Cette « prise » du Nord malien a été condamnée par un vote à l’unanimité du Conseil de sécurité des Nations unies, lequel a estimé que cette situation constituait « une menace contre la paix et la sécurité internationales ». La résolution cite « la détérioration rapide de la situation humanitaire dans la région du Sahel », « la présence de plus en plus solidement établie d’éléments terroristes » et « les conséquences [potentielles de cette situation] pour les pays du Sahel et au-delà ». Les Nations unies se sont déclarées prêtes à envisager la constitution d’une « force militaire internationale (…) [pour] reprendre les régions occupées du Nord du Mali ».
Bien qu’adoptée à l’unanimité, cette résolution restera sans effet. Le Mali constitue aujourd’hui le cas d’école typique d’une situation de paralysie géopolitique. Tous les Etats de la région, grands et petits, et les principaux acteurs internationaux s’inquiètent réellement de la situation, mais aucun n’a la volonté ou la capacité d’agir, de crainte qu’une intervention ne débouche sur l’« afghanisation » du pays. Par ailleurs, au moins une douzaine d’acteurs différents sont impliqués dans le conflit, et presque tous sont profondément divisés.
Comment tout cela a-t-il commencé ? Le Mali (autrefois appelé « Soudan français » après sa colonisation en 1892) est un Etat indépendant depuis 1960. Il a d’abord connu un régime laïc à parti unique menant une politique socialiste et nationaliste. Il fut renversé par un coup d’Etat militaire en 1968. Les putschistes, à leur tour, instaurèrent un régime de parti unique, mais plus libéral sur le plan économique. Il fut à son tour renversé par un coup d’Etat militaire en 1991 qui déboucha sur une Constitution qui autorisait le multipartisme. Un seul parti continua néanmoins de dominer la vie politique. Mais parce qu’il était doté de processus électoraux pluralistes, le régime malien fut salué par l’Occident comme un exemple de « démocratie ».
Pendant toute cette période, les groupes ethniques du Sud du pays (40 % du territoire malien) ont fourni l’essentiel du personnel politique et administratif des gouvernements successifs. Au Nord (les 60 % restants du pays), les populations touarègues, dispersées et moins nombreuses, ont été marginalisées et en ont conçu un fort ressentiment. Des rébellions ont éclaté régulièrement, accompagnées de revendications d’indépendance.
Beaucoup de Touaregs ont fui en Libye (et en Algérie), dans les régions du Sud accueillant déjà des populations touarègues. Certains ont rejoint l’armée libyenne. Dans le chaos qui a suivi la chute de Mouammar Kadhafi, les soldats Touaregs ont pu se procurer des armes et sont retournés au Mali reprendre la lutte pour l’Azawad, le nom qu’ils donnent à l’Etat touarègue indépendant, au sein d’un Mouvement national pour la libération de l’Azawad (MNLA).
Le 22 mars dernier, le troisième coup d’Etat depuis l’indépendance a porté au pouvoir un groupe de jeunes officiers conduit par Amadou Haya Sanogo. Pour justifier leur action, les putschistes ont mis en avant l’incapacité de l’armée malienne à faire face aux ambitions sécessionnistes du MNLA. La France, les Etats-Unis et la plupart des Etats d’Afrique de l’Ouest ont fermement condamné le coup d’Etat et exigé le rétablissement du gouvernement démis.
Un difficile compromis a été trouvé entre les forces de Sanogo et le régime précédent, qui s’est traduit par l’installation d’un nouveau président par intérim. Celui-ci a choisi comme premier ministre un homme ayant un lien de parenté avec le meneur du coup d’Etat de 1968. Il est difficile actuellement de dire qui contrôle quoi dans le Sud du Mali. Pour ne rien arranger, l’armée malienne, mal entraînée, est incapable d’entreprendre une action militaire d’envergure dans le Nord du pays.
Pendant ce temps-là en effet, dans le Nord, les musulmans relativement laïcs du MNLA ont cherché à s’allier avec des groupes plus fondamentalistes. Presqu’immédiatement, ceux-ci ont évincé le MNLA et pris le contrôle de toutes les grandes villes du Nord-Mali. Ces éléments plus radicaux étaient en réalité composés de trois groupes différents : Ansar Eddine, formé de Touaregs de la région ; Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), composé essentiellement de non-Maliens ; et le Mouvement pour le Tawhîd et du Jihad en Afrique de l’Ouest (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest, MUJAO), qui constitue une scission d’AQMI. Les membres du MUJAO reprochaient à AQMI – ce qui a été à l’origine de leur rupture – d’être trop exclusivement intéressé par l’Afrique du Nord alors qu’au contraire, eux souhaitaient propager leur crédo vers les pays d’Afrique de l’Ouest. Ces groupes contrôlent différentes zones et leur degré d’unité collective est difficile à mesurer, sur le plan tactique comme sur les objectifs poursuivis.
