12 avril 2021La gauche allemande a une nouvelle direction mais pas de stratégie2021-04-12T08:38:18+00:00
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Les 26 et 27 février dernier, Die Linke a finalement tenu son Congrès tant attendu. Janine Wissler, étoile montante de l’aile gauche du parti, et Susanne Hennig-Wellsow, cheffe du parti en Thuringe – où Die Linke gouverne à la tête d’une coalition de centre-gauche – ont succédé à Bernd Riexinger et Katja Kipping, qui étaient de longue date coprésident·es du parti.
Le mandat de près de neuf ans de Riexinger et Kipping était, à l’origine, un mariage de convenance entre ce qui se présentait comme l’extrême-gauche du parti et un pan non négligeable de sa partie plus modérée. Il et elle ont chapeauté une forme de stabilisation au sein du parti, mais aussi son indéniable stagnation. Ni l’un·e ni l’autre ne s’est montré particulièrement charismatique ou habile aux yeux du public, et il et elle ont vu leur leadership contesté à plusieurs reprises dans les médias par l’ancienne co-présidente du groupe parlementaire Die Linke, Sahra Wagenknecht, qui a lancé une tentative malheureuse de formation populiste de gauche, Aufstehen, en 2018[1]. Les résultats de Die Linke dans les sondages oscillent entre 6 et 9 % depuis des années, et n’ont été affectés ni par ses propres faux pas ni par ceux de ses rivaux – ce qui a conduit l’hebdomadaire allemand Der Spiegel à se demander si le parti ne s’était pas « sclérosé ».
On comprend donc que l’élection de Wissler et Hennig-Wellsow soit saluée comme une chance de relancer le parti. Le congrès en ligne qui les a élus a été remarquablement calme par rapport aux congrès précédents, avec peu d’affrontements ouverts et un consensus général autour de l’idée selon laquelle, dans la perspective d’une série d’élections fédérales et régionales prévues pour la fin de l’année, l’heure doit être à l’unité et à la construction du parti. Mais en dépit de tous les hochements de tête lors du Congrès, le problème du type de parti qu’il s’agit de construire n’a été posé que de manière assez vague.
Passer le flambeau
L’ascension de Wissler et de Hennig-Wellsow, qui n’a rencontré aucune opposition, est le signe de la consolidation d’un nouveau centre du parti qui diffère considérablement des forces qui ont fusionné pour fonder Die Linke en 2004-2007. À cette époque, le Parti du socialisme démocratique (PDS, Partei des Demokratischen Sozialismus : Parti du Socialisme Démocratique) – qui avait succédé au parti au pouvoir en Allemagne de l’Est et constitué une sorte de groupe d’intérêt est-allemand après 1990 – n’avait pas réussi à franchir le seuil de 5 % pour entrer au Parlement fédéral et commençait à craindre pour sa survie. Entre-temps, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) au pouvoir, dirigé par Gerhard Schröder, avait mis sur la touche son aile gauche, incarnée par l’ancien ministre des finances Oskar Lafontaine, et commencé à mettre en œuvre une série de rudes réformes du marché du travail qui lui avait aliéné une grande partie de sa base, conduisant à une scission, sous la forme de l’Alternative électorale travail et justice sociale (WASG, Wahlalternative Arbeit und soziale Gerechtigkeit : Alternative Electorale Travail et Justice Sociale ) dirigée par Lafontaine et d’autres membres de l’aile gauche du SPD.
Le PDS ayant quitté le Parlement et le SPD semblant abandonner les politiques social-démocrates, un espace s’est ouvert pour une nouvelle force de gauche. Les deux partis (PDS et WASG) ont rapidement formé une alliance électorale en 2004, qui est devenue Die Linke en 2007. Principales composantes du parti à sa création, elles ont été rejointes par plusieurs groupes plus petits qui voyaient en Die Linke une opportunité de porter les idées de la gauche radicale auprès du grand public[2]. Bien qu’ils représentaient une minorité en termes numériques, leur relative jeunesse et la capacité de leurs membres à militer à plein temps leur ont permis, dès le début, de modeler le parti sur le terrain, alors que les générations fondatrices du PDS et du WASG ont souvent eu du mal à reproduire de nouvelles strates de cadres du parti.
