Chinois sont présents dans les secteurs pétrolier et minier, et pourront intervenir tant sur l’exploitation de nos ressources naturelles que sur la protection de l’environnement. La Chine n’est pas un pays démocratique, contrôle sévèrement son marché et reste peu favorable aux principes du libre-échange, sauf quand ils peuvent lui être utiles. Si le gouvernement chinois risque de se servir de cette entente pour le développement de ses entreprises d’État, on voit difficilement comment nos entreprises pourront utiliser cet accord contre un gouvernement qui joue selon d’autres règles. On ne sait toujours pas, à l’heure actuelle, si cet accord sera ratifié sans aucune consultation, tel que le souhaite le gouvernement Harper, ou s’il fera l’objet d’un débat public, ou même d’un vote au parlement.

Le Canada négocie enfin un Partenariat transpacifique, large accord de libre-échange avec des pays tels les États-Unis, l’Australie, la Malaisie, le Chili, le Mexique, le Viêt-nam. Il a joint les négociations cette année alors que l’accord avait déjà fait l’objet de 11 séances de négociation. Notre pays devra ainsi accepter ce qui a été conclu sans pouvoir modifier ce qui ne lui conviendrait pas. On retrouve dans cet accord des composantes qui nous sont désormais familières : une disposition sur l’investissement, une entente sur la propriété intellectuelle, davantage de dérégulation, mais en plus, une menace nouvelle : la fin de la gestion de l’offre en agriculture au Canada.

S’émanciper du libre-échange ?

Plutôt que de suivre aveuglément les conservateurs dans leur lancée, le gouvernement québécois devrait réfléchir aux effets du libre-échange et adopter une stratégie conséquente dans l’intérêt de tous les Québécois.

L’un des objectifs les plus importants du gouvernement fédéral en multipliant ces accords est de faciliter l’exportation à haute échelle des ressources naturelles : pétrole des sables bitumineux, gaz naturel, produits miniers, terres rares, etc. Mais aussi des produits agricoles, comme le porc et le bœuf de l’Ouest, aux dépens peut-être des produits laitiers de l’Est. Le type d’économie qui découle de cette stratégie, une économie peu diversifiée, peu créatrice d’emploi, axée sur des ressources dont le prix fluctue et est objet de spéculation, a été plusieurs fois dénoncé. Le NPD, entre autres, a fait part de sa crainte de la « maladie hollandaise », qui mène à une surévaluation des devises et rend les autres secteurs moins compétitifs. Une économie diversifiée, misant sur les ressources humaines, avec un secteur manufacturier bien vivant, est davantage un gage de prospérité. Ainsi, le Québec devrait-il se laisser entraîner dans des choix qui ne sont pas les siens, avec d’importance conséquences pour son avenir ?

Ces accords sont aussi une grande atteinte à la souveraineté des États. Alors que, d’une part, le Québec aspire à une plus grande autonomie, il cautionnerait, d’autre part, la ratification d’accords qui réduisent considérablement son champ d’action. L’ouverture des marchés publics dans le cadre de l’AECG restreint son pouvoir d’attribuer les contrats publics selon ses conditions et avec des obligations de résultat. Les dispositions sur l’investissement limitent la capacité de légiférer dans l’intérêt public et, éventuellement, de nationaliser des entreprises. Sa capacité d’administrer des services publics étendus et de qualité est menacée par les pressions en faveur des libéralisations, surtout si le Canada n’émet pas de nettes réserves pour certains secteurs significatifs, dans le domaine de la santé ou de l’éducation par exemple.

Le Parti québécois, selon les dires du ministre Jean-François Lisée, semble croire au mirage des bas prix, obtenus par le libre-échange, qui relanceraient l’économie par un plus grand pouvoir de dépenser. Si les Québécois paient leur automobile moins cher, a-t-il avancé lors de la rencontre du 5 octobre, ils auront plus d’argent pour consommer autre chose et faire rouler l’économie. Il est pourtant difficile de croire que l’élimination de quelques barrières tarifaires déjà très basses aura un tel effet sur la consommation (des barrières tarifaires qui, il faut le rappeler, rapportent aussi de l’argent à un État qui en a grandement besoin). Et les sacrifices pour y parvenir risquent de coûter beaucoup plus.

Dans une note économique intitulée Commerce et culture : protéger la culture dans les accords commerciaux, l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) propose « d’imposer un moratoire sur toutes négociations commerciales jusqu’à l’adoption d’une stratégie efficace de protection du patrimoine culturel ». Peut-être faudrait-il élargir la signification de ce moratoire : il est temps que l’on s’interroge publiquement sur la portée du libre-échange tel qu’il est négocié présentement.

Sans vouloir revenir à l’autarcie ni à un protectionnisme étroit, comme le prétendent avec mauvaise foi les défenseurs du libre-échange lorsqu’on s’oppose à leurs accords, il est clair qu’il faut remettre en question la façon dont on négocie les accords commerciaux internationaux. Pourquoi procéder toujours par des négociations secrètes ? Pourquoi ne pas concevoir les échanges internationaux sous le mode de la coopération plutôt que sur celui de la concurrence acharnée ? Pourquoi ne pas lancer les négociations après avoir consulté les principaux acteurs de la société civile dans toute leur diversité ? Pourquoi ne pas envisager le commerce international en privilégiant le plein-emploi, en assurant la protection de l’environnement et en garantissant des services publics de qualité et accessibles à tous ?

Le libre-échange proposé par le gouvernement canadien est rigide et ne protège pas le bien commun. L’un des grands défis du gouvernement québécois serait non pas de suivre béatement la démarche des conservateurs, comme le laisse entendre la présente politique du Parti québécois, mais d’affirmer une autonomie réelle dans les champs de compétence qui sont ceux du Québec, en refusant d’en perdre la maîtrise. Quitte à remettre en question, pour une fois, le dogme du libre-échange à tout prix.


[1] Après l’empire - Essai sur la décomposition du système américain, Paris, Gallimard, 2002.

[2] Scott Sinclair, NAFTA Chapter 11 Investor-State Disputes, CCPA, Octobre 2010.

[3] Rafael E. Moreno, « L’ALENA, chance pour le Mexique, fardeau pour les Mexicains », Économie et humanisme, juin-juillet 2004.

[4] « Comment Jean Charest conquit l’Europe », L’Actualité, 1er novembre 2009.

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