Un autre ensemble d’acteurs dans la région est celui constitué des voisins du Mali. Tous voient d’un mauvais œil la prise de contrôle de fait de ce vaste territoire par des groupes « salafistes » qui ne font pas mystère de leur désir de diffuser leur doctrine dans les pays voisins. Or ces voisins sont également très divisés sur la marche à suivre. Ils sont notamment, à l’exception de la Mauritanie, rassemblés au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Celle-ci se compose de quinze Etats qui sont tous d’anciennes colonies – sauf le Libéria – de la Grande-Bretagne, de la France et du Portugal.
La Cédéao a voulu aider le gouvernement malien à surmonter ses divisions. Ses membres ont indiqué être prêts, éventuellement, à envoyer des troupes pour reprendre le contrôle du Nord-Mali. Deux problèmes se posent toutefois. D’abord, les forces en présence dans le Sud du Mali, en particulier le camp Sanogo, redoutent une intervention prolongée de la Cédéao. D’autre part, le seul pays susceptible de fournir réellement des troupes – le Nigéria – est très réservé sur cette perspective, car il a besoin de ces mêmes soldats pour faire face à son propre problème « salafiste » sur son sol, la secte Boko Haram.
La Mauritanie, qui a su mieux que les autres Etats d’Afrique occidentale contenir les groupes « salafistes », s’inquiète fortement des risques d’incursions armées sur son territoire, notamment dans le cas où la Cédéao déciderait d’une action militaire contre les « salafistes » au Mali. Quant à la Libye, où de nombreux groupes armés génèrent déjà de graves désordres, elle redoute avant tout que les populations touarègues du Sud du pays ne rejoignent la lutte pour un grand Azawad.
La France comme les Etats-Unis considèrent qu’il est urgent de chasser les « salafistes » du Nord du Mali. Mais les Etats-Unis, dont les capacités militaires sont déjà surexploitées, ne souhaitent pas envoyer de troupes. La France – ou plutôt le président François Hollande – a adopté une position plus énergique. Le pays est prêt, semble-t-il, à envoyer des soldats. Toutefois, la France étant l’ancienne puissance coloniale, la présence de troupes françaises au Mali pourraient engendrer une forte réaction nationaliste.
La France et les Etats-Unis sont par conséquent en train d’essayer de convaincre l’Algérie, qui partage une frontière avec le Nord du Mali et dispose d’une puissante armée, d’être aux avant-postes d’une opération militaire. Cette idée laisse les Algériens extrêmement dubitatifs. Car d’une part, le Sud algérien est un pays touarègue. Et d’autre part, le gouvernement algérien a le sentiment d’avoir jusqu’à présent contenu le danger « salafiste » et il redoute profondément qu’une intervention militaire au Mali ne remette en cause cet acquis.
Bref, tout le monde souhaite voir disparaître les groupes « salafistes », mais à condition que le « sale boulot » soit fait par d’autres – d’autant que, dans chacun de ces pays, des voix nombreuses s’opposent à toute forme d’action militaire, qui risquerait selon elles « d’afghaniser » la situation. Autrement dit, leur crainte est qu’une action militaire ait pour effet de renforcer les « salafistes » (et non pas de les affaiblir), en faisant affluer dans le Nord-Mali les partisans d’Al-Qaïda. L’Afghanistan est devenu le symbole de ce qu’il ne faut pas faire. En l’espèce, « ne rien faire » est synonyme de « paralysie géopolitique ».
Le Mali apparaît en définitive comme la victime du chaos géopolitique actuel. Le plus probable, c’est qu’il n’y aura pas d’intervention militaire. La seule question en suspens est de savoir si les populations du Nord-Mali, qui pratiquent le « soufisme » – un type d’islam très tolérant – et acceptent mal la situation présente, se dresseront ou non contre les « salafistes ».
* Commentaire n° 340, 1er novembre 2012 : http://www.medelu.org/Le-Mali-le-prochain-Afghanistan
Ces commentaires, bimensuels, sont des réflexions consacrées à l’analyse de la scène mondiale contemporaine vue dans une perspective de long terme et non de court terme.
* Immanuel Wallerstein est sociologue, chercheur à l’université de Yale.
* © Immanuel Wallerstein, distribué par Agence Global. Pour tous droits et autorisations, y compris de traduction et de mise en ligne sur des sites non commerciaux, contacter : rights@agenceglobal.com, 1.336.686.9002 ou 1.336.286.6606 begin_of_the_skype_highlighting GRATUIT 1.336.286.6606 end_of_the_skype_highlighting. Le téléchargement ou l’envoi électronique ou par courriel à des tiers sont autorisés pourvu que le texte reste intact et que la note relative au copyright soit conservée. Pour contacter l’auteur, écrire à : immanuel.wallerstein@yale.edu.