Quinze ans plus tard, on peut dire que, parmi les composantes initiales de Die Linke, seul le PDS a pleinement atteint son objectif : Die Linke est maintenant sans aucun doute une force politique nationale, avec, pour la première fois dans son histoire, plus de membres provenant d’Allemagne de l’Ouest que d’Allemagne de l’Est. Mais cela s’est fait au détriment de l’identité et de la base sociale est-allemandes du parti. Die Linke perd rapidement du terrain dans les Länder de l’Est, à mesure que ses membres traditionnel·les disparaissent et que le parti perd son statut de foyer naturel des électeurs et électrices protestataires est-allemand·es au profit du parti populiste de droite Alternative für Deutschland (AfD : Alternative pour l’Allemagne). Bien que la direction du parti compte un nombre non négligeable d’Allemand·es de l’Est, la plupart d’entre elles et eux sont trop jeunes pour avoir passé une grande partie de leur vie en République démocratique allemande (RDA), et l’identité spécifiquement est-allemande joue peu de rôle dans leur activité politique.
Le WASG, par contre, a vu son objectif consistant à faire pression pour que le SPD revienne à ses positions politiques antérieures – ou bien même à le remplacer en tant que principal parti ouvrier – s’éloigner de plus en plus. Le soutien à Die Linke au sein des syndicats allemands, qui sont toujours parmi les plus forts d’Europe, n’est pas plus important qu’il ne l’était lors de sa fondation – il se pourrait même qu’il soit plus faible. Alors que le soutien au SPD s’est effondré dans le cœur industriel de l’Allemagne au cours de la dernière décennie et qu’il n’atteint aujourd’hui, selon les sondages que 15 % (20,5% aux élections fédérales de 2017), Die Linke n’a pratiquement pas profité de cette évolution.
On peut porter au crédit de Riexinger, le président sortant du parti – lui-même un permanent de longue date de Ver.di, le syndicat des travailleurs des services –, d’avoir parlé avec passion de la construction d’un « parti de connexion » unissant le mouvement ouvrier aux autres mouvements sociaux[3]. Et certes Die Linke a fait quelques percées parmi les travailleurs et travailleuses du secteur de la santé, mais dans l’ensemble, son message ne semble pas trouver d’écho auprès de la base social-démocrate traditionnelle, qui est devenue largement passive sur le plan politique ou, pire, a viré à droite. En conséquence, et sans doute en dépit des bonnes intentions de Die Linke, le parti est de plus en plus celui de jeunes citadin·es progressistes, avec une présence déclinante au sein de la force de travail industrielle ou dans les zones rurales.
Une métamorphose du parti ?
Avec le déclin du mouvement syndical et de la politique identitaire est-allemande, ces milieux de jeunes militant·es sont, à bien des égards, les gagnants de l’évolution de la composition interne du parti, une réalité incarnée par les nouvelles co-dirigeantes. Bien que leurs formations idéologiques divergent considérablement – Wissler était jusqu’à récemment membre du groupe trotskiste Marx21, tandis que Hennig-Wellsow a dirigé la section de Thuringe du parti tout au long de la période où il était au pouvoir – toutes deux ont commencé leur carrière politique en tant que militantes étudiantes au début des années 2000 et ont passé la majeure partie de leur vie adulte en tant que permanentes du parti et parlementaires.
Elles sont flanquées d’une direction du parti composée de plus en plus de jeunes cadres au profil semblable. Si les nouveaux/nouvelles dirigeant.es sont plus jeunes et en apparence plus divers·es qu’auparavant, iels sont aussi, majoritairement, des permanent·es qui ont commencé leur carrière comme militant·es sur les campus. Pour beaucoup d’entre elles et eux, le parti et ses organisations de jeunesse sont la seule arène politique qu’iels aient jamais connue. Comme l’a souligné le doyen du PDS André Brie en 2018, bien que Die Linke attire les jeunes, du fait de son faible nombre de membres actifs, les jeunes recrues gravissent souvent les échelons si rapidement qu’elles « savent comment fédérer des majorités lors d’un congrès du parti, mais ne comprennent plus les gens normaux. » L’esthétique propre à la sous-culture « branchée » que le parti a essayé de donner à son image publique ces dernières années, mais qui, à vrai dire, apparaît quelque peu forcée, est une bonne illustration de cette tendance.
Wagenknecht et ses partisan·es ont émis des doutes quant à l’orientation du parti vers les jeunes progressistes urbains, mais iels ont eu tendance à analyser cette évolution comme le résultat d’une décision consciente de la direction sortante de devenir un parti de ce qu’iels appellent par dérision la « gauche latte macchiato » – les dépeignant comme des citadin·es des classes moyennes plus préoccupé.es par une diversité pour la forme et l’utilisation des bons pronoms que par la redistribution des richesses. Bien que Kipping, en particulier, ait cherché à positionner le parti comme le « principal lieu pour les jeunes qui veulent changer le monde », il n’est pas certain que cela explique les difficultés du parti dans ses viviers traditionnels. Tous les partis politiques, en fin de compte, ont besoin de membres jeunes et enthousiastes pour mener à bien les campagnes et, d’une manière générale, pour les faire vivre.
Quel que soit le noyau de vérité de leurs analyses, le groupe de Wagenknecht ne parvient pas à rendre compte de la complexité de la situation. Il s’appuie sur des stéréotypes de ce que serait et voudrait « la classe ouvrière » (un peu plus d’ordre public, un peu moins de féminisme) et, surtout, il fait fi du contexte historique plus large au profit d’explications simplistes. Il confond finalement cause et effet, en imputant à une direction plutôt faible la responsabilité de transformations fondamentales qui dépassent la sphère d’influence d’un parti, et encore plus celle d’un parti qui, dans ses bons jours, obtient à peine 10% des voix.
La réorientation vers les classes moyennes urbaines n’est pas un trait distinctif de Die Linke et n’a pas commencé sous la direction de Kipping et Riexinger. Le processus de détachement de la gauche de sa base ouvrière historique dure depuis des décennies. Il s’explique moins par des préférences esthétiques changeantes ou des changements politiques au sommet que par le déclin relatif de l’industrie manufacturière et l’essor concomitant des industries de services et de l’emploi des cols blancs. Ces évolutions ont accéléré la fragmentation des milieux ouvriers commencée après la Seconde Guerre mondiale, érodant les communautés qui constituaient autrefois le socle de la gauche. Lorsque le SPD a entrepris un tournant néolibéral à la fin des années 1990, ce processus était déjà largement avancé.
Dans les faits, l’érosion de la classe ouvrière organisée a pour conséquence que les classes moyennes et supérieures dominent de plus en plus l’arène politique. Pour la plupart des forces politiques cela a toujours été historiquement le cas. Mais, dans une large mesure, ce n’était pas vrai pour la gauche qui avait réussi à faire prendre conscience de leurs intérêts de classe à des millions de travailleurs et travailleuses et à les organiser en un bloc puissant, capable de faire valoir ses intérêts par des grèves, des campagnes électorales et même parfois des révolutions. C’était particulièrement vrai en Allemagne, du moins jusqu’en 1933.
Pourtant, des nouveaux partis de gauche européens comme Die Linke au parti travailliste sous la houlette de Corbyn, les tentatives récentes pour redynamiser le mouvement socialiste ont en grande partie émané de jeunes militant·es bien intentionné·es recruté·es majoritairement dans la classe moyenne éduquée. C’est encore plus vrai en 2021 qu’auparavant. Les ouvrièr·es n’ont jamais constitué un grand contingent des membres actifs/ives du parti et encore moins aujourd’hui. Les membres de Die Linke ont donc du mal à parler leur langue, tout simplement car ce n’est pas la leur.
Dans les partis ouvriers historiques, les jeunes intellectuel·les de gauche étaient organiquement liés à une base prolétarienne, ce qui forgeait leur éducation politique. Ce n’est, naturellement, plus le cas. Pour une large partie de la jeune génération du parti, les travailleurs et travailleuses apparaissent, dans leur imaginaire politique, comme un groupe opprimé parmi d’autres qu’ils cherchent à représenter. De temps à autre, une proclamation abstraite du pouvoir des travailleurs et travailleuses peut surgir dans leur discours, mais dans la pratique, la classe ouvrière ne joue pas un rôle subjectif particulièrement important. Et comment le pourrait-elle ? Iels ne connaissent les mouvements ouvriers socialistes que par les livres d’histoire, voire pas du tout.
Le problème n’est pas la « politique de l’identité »
Plutôt que l’épouvantail de la « politique de l’identité » [identity politics], un terme mal défini et généralement utilisé comme une insulte, ce qui semble entraver Die Linke ainsi que d’autres nouvelles formations de gauche, c’est une politique que l’on pourrait définir comme « identitaire » [idenditarian] : une politique qui émane non des intérêts économiques objectifs d’un groupe mais plutôt d’un ensemble de convictions morales. Entendue de cette manière, la politique devient moins une question d’élaboration d’une stratégie pour gagner une majorité et plus une question de transmission des bons principes éthiques et d’affichage des bonnes sensibilités esthétiques, une tendance récemment critiquée par le député sortant de Die Linke, Fabio de Masi.
Cet habitus politique permet également de comprendre pourquoi le message central qui semblait émaner du congrès de la semaine dernière n’était pas un positionnement politique particulier ou le programme électoral de Die Linke, mais plutôt la « diversité » de sa nouvelle direction et le caractère inattaquable de ses références pro-LGBTQ, féministes et antiracistes. Il est certain qu’un parti socialiste devrait être tout cela, et il serait réducteur de suggérer que ces revendications rebutent intrinsèquement les électeurs et électrices de la classe ouvrière qui ne se soucieraient que des salaires et de la couverture médicale. Toutefois, on peut se demander si ce genre de message trouve de l’écho au-delà des cercles de partisan·es immédiats de Die Linke, et s’il donne à la population une raison de voter pour lui.
Ce ravalement de l’image de Die Linke peine souvent à faire la distinction entre les principes moraux et les priorités stratégiques, favorisant une approche qui dit en substance que toutes les questions sont d’égale importance ; la tâche d’un parti socialiste moderne serait de fonctionner comme un « mouvement de mouvements » ou, comme le parti se décrit lui-même, un « parti en mouvement ». Mais qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Quels leviers stratégiques peut-il identifier et renforcer dans l’espoir de prendre un jour le pouvoir et de transformer la société ?
Sur ce point, Die Linke a choisi de diluer sa réponse, qui consiste en de vagues formulations sur des campagnes à mener en faveur d’un changement progressiste à la fois « dans la rue et au parlement », d’un « soutien sur le même plan aux ‘Vendredis pour le futur’ [manifestations sur le climat], à Black Lives Matter et aux syndicats », et d’une nébuleuse focalisation sur « les tâches d’organisation [organizing][4] ». Plutôt que d’invoquer explicitement la classe ouvrière, le parti parle d’une « société du plus grand nombre », une formulation directement tirée du répertoire de Corbyn (désormais abandonné par le parti travailliste) qui semble encore moins inspirante en allemand qu’en anglais.
Si les six dernières années nous ont appris quelque chose, c’est que cette approche est terriblement insuffisante pour faire face aux pressions politiques et économiques considérables auxquelles les socialistes sont confrontés chaque fois qu’ils sont à deux doigts de remporter une élection nationale – ce qui, étant donné les sombres perspectives d’une poussée révolutionnaire dans un avenir proche, est la seule façon pour Die Linke d’espérer de façon réaliste contribuer à un réel changement.
Le parti de gauche grec Syriza, assez similaire à Die Linke dans sa composition, a appris cette leçon à ses dépens en 2015 après avoir pris le pouvoir sur une vague de rejet de l’austérité et de ressentiment populaire envers les créanciers européens du pays. Après avoir pris le pouvoir, Syriza s’est retrouvé incapable de faire plus que d’appeler ses soutiens à rejoindre des manifestations. Le parti s’est révélé sans défense face au chantage institutionnel de l’UE et a rapidement capitulé sur tous les fronts. Syriza est toujours la deuxième force politique de la Grèce, mais le « parti des mouvements » est désormais plus proche du parti social-démocrate néolibéral [le PASOK] qu’il a remplacé, tandis que les mouvements tant loués qui l’ont porté au pouvoir ne se sont toujours pas remis de la défaite.
Jeremy Corbyn n’a jamais eu la chance de voir ce qu’était le pouvoir politique, mais il est probable qu’il aurait été confronté à une situation similaire. Bien qu’il ait bénéficié d’un réel soutien de la part des syndicats, sa campagne a été alimentée principalement par des partisans jeunes et enthousiastes, dont beaucoup ont fait leurs classes dans le mouvement étudiant de 2010. Leurs intentions étaient sans doute nobles, mais leur manque d’enracinement dans la société britannique ou dans les institutions du mouvement ouvrier a fait que, dès la défaite électorale de Corbyn [aux élections de décembre 2019], une grande partie de la vague radicale a reflué. Ce n’était plus qu’une question de mois avant que la déroute de la gauche travailliste ne soit complète, laissant dans son sillage démoralisation et désarroi.
Les vagues formulations stratégiques émanant du congrès de Die Linke sont conçues pour éviter les prises de bec publiques, et, de ce fait, probablement inévitables dans une année électorale[5]. Mais elles témoignent également d’un malaise stratégique plus profond qui affecte l’ensemble de la gauche, laquelle semble incapable d’aller au-delà des manifestations de protestation et d’une occasionnelle victoire électorale surprise. Il n’y a pas de réponses faciles ni de raccourcis pour construire une majorité socialiste en Allemagne (ou ailleurs), mais le fait que ce qui est sans doute le parti socialiste le plus important d’Europe semble répéter des formules (supposément) magiques en matière de stratégie qui ont déjà échoué ailleurs n’est guère rassurant.
Se battre pour la classe ouvrière
Que réserve donc l’avenir à Die Linke ? Etant donné que les prévisions pour les trois partis de gauche et de centre-gauche réunis ne dépassent que légèrement les 40 % des intentions de vote, les chances pour que le parti entre au gouvernement à l’automne semblent faibles. En réalité, Die Linke serait le parti le plus faible de toute coalition et serait probablement obligé de faire des compromis sur la plus grande partie de son programme. En supposant que le parti obtienne suffisamment de voix pour se maintenir au Parlement fédéral[6], il devra réfléchir sérieusement à la manière dont il peut se réinventer en tant qu’opposition efficace et reconquérir l’imaginaire du public, comme il l’avait fait brièvement en 2009, obtenant ainsi le meilleur résultat de son histoire [11,9%].
Pour ce faire, il ne suffit pas de faire davantage de porte-à-porte ou d’organiser davantage de manifestations, comme semble le croire une aile du parti. L’organisation et le militantisme sont des éléments valables et nécessaires d’une stratégie socialiste, mais les organisateurs·rices et les militant·es ne constituent pas à eux·lles seul·es une base sociale suffisante pour construire un mouvement de masse. La plupart des gens ne sont pas nécessairement intéressés par le « militantisme » et ne veulent pas être « organisés ». Un parti socialiste doit l’accepter jusqu’à un certain point et réfléchir à la manière de les toucher malgré cela. En fin de compte, la plupart évaluent un parti non pas en fonction des cases idéologiques qu’il s’agit de cocher, mais en fonction de sa valeur d’usage pratique.
Die Linke ne pourra être à la hauteur de sa mission à long terme que s’il parvient à devenir un parti ouvrier de masse, profondément enraciné dans un mouvement ouvrier encore puissant en Allemagne. Cela lui permettra de mobiliser le type de soutien nécessaire pour s’attaquer aux puissants intérêts capitalistes. Une telle perspective implique de faire campagne autour de questions universelles telles que le logement, le transport et les salaires qui creusent le clivage qui sépare Die Linke des partis établis, tout en démontrant sa capacité à obtenir des améliorations concrètes pour les travailleurs·ses lorsque cela est possible, comme le plafonnement des loyers à Berlin. Cela signifie également déployer le type de rhétorique agressive mais sérieuse dans laquelle Sarah Wagenknecht et Fabio De Masi excellent depuis des années. Le fait qu’ils soient en désaccord avec leur parti est pour le moins regrettable, étant donné que de nombreux dirigeants de Die Linke pourraient apprendre quelque chose d’eux en matière de discours de conviction.
Toutefois, cela ne signifie pas, comme le prétendent certains critiques, que le parti doit ignorer des questions telles que le sexisme, le racisme et d’autres formes d’oppression afin d’être perçu comme un « parti ouvrier ». Les partis ouvriers historiques ont toujours été des organisations qui se sont battues pour les droits des femmes et des minorités, jouant souvent un rôle de pionnier dans ces luttes. Mais contrairement aux partis de gauche d’aujourd’hui, ils pouvaient affirmer de façon crédible que la seule voie vers l’émancipation universelle était de lutter pour une société socialiste, et que la voie vers le socialisme passait nécessairement par la construction d’un mouvement ouvrier fort dirigé par un parti socialiste fort.
Un tel mouvement ou parti n’existe pas aujourd’hui – mais il n’existait pas davantage lorsque le mouvement socialiste a été fondé. Il doit être créé. La bonne nouvelle est qu’il y a peu de pays qui offrent de meilleures conditions pour le faire que l’Allemagne, avec ses syndicats forts et un État social robuste qu’il s’agit de défendre et à partir duquel il est possible de reconstruire. La question de savoir si Die Linke a le potentiel pour devenir un tel parti de masse reste ouverte. Mais en tant que seule organisation socialiste digne de ce nom en Allemagne, nous ne pouvons que l’espérer.
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Cet article a été publié dans Jacobin, le 14 mars 2021.
Loren Balhorn est le fondateur et rédacteur en chef de l’édition allemande de Jacobin.
Traduction : Vanessa Caru, Alexis Cukier, Stathis Kouvelakis. Les notes en bas de page sont des traducteurs.
Notes
[1] Sur cette tentative cf. Thomas Schnee, « Aufstehen, le mouvement qui veut ranimer la gauche allemande », Mediapart, 4 septembre 2018, mediapart.fr/journal/international/040918/aufstehen-le-mouvement-qui-veut-ranimer-la-gauche-allemande ?onglet=full ; ainsi que l’analyse de Eckhard Jesse, « Aufstehen prend modèle sur la France insoumise », Le Monde, 22 septembre 2018, lemonde.fr/idees/article/2018/09/22/aufstehen-prend-modele-sur-la-france-insoumise_5358614_3232.html
[2] Sur ce processus cf. Oliver Nachtwey, « La crise de la représentation de classe en Allemagne et Die Linke », Contretemps, n° 2, mai 2009, disponible sur contretemps.eu/wp-content/uploads/La-crise-de-la-repre%E2%95%A0%C3%BCsentation-de-classe-en-Allemagne-et-Die-Linke-Oliver-Nachtwey.pdf
[3] Cf. Bernd Riexinger, « The Connective Party », Jacobin, 5 août 2017, jacobinmag.com/2017/08/die-linke-social-democratic-party-spd-trade-unions-germany.
[4] C’est le terme – et la notion – étatsuniens d’organizing qui est utilisé dans les documents de Die Linke. Cf. la video de popularisation disponible sur la page d’accueil du site du parti : youtube.com/watch ?v=bfIVVuFaQWs
[5] Les élections fédérales sont prévues pour septembre prochain.
[6] Le seuil d’entrée d’une formation au parlement fédéral est de 5% ; en 2017 Die Linke a obtenu 9,2%, les sondages lui accordent actuellement entre 6 et 7%.
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